À quoi joue l’Arabie saoudite en Irak ?
L’Arabie saoudite tente de rétablir ses relations, historiquement antagonistes, avec les chiites irakiens, aux dépens de l’Iran.
Au début du mois de novembre, le prince héritier Mohammed ben Salmane a opéré un remaniement national et régional, attisant les tensions avec ses démonstrations de force destinées à intimider les Houthis au Yémen et le Hezbollah au Liban.
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Cependant, tandis que Riyad donnait l’impression de vouloir exacerber en Irak les tensions avec les chiites, une campagne saoudienne plus discrète visait à coopter les chiites irakiens.
Alors que Riyad entretenait depuis longtemps des relations avec politiques et tribus sunnites arabes d’Irak, à partir de l’été 2017, elle a également tissé des liens avec l’élite politique chiite arabe en Irak. On comprend, rétrospectivement, que cette stratégie saoudienne cherchait à saper les relations entre l’Iran chiite et ses coreligionnaires vivant en Irak.
Guerre froide régionale
Emile Hokayem a récemment évoqué dans le New York Times le caractère contre-productif des actions du prince héritier saoudien visant à attiser les tensions au Yémen et au Liban. Au Moyen-Orient, écrit-il, « l’équilibre des forces se joue en Syrie et en Irak ».
L’Arabie saoudite a tenté, tardivement, de projeter son influence en Irak. Le premier événement majeur qui a marqué le retour du royaume en Irak s’est produit en 2015, lorsque Riyad a rouvert ses ambassades à Bagdad ainsi que dans la capitale du gouvernement régional kurde, Erbil. Il rétablissait ainsi des relations diplomatiques, rompues après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990.
Cependant, il semble qu’il ait fallu deux ans de plus pour que Riyad accepte enfin de s’entendre avec un gouvernement dirigé par les chiites à Bagdad et d’entamer un dialogue bilatéral et officiel en 2017. Le Premier ministre irakien, Haïder al-Abadi, symbolise le dégel de cette relation : il s’est rendu à Riyad en juin, dans le cadre d’une tournée au Moyen-Orient, incluant également l’Iran et le Koweït.
Cette visite fut une rencontre de haut niveau entre le chef de l’État chiite irakien et la monarchie saoudienne. Cependant, le plus surprenant cet été fut la tournure que prit ensuite, de façon semi-officielle, la diplomatie saoudienne.
Diplomatie chiite saoudo-irakienne
Mi-juillet, le ministre de l’Intérieur, Quasim al-Araji, s’est rendu en Arabie saoudite pour évoquer une future coopération en matière de sécurité et de renseignement, ainsi que pour assouplir les restrictions portant sur les visas sollicités par les Irakiens souhaitant se rendre en pèlerinage à La Mecque. Al-Araji appartient à l’organisation Badr, faction politique armée en Irak, ayant des liens très étroits avec l’Iran, rival régional de l’Arabie saoudite.
Quelques semaines plus tard, le dirigeant chiite irakien Moqtada al-Sadr, qui n’occupe aucun poste officiel au sein du gouvernement irakien, a rendu visite à Mohammed ben Salmane, rencontre qui a peut-être encouragé Riyad à ouvrir des liaisons terrestres et aériennes avec l’Irak.
La visite de Sadr servait son propre programme de politique intérieure. Il venait de critiquer l’influence de l’Iran sur la politique intérieure irakienne et de contester l’emprise de Téhéran en Irak, quand il en appela à la démobilisation des milices chiites irakiennes, dont beaucoup, lors de conflits, servent de mandataires aux Iraniens.
La tentative saoudienne d’engager le dialogue avec Sadr vise à calmer la réaction du chef chiite irakien à la façon dont sont menées les affaires intérieures saoudiennes
Ses intérêts entrent donc en résonnance avec les objectifs de politique étrangère saoudienne. Avec la visite de Sadr en Arabie saoudite, Riyad a pu envoyer à Téhéran ce message : elle est, elle aussi, capable d’établir des liens avec les chiites irakiens, privant ainsi la République islamique de son influence hégémonique sur ses coreligionnaires irakiens.
Deuxièmement, un motif inavoué se cache derrière l’établissement, en août, de relations avec les chiites irakiens, juste après ces visites. L’Arabie saoudite a connu sa propre crise intérieure lorsqu’elle déploya des forces militaires dans la ville d’Awamiya (à prédominance chiite), détruisant ainsi une grande partie de la vieille ville.
Les chiites représentent environ 15 % de la population saoudienne, mais ils résident principalement dans la province orientale d’al-Hasa (dans le Golfe), riche en pétrole.
Les chiites irakiens, dont Sadr, ont critiqué le déploiement militaire de l’Arabie saoudite à Bahreïn en 2011, destiné à réprimer les manifestations dirigées sur l'île par les chiites bahreïniens et les sunnites de l’opposition. Sadr a également dénoncé l’exécution, le 2 janvier 2017, du cheikh Nimr al-Nimr, religieux chiite d’Awamiya.
La tentative de l’Arabie saoudite d’engager le dialogue avec Sadr est destinée à calmer la réaction du chef chiite irakien à la façon dont sont menées les affaires intérieures saoudiennes.
Dans le cadre de cette campagne diplomatique, l’Arabie saoudite a rouvert en août son point de passage frontalier avec l’Irak (fermé pendant 27 ans suite à la crise du Golfe) – et repris ses vols directs vers Bagdad.
La semaine dernière, l’Arabie saoudite a invité 100 hommes d’affaires irakiens à se rendre à Riyad, dans le cadre d’un conseil économique et de coordination conjoint, le premier du genre dans les relations entre les deux pays.
Le calendrier de ces initiatives soulève la question de savoir quel est l’objectif ultime des Saoudiens pour améliorer leurs relations avec l’élite politique chiite irakienne.
Un hégémon régional
L’Arabie saoudite a toujours cherché à se présenter comme un hégémon régional, prétendant protéger les intérêts d’un bloc sunnite dans la région. Avec le blocus contre le Qatar, voisin sunnite arabe du Golfe, Riyad a torpillé l’alliance même qu’il prétend emmener.
Pendant le blocus, l’Iran a profité de ces tensions bilatérales pour voler au secours du Qatar. Tandis que l’Iran prouve sa capacité à renforcer sa position régionale grâce à ces tensions intra-sunnites, l’Arabie saoudite semble rechercher des fissures dans les relations entre Téhéran et les chiites irakiens.
Malgré ce nouveau cycle diplomatique, Riyad ne peut guère rivaliser avec l’influence iranienne en Irak. En plus du vaste réseau de milices soutenues par l’Iran, ce pays pourra, lors des prochaines élections législatives irakiennes en 2018, offrir des largesses financières aux candidats et partis.
Bien que l’Arabie saoudite ait effectivement de gros moyens, elle n’a pas de liens organisationnels avec les autres partis chiites irakiens. De plus, il est peu probable qu’un politicien chiite irakien accepte l’aide saoudienne lors d’un scrutin, par crainte de s’aliéner les électeurs.
Au contraire, le rééquilibrage de la politique saoudienne en faveur des chiites irakiens risque fort de mettre l’Iran mal à l’aise.
Téhéran a réussi à saper le blocus du Qatar et à briser les ambitions des Saoudiens en Syrie et au Yémen. Du point de vue saoudien, courtiser les politiciens chiites irakiens est l’une des rares options encore disponibles au royaume dans le contexte d’escalade de la guerre froide régionale. C’est aussi un signe que Riyad commence à se rendre compte qu’elle est en train de perdre cette guerre.
- Ibrahim Al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent « Iraq’s Armed Forces: An Analytical History » (2008), « The Modern History of Iraq » (2017), et « A Concise History of the Middle East » (à paraître).
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Photo : Aux abords de Kirkouk, les forces de mobilisation populaire célèbrent leur victoire (Reuters).
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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