Pourquoi les Tunisiens se mobilisent contre le racisme
« Est considérée comme discrimination raciale tous actes de séparation, ségrégation, restriction ou de favorisation basés sur la race, la couleur, la filiation ou toutes autres sortes de discriminations raciales selon les conventions internationales ratifiées par l’État ». Ce sont en ces termes inédits pour le monde arabe qu’a été formulé le projet de loi transféré le 17 janvier 2018 par le conseil des ministres devant le parlement tunisien.
L’accélération récente du processus « a surpris tout le monde », note Omar Fassatoui du Haut-Commissariat des droits de l’homme (HCDH) à Middle East Eye. Ce projet de loi avait été déclaré comme une priorité à l’agenda du premier ministre Youssef Chahed et de son ministre des Droits de l’homme, Mehdi ben Gharbia, le lundi 26 décembre 2016, à l'occasion de la Journée nationale contre la discrimination raciale.
Cette célébration avait largement mobilisé le public et les politiques, notamment parce qu’elle intervenait le lendemain de l'agression de trois Congolais en plein centre-ville de Tunis.
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La libération de la parole permise par la révolution tunisienne n’a pas laissé de côté la question raciale. Depuis 2011, les témoignages de racisme affluent sur la scène publique : dans la presse, sur les réseaux sociaux et jusque sur les plateaux télé à heure de grande écoute, des victimes de racisme racontent leur calvaire.
Car le racisme touche les Tunisiens noirs comme les résidents subsahariens.
Les militants antiracistes décrivent plusieurs expressions de ce phénomène : appellations péjoratives à leur égard (« négro », « servant », etc.), faible présence des citoyens noirs dans diverses sphères de la société (médias, politique, etc.), possibilités d’obstacles pour contracter un mariage mixte entre une personne noire de peau et une blanche, et, plus insidieux encore, un auto-renfermement des populations tunisiennes noires ayant « intégré » le complexe de la couleur de peau, pouvant aller jusqu’à censurer sa propre participation citoyenne et politique à la vie du pays.
Mais la question raciale va au-delà de la couleur de peau. Elle découle d’une distinction régionale et sociale, celle d’une survalorisation des régions côtières du nord (plus industrialisées et développées) au détriment des régions plus marginalisées du centre et du sud : « venir du sud » apparaît alors comme une origine péjorative, un stigmate repérable aux noms, à l’accent voire au faciès. L’ancien président de la République Moncef Marzouki (2011-2014), originaire du Sud, avait lui-même été renvoyé, par certains de ses opposants, à sa teinte de peau « bronzée » (asmar), pour justifier du fait, selon eux, qu’il n’avait pas la carrure d’un président.
De plus, l’imaginaire national attribue aux Noirs une origine géographique située dans les régions sud du pays, puisque tous sont assimilés à des descendants d’esclaves issue de la traite transsaharienne.
Dans les zones rurales, depuis les années 1970, les populations noires jusque-là défavorisées rachètent des terres et brisent la relation de domination entretenue jusqu’alors avec les blancs
Ces régions détiennent en effet une forte concentration de populations noires (à Arram, Gabès, Gbili, Djerba, etc.) mais toutes ne proviennent pas de ces régions et, surtout, toutes ne sont pas issues du commerce esclavagiste. Beaucoup proviennent de migrations ancestrales de travail et une partie a toujours résidé dans cette région.
Dans les zones rurales, depuis les années 1970, les populations noires jusque-là défavorisées rachètent des terres et brisent la relation de domination entretenue jusqu’alors avec les blancs, parfois leur ancien maître. L’« émancipation » s’effectue aussi par le biais des études et par l’émigration des années 1970 en Europe, puis au Canada.
De Martin Luther King à Barack Obama
En 2011, la chute de la dictature tunisienne laisse place à des expressions nouvelles, où démocratie veut rimer avec pluralité.
Des citoyens post-14 janvier, Tunisiens noirs, berbères et juifs entendent inscrire leur « existence » identitaire dans les doléances du nouveau débat politique. Des militants noirs tunisiens saisissent l’opportunité de redéfinir la citoyenneté qu’a apportée la fin de la période autoritaire pour mettre fin à la relégation vécue par les personnes noires.
Le militantisme pour lutter contre le racisme s’organise. Une première association, ADAM, naît en 2012 et appelle à la pénalisation des phénomènes de racisme. Elle interpelle l’État et appelle à la mise en place de politiques publiques pour la sensibilisation aux préjugés et à toutes formes de marginalisation raciale. Depuis 2013, l’association Mnety (mon rêve, en référence au discours de Martin Luther King) poursuit la lutte.
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Suite à des règlements de compte de résidents africains par des supporters de foot tunisiens en janvier 2014, la députée Jamila Debech Ksiksi du bloc parlementaire islamiste porte devant le parlement la question de la « discrimination raciale » en Tunisie. Le fait que cette députée soit noire de peau a accentué la portée symbolique de cet acte.
Les militants tunisiens noirs s’inspirent de personnages clés et divers comme Martin Luther King ou Malcom X, voire Barack Obama, en tant que symboles de la réussite politique suprême d’un citoyen noir.
Ils se connectent à la « tendance black » et se réapproprient des items comme les tresses et le style noir américain. Le branchement à la « global black culture » (Achille Mbembe), qui est aussi celle du jazz et du hip-hop, permet de mettre en avant des repères positifs d’une « culture noire ».
Parallèle à l’histoire nord-américaine, l’abolition de l'esclavage en Tunisie en 1846, inscrite par l’UNESCO au « registre de la Mémoire du monde » le 7 novembre 2017, fait son entrée dans le récit national. Cette date est commémorée depuis 2011 par différentes associations antiracistes tunisiennes tous les 23 janvier.
La Tunisie étant le premier pays arabe et musulman à l'abolir, bien avant la France et les États-Unis, elle est alors vantée comme étant précurseure pour les pays de la région. Elle participe au discours nationaliste d’une Tunisie avant-gardiste, réformiste et faisant figure d’exception dans le monde arabe.
La présence de Subsahariens au Maghreb incarne aujourd’hui une nouvelle figure de l’altérité qui réinterroge les sociétés maghrébines sur leur capacité à intégrer l’autre
La présence de Subsahariens au Maghreb incarne aujourd’hui une nouvelle figure de l’altérité qui réinterroge les sociétés maghrébines sur leur capacité à intégrer l’autre, et sur la manière dont elles conçoivent leurs propres populations noires.
Elle confronte au problème longtemps éludé du racisme en terre d’islam. En Tunisie, comparée au reste du Maghreb, l’immigration africaine a longtemps été élitiste : étudiants en écoles privés ou fonctionnaires de la Banque Africaine de Développement .
À ces deux catégories s’adjoint « la migration irrégulière des aventuriers » qui désigne des demandeurs d’asile déboutés, des personnes arrivées dans l’espoir de trouver un emploi, des sportifs en quête d’un contrat ou des étudiants en fin d’études.
Une autre catégorie a fait son apparition depuis le début de la révolution libyenne de 2011, avec l’arrivée de migrants africains ayant fui la Libye, regroupés dans des camps de réfugiés à la frontière tuniso-libyenne.
Depuis une dizaine d’années se développe aussi le phénomène des femmes africaines devenues bonnes à tout faire dans les familles tunisiennes aisées. Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), elles sont majoritairement originaires de Côte d’Ivoire, auraient en moyenne 31 ans et 85 % d’entre elles seraient dans la servitude à domicile (confiscation de passeport, interdiction de sortir, privation des droits).
Priscille, originaire de côte d’ivoire, raconte au site Inkyfada son calvaire en Tunisie, un pays où « l’étranger n’a pas le droit à la parole, Tunisien ou rien ».
L’adoption par la Tunisie en août 2016 d’une loi organique relative à la prévention et à la lutte contre la traite des personnes (loi n°61-2016) a notamment instauré une instance nationale de lutte contre la traite des personnes, en février 2017.
Pas moins de 226 victimes avérées de la traite transnationale ont été identifiées par l’OIM, depuis 2012 jusqu’à fin novembre dernier, et ont bénéficié de l’assistance de son bureau de Tunis.
Les requêtes de dignité et d’égalité exprimées en Tunisie depuis le tournant politique de janvier 2011 sont donc toujours d’actualité. Parmi elles, la question de la discrimination raciale s’est imposée sur le devant de la scène médiatique et politique. Restera-t-elle un effet d’annonce et de mode ou contribuera-telle à un débat de fond dans l’ensemble de la région ?
- Stéphanie Pouessel est chercheure en sciences sociales à l'Institut de recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC). Anthropologue, elle est basée à Tunis où elle mène des recherches sur les marges et l'État (minorités culturelles, migration et diaspora). Elle a publié en 2012 Noirs au Maghreb : enjeux identitaires (éd. Karthala).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Manifestation contre le racisme, le 21 mars 2014 à Tunis (AFP).
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