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Qu’est-ce que l’Arabie saoudite attend du Liban ?

Deux écrivains, l’un libanais et l’autre saoudien, entrent dans un café. Voici ce qu’ils pourraient se dire au sujet des tensions entre leurs deux pays

Au Café de la politique, rue du Monde arabe, deux amis – l’un originaire d’Arabie saoudite et l’autre du Liban – décidèrent d’avoir une conversation en toute franchise au sujet des tensions qui opposent leurs deux pays, suite à la décision de Riyad de suspendre l’aide militaire qu’elle accordait à Beyrouth. Voici ce qu’ils auraient pu se dire :

- Le Libanais : Il ne faut pas nous abandonner et nous laisser tomber complètement aux mains de l’Iran.

- Le Saoudien : Il ne faut pas laisser au Hezbollah, qui est le fondé de pouvoir de l’Iran dans la région arabe, les mains libres pour agresser le Liban et le monde arabe.

- Le Libanais : Mais on ne peut rien faire pour l’arrêter. Notre armée n’a aucun moyen d’empêcher ses combattants et son artillerie de faire des allers-retours en Syrie. Nos services de renseignement savent que le Hezbollah entraîne des Bahreïnis, des Yéménites et des Saoudiens, mais ils ne peuvent rien dire à ce sujet. Nous savons bien que ce qui se passe en ce moment ne vous plaît pas, mais nous avons les mains liées.

- Le Saoudien : Et c’est pour cette raison que Riyad ne peut pas financer l’achat d’armes au profit d’une armée incapable de protéger ses frontières et qui ferme les yeux sur les activités du Hezbollah. Sinon, ce serait comme soutenir directement le Hezbollah. Certes, les Syriens qui combattent le Hezbollah au Liban sont affiliés à al-Qaïda, à qui nous faisons la guerre en Arabie saoudite. Mais c’est le travail de l’armée libanaise de protéger le Hezbollah contre toute attaque extérieure.

- Le Libanais : Mais si l’armée libanaise avait empêché le Hezbollah de se battre en Syrie, la guerre civile qui a lieu là-bas aurait fini par s’étendre au Liban.

- Le Saoudien : L’armée représente l’État, et l’armée n’aurait pas pu garder le silence sur les activités du Hezbollah sans qu’il n’y ait de couverture politique de la part des politiciens libanais, que ces derniers soient alliés aux militants ou qu’ils les craignent.

- Le Libanais : C’est pour cette raison que l’Arabie saoudite doit absolument soutenir ses alliés de la même manière que l’Iran assure les arrières de son intermédiaire au Liban.

- Le Saoudien : Certes, mais l’Iran reçoit en retour tout ce qu’il demande à son intermédiaire, tandis que l’Arabie saoudite ne reçoit rien d’autre que des déclarations publiques de soutien ou de timides manifestations de solidarité.

- Le Libanais : Comme je te l’ai dit, nous avons les mains liées. L’armée est tout ce qu’il reste de la souveraineté de l’État libanais. Il faut la soutenir. Si elle se désintègre, alors tout le pays se désagrégera lui aussi. Personne ne peut affronter le Hezbollah, ses militants sont capables d’occuper Beyrouth en l’espace d’une journée, et la quasi-totalité du Liban le jour suivant.

- Le Saoudien : S’il le faisait vraiment, ce serait suicidaire. Combien de temps crois-tu qu’ils pourraient faire durer l’occupation de tout le Liban ? Les pouvoirs politiques du pays n’accepteront pas cela, même s’ils n’ont pas le pouvoir de s’opposer au Hezbollah par les armes.

- Le Libanais : Est-ce que c’est vrai que vous prévoyez d’armer les sunnites libanais ? Il y a une rumeur selon laquelle un bateau chargé d’armes aurait été saisi sur la côte au niveau de Tripoli.

- Le Saoudien : Armer les sunnites serait la chose la plus stupide au monde. C’est ça que veut le Hezbollah, un combat militaire dans lequel ses militants seraient les plus forts et les plus expérimentés. Tout ce qu’ils cherchent, c’est un prétexte, exactement comme Bachar al-Assad en Syrie lorsqu’il a poussé l’insurrection pacifique à évoluer vers une révolte armée. Il espérait qu’al-Qaïda s’en mêlerait. Non seulement son souhait s’est réalisé, mais il a reçu Daech en bonus. Je pense que Riyad préférerait qu’on parvienne à une solution politique au Liban, avec l’aide des Européens, et tout particulièrement celle des Français. Les Européens veulent que l’Arabie saoudite maintienne la sécurité au Liban afin que ce pays garde ses millions de réfugiés syriens à l’intérieur de ses frontières plutôt que de les voir se joindre à l’exode de réfugiés qui vont en Europe. Les Européens refusent de voir ce qui se passe dans la région. Il est temps qu’ils tiennent compte de ce qui inquiète les Saoudiens : le chaos dans toute la région, la présence de Daech et d’autres groupes extrémistes, et les menaces de l’Iran vis-à-vis de notre sécurité nationale.

- Le Libanais : Mais le Liban est trop faible pour tout cela ; il vaudrait mieux qu’il évite de s’impliquer dans les conflits qui opposent les poids lourds de la région.

- Le Saoudien : Les politiciens libanais devraient savoir que l’Arabie saoudite travaille non seulement à sa propre défense, mais aussi à celle de l’ensemble de la région, y compris du Liban. Elle place les intérêts des chrétiens avant ceux des musulmans sunnites. Est-ce que le Hezbollah travaille dans l’intérêt du Liban ?

Comme ces deux amis étaient écrivains et non décideurs, ils se mirent d’accord pour écrire ensemble un article appelant à trois attitudes :

1. Que l’Arabie saoudite ne rompe pas ses liens avec le Liban. À la place, elle devrait renforcer ses relations avec tous les pouvoirs politiques libanais, à l’exception du Hezbollah. Riyad veut préserver le pluralisme laïque du Liban, comme le garantit l’accord de Taëf ;

2. Que l’Arabie Saoudite mette fin à sa campagne médiatique qui fait des amalgames entre le Liban dans son entièreté et ceux qui soutiennent le Hezbollah ;

3. Que soit rejetée l’idée d’armer les sunnites libanais, car cela serait destructeur aussi bien pour l’Arabie saoudite que pour le Liban.

Avant qu’ils n’aient pu mettre la touche finale à leur article commun, la télévision diffusa un flash spécial d’information : le président russe Vladimir Poutine avait décidé de rappeler la plupart de ses troupes stationnées en Syrie. L’écrivain libanais dit à son confrère saoudien que cette information venait renforcer la nécessité de protéger le Liban, vu que la crise en Syrie touchait peut-être à sa fin. L’écrivain saoudien était sur le point de lui répondre lorsqu’il se dit que la conversation allait juste se répéter à l’identique. C’est pourquoi il décida de mettre la politique de côté et de trouver un sujet de conversation plus agréable.

- Jamal Khashoggi est un éditorialiste saoudien qui occupe également les fonctions de directeur général de la chaîne d’informations par satellite Alarab TV. Vous pouvez le suivre sur Twitter via le compte @JKhashoggi.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : (de gauche à droite) Le général de l’armée libanaise Jean Kahwaji, le ministre libanais de la Défense Samir Mokbel, l’ambassadeur d’Arabie saoudite au Liban Ali Awad Asiri et le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian réunis pour célébrer la remise à l’armée libanaise d’une cargaison d’armements français financés par l’Arabie saoudite à l’aéroport international de Beyrouth le 20 avril 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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