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Pourquoi le Canada n’aurait pas dû offrir un traitement de faveur à Rahaf al-Qunun

D’autres options auraient pu être envisagées pour assurer sa sécurité sans créer d’injustice vis-à-vis des autres demandeurs d’asile et susciter de faux espoirs

Je critique les violations des droits de l’homme en Arabie saoudite ; toutefois, je pense que le Canada a mal agi en accordant l’asile via une procédure accélérée à Rahaf Mohammed al-Qunun.  

L’adolescente saoudienne a fait exactement ce que toute personne fuyant des abus supposés et une mort éventuelle aurait fait. Elle a captivé le monde sur les réseaux sociaux en se barricadant dans une chambre d’hôtel à l’aéroport de Bangkok. En une journée, elle a accumulé des dizaines de milliers d’abonnés sur Twitter avec le hashtag #SaveRahaf.

Suite à l’attention internationale que cela a suscité, sa demande a été acceptée à juste titre par le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Les tweets et vidéos de Rahaf al-Qunun ont attiré l’attention du monde entier sur sa situation (AFP/Twitter/Rahaf al-Qunun)

Ayant dénoncé les violations des droits de l’homme en Arabie saoudite, je sympathise avec al-Qunun et comprends sa peur. Je suis heureux qu’elle ait pu se rendre au Canada en toute sécurité et je lui souhaite bonne chance.

Pourtant, il existe au moins cinq raisons pour lesquelles le Canada a pris la mauvaise décision en l’accueillant comme si elle était une invitée d’État. En effet, son arrivée à l’aéroport de Toronto avec son sweatshirt à capuche portant l’inscription « Canada », dans les bras accueillants de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland, était pour le moins gênante, bien qu’il s’agisse d’une magnifique séance photo pré-électorale.

Resquille

Premièrement, les libéraux au pouvoir ont sapé les lois et procédures canadiennes en matière de réfugiés en lui permettant effectivement de « resquiller ». Bien sûr, il n’existe techniquement pas de file d’attente de réfugiés, mais allez dire ça aux 25 millions de réfugiés recensés par l’ONU. Environ 1,4 million d’entre eux ont été identifiés pour une réinstallation en 2019, alors que seules 80 000 places sont disponibles parmi les pays prêts à les accepter. 

Chaque année, les cas d’une centaine de personnes environ sont traités de manière accélérée dans le cadre du Programme de protection urgente du Canada ; un candidat doit satisfaire à certains critères relatifs à un danger ou une menace imminent. Dans le cas de Rahaf al-Qunun, le HCR était intervenu et elle n’allait pas être renvoyée vers ses bourreaux présumés.

Selon un principe généralement accepté, un réfugié devrait s’installer dans le premier « pays sûr » où il arrive. Son premier choix était le Canada, mais le premier pays où elle est arrivée était la Thaïlande. Si elle préférait le Canada, elle aurait pu passer plus tard par les canaux habituels. 

Il est facile de voir pourquoi d’autres demandeurs – sans doute même plus méritants – pourraient à juste titre se sentir floués et en colère

Deuxièmement, Rahaf al-Qunun a efficacement sollicité les politiciens par le biais des réseaux sociaux et a contourné les canaux d’immigration établis. Ses tweets l’ont amenée à une étape à laquelle des millions d’autres, notamment des gens beaucoup trop nombreux susceptibles d’être exposés à un danger encore plus imminent, ne peuvent même pas rêver.

Une fois que l’ONU a désigné un individu comme un réfugié, celui-ci doit faire l’objet d’un examen par un agent des frontières canadiennes, un agent de la Gendarmerie royale du Canada ou un agent de l’immigration, selon le lieu où l’individu a déposé sa demande. L’agent décide alors si le demandeur est admissible à demander le statut de réfugié au Canada. 

Dans le cas d’al-Qunun, elle a tweeté, attiré l’attention des médias et, au fond, le gouvernement canadien l’a recrutée. Bien sûr, elle doit encore justifier son cas, mais il est facile de voir pourquoi d’autres demandeurs – sans doute même plus méritants – pourraient à juste titre se sentir floués et en colère.

Une erreur diplomatique

J’ai précédemment soutenu qu’Asia Bibi, la Pakistanaise chrétienne menacée et prise pour cible pour avoir soi-disant commis un blasphème, aurait dû obtenir l’asile au Canada. À première vue, son cas est beaucoup plus solide. Elle a continué d’être traquée même après son acquittement par la Cour suprême du Pakistan. Des manifestants ont protesté contre le pays pendant des semaines jusqu’à ce que l’État cède et accepte de réexaminer son dossier.  

En revanche, al-Qunun dénonce des abus et des violences potentielles, qui seraient techniquement des crimes au regard de la loi de l’État saoudien. De plus, les abus, aussi déplorables soient-ils, ne constituent pas un motif pour revendiquer le statut de réfugié. Si c’était le cas, des millions de personnes dans le monde entier pourraient demander l’asile.

En ce qui concerne son affirmation selon laquelle elle risquerait la peine de mort pour avoir renoncé à l’islam, cela est bien sûr inacceptable et problématique car la loi de l’État saoudien est contraire aux normes internationales en matière de droits de l’homme. Le HCR et la Thaïlande lui ont probablement octroyé le statut de réfugié sur cette base, mais les problèmes de procédure liés à la manière dont son dossier a été traité sont toujours d’actualité. 

Rahaf Mohammed al Qunun photographiée en compagnie de la ministre des Affaires étrangères du Canada, Chrystia Freeland, à l’aéroport international Pearson de Toronto, le 12 janvier (AFP)

Troisièmement, cette action des libéraux était une erreur diplomatique. La diplomatie a pour objectif d’influencer le comportement d’autres pays et de défendre les intérêts de la nation. Le fait d’accueillir al-Qunun à Ottawa n’améliorera pas la situation des droits de l’homme ni les droits des femmes en Arabie saoudite. 

Le fait d’accueillir al-Qunun à Ottawa n’améliorera pas la situation des droits de l’homme ni les droits des femmes en Arabie saoudite

Il est également difficile de savoir quel intérêt canadien cette décision a fait avancer. Comme l’a expliqué à la presse Dennis Horak, ambassadeur du Canada récemment expulsé de Riyad, l’affaire pourrait donner lieu à une discussion sur les lois saoudiennes controversées sur la tutelle, qui exigent que toutes les femmes soient traitées comme des mineures sous la houlette d’un parent de sexe masculin, ou, au contraire, « susciter une réaction brutale qui verrait les familles resserrer encore davantage les restrictions imposées à leurs filles ».

En outre, les 20 000 Canadiens d’origine saoudienne expatriés dans le royaume pourraient rencontrer des difficultés en termes d’emploi, de renouvellement de visa, etc.

De faux espoirs

Commentant le tweet de Chrystia Freeland réprimandant l’Arabie saoudite sur une question de droits de l’homme, un autre ancien ambassadeur du Canada à Riyad, David Chatterson, a écrit que l’approche du Canada à l’égard de l’Arabie saoudite reflétait « la politisation de notre politique étrangère », citant la tendance du gouvernement à se concentrer « sur la façon dont nos actions ou inactions pourraient offrir à leur parti un avantage politique ou électoral ».

Quatrièmement, la décision d’Ottawa suscite de faux espoirs. Le Canada acceptera-t-il tous ceux qui réussissent à placer leur situation sous les projecteurs via les réseaux sociaux ? En pratique, cela serait impossible. Les déclarations ronflantes ont des conséquences.  

En fait, à la suite des restrictions imposées par les États-Unis sur les immigrants et les réfugiés, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a tweeté en janvier 2017 : « À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, les Canadiens vous accueilleront, quelle que soit votre foi. La diversité est notre force #Bienvenue au Canada. »

À LIRE ► Pourquoi les femmes fuient l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane

Des milliers de personnes l’ont pris comme une invitation à rejoindre le Canada depuis les États-Unis, beaucoup avec de faux espoirs dans la mesure où, provenant d’un « pays tiers sûr », ils pouvaient voir leur demande rejetée.

Cinquièmement, l’action du Canada est également imprudente dans le sens où elle peut encourager d’autres à essayer de suivre les traces de Rafah al-Qunun ; ce qui est déjà le cas selon certains articles.

Phil Robertson, directeur adjoint de la division Asie à Human Rights Watch, a écrit dans le Globe and Mail : « La déclaration médiatisée de Rahaf selon laquelle elle renonçait à l’islam, combinée au fait qu’elle a montré son visage sur Twitter et demandé de l’aide, signifiait qu’elle devait faire face à de terribles conséquences de la part de sa famille et à de possibles poursuites pour apostasie – passible de la peine de mort – par le gouvernement saoudien. »

Quand on veut, on peut

Qu’advient-il de ceux qui s’exposent – renonçant à leur foi ou sortant du placard sur une question sensible – sur les réseaux sociaux et qui ne sont ensuite pas sauvés par Chrystia Freeland et Justin Trudeau ?

Qu’advient-il de ceux qui s’exposent – renonçant à leur foi ou sortant du placard sur une question sensible – sur les réseaux sociaux et qui ne sont ensuite pas sauvés par Chrystia Freeland et Justin Trudeau ?

De fait, même le calvaire d’al-Qunun est loin d’être terminé. Étant donné les menaces de mort proférées à son encontre, elle a besoin d’une protection 24 h/24, 7 j/7. Qui en sera responsable et qui la paiera ? Bien sûr, elle doit être protégée, mais le Canada le fera-t-il pour d’autres réfugiés ?

Quand on veut, on peut. De même que le Canada et les Nations unies ont réussi à prendre une décision commune, d’autres solutions auraient pu être envisagées pour assurer sa sécurité sans porter atteinte à la loi et aux procédures d’immigration canadiennes et créer un dangereux précédent.

- Faisal Kutty est conseiller juridique au cabinet KSM Law, professeur associé à l’Université de Droit de Valparaiso, dans l’Indiana (États-Unis), et professeur adjoint à la Osgoode Hall Law School de l’Université York à Toronto (Canada). Il a été consultant en culture et pratique islamiques pour la série primée de la chaîne CBC, « The Little Mosque on the Prairie ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @faisalkutty

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Rahaf Mohammed al-Qunun lors d’une conférence de presse à Toronto, le 15 janvier (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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