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Pourquoi la décentralisation pourrait être la clé pour sauver le monde arabe

À moins que des mécanismes durables pour la décentralisation du pouvoir soient développés, l’alternative qui se profile est davantage de chaos et de fragmentation

La malédiction du monde arabe moderne est sa tendance à la centralisation du pouvoir.

Que ce soit dans les mains d’un seul parti, d’une seule famille, d’une seule secte religieuse ou d’un seul groupe ethnique, la monopolisation du pouvoir et la suppression du pluralisme se sont substitués à la création d’institutions politiques stables dans la gestion de la diversité et la médiation des différences.

Face à la désintégration de l’État central en Libye, en Syrie et en Irak, et au chaos qui s’ensuit dans la région, beaucoup sont tentés de prétendre qu’un État central fort est plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Si on suit cet argument, des sociétés aussi complexes que celles-ci ne peuvent trouver la stabilité que si celle-ci est imposée avec une poigne de fer.

Mais n’est-ce pas précisément ce qui nous a amenés là en premier lieu ? Derrière la façade d’un État fort et de l’unité nationale se trouve un mélange de griefs latents et de divisions politiques, sociales, économiques, ethniques, régionales et religieuses non réglées.

Loin de gérer ces différences, l’État central fort les a habilement manipulées et les a entraînées dans un jeu de pouvoir pour maintenir sa propre domination, poursuivant ainsi les politiques coloniales. Dans ce processus, il a couvert ces étiquettes identitaires d’une importance politique qui se révélera explosive.

Le Printemps arabe n’a pas créé les divisions sectaires – il a simplement percé l’écran de fumée de l’unité nationale pour révéler ce qui est au cœur de ces régimes : le règne de la minorité, soutenue par la force et les hiérarchies sociales ou territoriales.

Prenons l’exemple de la révolution libyenne, il s’agissait autant d’aspirations à l’autonomie régionale qu’aux libertés politiques, en particulier pour ceux dans les régions de l’Est qui ont souffert de la médiocrité des infrastructures et de la négligence en dépit de leur grande richesse pétrolière. À Benghazi, deuxième ville du pays, une grande partie de la population vivait dans la pauvreté, sans eau courante propre et avec une seule usine de traitement des eaux usées construite il y a plus de 40 ans – dans un pays disposant des neuvièmes plus grandes réserves de pétrole au monde.

Le soulèvement libyen était « une révolution des régions et des zones rurales contre une autorité centrale, une autorité perçue depuis cinquante ans comme étant abusive et arbitraire ». Les prémisses du modèle d’État fédéral mis en place après l’indépendance en 1951 ont été balayés par le coup d’État de Kadhafi en 1969.

En Tunisie, la révolution est aussi une histoire d’inégalités régionales profondes. Ce n’est pas un hasard si la révolution a éclaté dans les profondeurs de l’une des régions les plus marginalisées, Sidi Bouzid, et s’est d’abord étendue à Kasserine. Ces régions ont été négligées pendant des décennies par l’État central et ont été traitées comme de simples sites d’extraction de matières premières – phosphates, pétrole, cultures agricoles – au salaire minimum et sans valeur ajoutée pour leurs habitants.

Alors que la Tunisie a été saluée comme un miracle économique, avec une croissance du PIB par habitant de 3,4 % en moyenne entre 1990 et 2000 (ce qui en fait le deuxième pays avec la plus forte croissance dans la région Moyen-Orient Afrique du Nord), cette même période a vu la pauvreté relative monter en flèche, passant de 30,3 % en 1990 à 49,3 % en 2000 à Kasserine et de 39,8 % à 45,7 % à Sidi Bouzid sur la même période.

C’est cette centralisation du pouvoir et les énormes inégalités qu’elle a produites qui ont déclenché le printemps arabe. Paradoxalement, ce sont les bastions du nationalisme arabe – la Libye, la Syrie et l’Irak – qui ont vu l’unité nationale se désintégrer de la manière la plus spectaculaire. Autrefois en mesure d’imposer leur contrôle depuis le centre, ils sont pris entre l’effondrement soudain de leurs modes habituels de gestion des différences – la répression et la cooptation – et une incapacité à passer à un nouveau mode – le partage du pouvoir.

Dans le cas de la Tunisie, la centralisation a été une double malédiction – non seulement le pouvoir était centralisé sur le plan politique, mais aussi sur le plan géographique, sur la côte du pays. Le dernier des budgets de Ben Ali en 2011 allouait 82 % des dépenses publiques aux 11 régions côtières alors qu’un petit 18 % allait aux 13 régions de l’intérieur du pays.

Alors que plus de 83 % des entreprises industrielles sont situées sur la côte, les régions intérieures souffrent d’un manque flagrant d’infrastructures : 99,9 % des foyers de Tunis sont alimentés en eau potable, contre seulement 62 % dans la région de Kasserine (centre-ouest) et 50 % à Sidi Bouzid. Alors qu’il y a à Tunis un médecin pour 468 personnes, ce chiffre passe de manière vertigineuse à 2 149 personnes dans la région du centre-ouest, selon le recensement national de 2014.

Un rapport récent du Lebanese Center for Policy Studies a révélé que les États de la région arabe sont les plus centralisés de toutes les régions du monde. Alors que la plupart des pays à travers le monde ont choisi de décentraliser les pouvoirs aux administrations locales et régionales, la grande majorité des pays arabes ont résolument conservé les pouvoirs et les ressources au plus haut niveau.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes – entre 1990 et 2006, les dépenses des collectivités locales dans les pays de l’OCDE représentaient en moyenne environ 41 % des dépenses du gouvernement central (20 % du PIB) et environ 23 % en Amérique latine. Dans le monde arabe, les dépenses du gouvernement local ne sont que d’environ 5 % du PIB en moyenne.

À cet égard, la Tunisie ouvre la voie. La nouvelle constitution adoptée en 2014 consacre un chapitre entier aux autorités locales et accorde aux gouvernements régionaux et locaux une totale indépendance administrative, politique et financière et des pouvoirs de décision réels. Le projet de loi sur les autorités locales qui sera examiné par le Parlement dans les prochains mois initie un processus de renégociation des pouvoirs territoriaux et de redéfinition des relations de pouvoir entre le centre et la périphérie.

Les manifestations qui ont éclaté à Kasserine le mois dernier montrent que cette renégociation est absolument nécessaire. Il est clair que le modèle profondément asymétrique et hyper-centralisé ne fonctionne plus mais qu’il persiste car il sert les intérêts d’une élite économique, politique et administrative qui bénéficie de ce maintien d’une concentration du pouvoir.

En créant de nouveaux organes régionaux et locaux élus avec un mandat populaire pour promouvoir les intérêts de leur région et devant rendre des comptes directement aux habitants, un contrepoids peut émerger pour remettre en cause le système existant d’inégalités régionales ainsi que les politiques et les structures de pouvoir qui le soutiennent.

La Tunisie a déjà réussi la première phase de sa transition à travers sa capacité à construire des mécanismes politiques pour le partage du pouvoir et la volonté de faire des concessions entre les acteurs politiques et les groupes sociaux. La décentralisation en est une extension à un niveau territorial et pourrait marquer une révolution dans le système d’administration de la Tunisie et dans toute la région arabe, en montrant une étape supplémentaire dans la façon de résoudre le malaise de l’État arabe centralisé.

Où cela mène-t-il les majorités réprimées du monde arabe, ses minorités persécutées et ses régions négligées ?

Les tensions régionales continuent à couver, de la Tunisie et la Libye, au Yémen et à l’Irak. Le processus de décentralisation tunisien pourrait lancer un débat plus que nécessaire dans la région sur la décentralisation et le régionalisme, toujours considérés comme des concepts dangereux qui portent atteinte à l’unité nationale et arabe à travers une plus grande fragmentation.

En fait, la décentralisation du pouvoir est déjà en train de se produire dans toute la région, mais dans un processus chaotique incontrôlé de concurrence entre les groupes politiques, tandis que l’efficacité de la coercition pure qui élimine les différences se décompose.

Plutôt que de retarder l’inévitable, les États arabes feraient mieux de poursuivre un processus contrôlé de décentralisation qui pourrait asseoir la présence, l’autorité et la légitimité de l’État, et de renforcer sa capacité à assurer ses responsabilités au niveau local. À moins que des mécanismes durables pour la décentralisation du pouvoir soient développés, l’alternative qui se profile est davantage de chaos et de fragmentation.

 

Intissar Kherigi est un chercheuse tuniso-britannique et doctorante à Sciences Po Paris en sociologie politique comparative. Elle est titulaire d’une licence en droit du Kings College (université de Cambridge) et d’un master en droits de l’homme de la London School of Economics. Elle est avocate et a travaillé à la Chambre des Lords, aux Nations unies et au Parlement européen.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le portrait du manifestant tunisien Mohamed Bouazizi est suspendu sur un mur dans la ville de Sidi Bouzid le 17 décembre 2013, à l’occasion du 3e anniversaire du début de la révolution, le premier des soulèvements du Printemps arabe, déclenché par l’auto-immolation de Bouazizi, un vendeur de légumes las de la pauvreté et des atrocités commises par la police (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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