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Courtiser Moqtada al-Sadr : la nouvelle stratégie saoudienne en Irak

Mohammed ben Salmane et ses conseillers de Washington sont peut-être parvenus à la conclusion qu’une guerre civile entre chiites en Irak est le seul moyen de repousser l’influence iranienne. Mais la stratégie du prince héritier pourrait se retourner contre lui

Le 30 juillet dernier, le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane a accueilli le leader controversé des chiites irakiens Moqtada al-Sadr.

Ce n’était pas la première visite de Sadr depuis l’occupation américaine de l’Irak en 2003. Il s’est rendu à Riyad en 2006, au sommet de la résistance irakienne à l’occupation et de la guerre civile en Irak. Mais cette visite n’avait pas été couronnée de succès. Elle n’avait bénéficié à aucune des deux parties. Comme d’autres ambitieux dignitaires religieux devenus politiciens, Sadr a intégré la politique irakienne par le biais de sa propre milice, Jaysh al-Mahdi, qui a plus tard pris le nom de Brigades de la paix.

Mohammed ben Salmane s’appuie sur une nouvelle stratégie visant à attirer Moqtada al-Sadr, religieux chiite certes controversé mais célèbre et influent, dans l’orbite de Riyad

L’Arabie saoudite a été extrêmement frustrée par l’expansion iranienne en Irak après 2003 et elle s’est constamment retrouvée à soutenir des chevaux irakiens perdants. Du soutien aux chefs tribaux sunnites dans le cadre de la liste électorale al-Tawafuq en 2005, à celui apporté aux coalitions sunnites-chiites irakiennes sous Iyad Allaoui en 2010, les efforts de l’Arabie saoudite pour trouver une porte d’entrée dans la politique irakienne post-Saddam Hussein ont entraîné une nouvelle frustration, qui s’est transformée en hostilité en plusieurs occasions.

Les relations de l’Arabie saoudite et de l’Irak se sont considérablement détériorées au cours du règne du Premier ministre Nouri al-Maliki, l’Irak accusant sans ménagement l’Arabie saoudite de parrainer le terrorisme et de précipiter une guerre sectaire en Irak par le biais de son idéologie wahhabite et des djihadistes saoudiens présents en Irak. Ce n’est qu’en 2015 qu’un ambassadeur saoudien est revenu à Bagdad, après près de 25 ans d’absence.

La récente visite de Sadr à Djeddah constitue une rupture par rapport aux pratiques et stratégies saoudiennes antérieures. Mohammed ben Salmane et ses appuis au sein de l’administration Trump veulent limiter l’expansion iranienne dans le monde arabe tout en évitant une confrontation militaire totale avec l’Iran ou ses diverses milices au Liban, en Syrie et en Irak.

Un allié contre l’Iran

Mohammed ben Salmane s’appuie par conséquent sur une nouvelle stratégie visant à attirer Moqtada al-Sadr, religieux chiite certes controversé mais célèbre et influent, dans l’orbite de Riyad. S’il décide de ne pas boycotter les élections irakiennes de 2018, Sadr et son mouvement sadriste, populaire parmi les pauvres de Madinat al-Sadr à Bagdad et dans le sud de l’Irak, auront besoin de tout le soutien possible contre leurs rivaux chiites, comme le parti Dawa et d’autres laïcs irakiens plus faibles, deux alternatives qui séduisent les classes moyennes irakiennes.

Les relations de Sadr avec l’Iran ont toujours été tendues et il n’a jamais bénéficié du soutien absolu des officiels iraniens ou des grands ayatollahs de Qom. Alors que les premiers ont méprisé son arabité et ses politiques erratique, ces derniers n’ont guère apprécié sa réticence à endosser la théorie du Wilayat al-Faqih, ou règne des juristes, qui est au cœur de l’establishment de la République islamique.

Bien qu’il soit issu d’une famille d’érudits religieux chiites, Sadr n’est pas un théologien établi et ne dispose pas de la formation de haut niveau qui lui permettrait de devenir un jour ayatollah.

Mohammed ben Salmane et ses appuis au sein de l’administration Trump veulent limiter l’expansion iranienne dans le monde arabe tout en évitant une confrontation militaire totale avec l’Iran ou ses diverses milices

L’Arabie saoudite a désespérément besoin de trouver un nationaliste arabe chiite irakien. Mohammed ben Salmane compte sur Sadr, connu pour promouvoir l’arabité et pour son ancrage dans le chiisme.

Sadr est le fils du célèbre grand ayatollah chiite arabe Mohammed Sadiq al-Sadr, assassiné en 1999. Il est le gendre d’un autre grand ayatollah, Mohammed Baqir al-Sadr. Alors que la famille Sadr puise ses origines au Liban, elle vit à Najaf, en Irak, depuis très longtemps. Elle était au centre des hawza (cercles d’études religieuses) de Nadjaf, le principal centre de théologie chiite avant Qom, en Iran.

Les partisans de Moqtada al-Sadr participent à une protestation silencieuse le 17 février 2017 dans le centre de Bagdad (AFP)

Mohammed ben Salmane et ses conseillers de Washington sont peut-être parvenus à la conclusion qu’une guerre civile entre chiites en Irak est le seul moyen de repousser l’influence iranienne et de détourner les Irakiens du soutien sans précédent que l’Iran a accordé au gouvernement irakien dans sa lutte contre al-Qaïda et, plus tard, l’État islamique.

La reprise de Mossoul a été en grande partie attribuée à l’Iran et à la milice qu’il parraine sur le terrain en Irak. Le rôle de Téhéran est destiné à se développer davantage plutôt qu’à diminuer, à moins qu’une nouvelle guerre civile chiite ne se matérialise et ne divise les Irakiens le long des lignes de faille qui les ont tourmentés tout au long du XXe siècle.

Schizophrénie irakienne

Ces lignes de faille constituent une forme de schizophrénie dans la mesure où les Irakiens n’ont toujours pas concilié leur chiisme et leur arabisme. Selon Loulouwa al-Rachid, spécialiste de l’Irak à l’Institut d’études politiques de Paris, l’arabisme et le chiisme sont dans le sang irakien – Saddam Hussein n’a pas inventé cette identité fractionnée et celle-ci continuera à diviser le corps politique irakien.

Dans l’ère successive à la révolution de 1958, celle-ci a revêtu d’autres formes : arabistes vs. irakistes/communistes. Aujourd’hui, le résultat de cette lutte dépend de qui ou de quelle région en Irak contrôle l’état post-baathiste.

Courtiser Moqtada al-Sadr fait partie d’un plan visant à diviser les zones chiites d’Irak entre celles qui sont alliés à l’Iran et celles qui n’ont pas apprécié le contrôle de Téhéran sur leur pays au cours des quatorze dernières années

Le sud chiite profondément tribal et sous-développé penchera sans aucun doute vers l’arabisme. Dans cette partie de l’Irak, les gens détestent l’Iran, et les souvenirs de la guerre Iran-Irak des années 80 sont encore très forts, leurs fils ayant été tués par des khomeinistes et des exilés irakiens. Si l’équilibre penche vers le Dawa, le parti islamiste chiite au pouvoir actuellement, la politique irakienne cultivera un certain caractère distinctif irakien et un sentiment de supériorité vis-à-vis de ce qu’ils appellent les « badou (bédouins) d’Arabie centrale et du Golfe ».

À l’heure actuelle, l’Arabie saoudite a un besoin urgent de voir partir ceux qui sont motivés par un fort sentiment de supériorité irakien et de chiisme, tels que les gouvernements irakiens successifs dirigés par le parti Dawa, en particulier sous le Premier ministre Nouri al-Maliki. Ryad cherche à normaliser les relations avec l’Irak dans le cadre de sa stratégie visant réduire l’influence de l’Iran.

Courtiser Moqtada al-Sadr fait ainsi partie d’un plan visant à diviser les zones chiites d’Irak entre celles qui sont alliés à l’Iran et celles qui n’ont pas apprécié le contrôle de Téhéran sur leur pays au cours des quatorze dernières années.

Des alliés déloyaux

Mohammed ben Salmane réussira-t-il à précipiter une division chiites-chiites et, peut-être, une guerre civile en Irak ? Tout dépend de la réponse de l’Iran, qui s’est révélé plus résistant et plus astucieux que son rival saoudien. Bien que ses dépenses militaires ne puissent rivaliser avec les sommes colossales déboursées par l’Arabie saoudite dans ce domaine, l’Iran a réussi à créer des milices loyales dans toute la région.

L’Arabie saoudite crée elle aussi des milices, mais celles-ci semblent moins fiables que celles établies par l’Iran. En fait, les milices parrainées par les Saoudiens tendent parfois à défier l’Arabie saoudite et à mordre la main qui les nourrit. Rappelons-nous la façon dont Oussama ben Laden et ses Arabes afghans, après avoir bénéficié du soutien de Ryad dans les années 1980, sont devenus, en moins d’une décennie, des ennemis jurés du régime saoudien. En revanche, l’Iran soutient le Hezbollah au Liban depuis 1982 et, près de quatre décennies plus tard, ce dernier lui est encore fidèle.

Les rivaux de l’Arabie saoudite pourraient jouer le même jeu que le prince et introduire la guerre au cœur de l’Arabie saoudite, comme Mohammed ben Salmane a promis de le faire en Iran

La stratégie de Mohammed ben Salmane consistant à faire du pied aux groupes d’opposition irakiens fait peut-être écho à ses efforts visant à soutenir les multiples mouvements d’opposition à ses rivaux. Toutefois, après avoir soutenu l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien et, plus récemment, être entré en contact avec le prédicateur turc Fethullah Gülen en Pennsylvanie, la stratégie du prince héritier pourrait se retourner contre lui.

Ses rivaux en Iran, en Turquie et même en Irak ont dans leur jeu de nombreuses cartes susceptibles de déstabiliser sérieusement son règne. La Turquie pourrait apporter un plus grand soutien aux islamistes sunnites saoudiens, en particulier les Frères musulmans, tandis que l’Iran pourrait cristalliser un soulèvement chiite dans la province saoudienne d’ach-Charqiya. Les rivaux de l’Arabie saoudite pourraient jouer le même jeu que le prince et introduire la guerre au cœur de l’Arabie saoudite, comme Mohammed ben Salmane a promis de le faire en Iran.

Après l’Égypte, la Syrie, le Yémen et le Qatar, Mohammed ben Salmane s’intéresse maintenant à l’Irak, où prévalent un jeu politique chiite d’une grande complexité et des alliances changeantes. Le prince héritier saoudien joue avec le feu et il n’est pas certain qu’il en saisisse les conséquences. Il se peut qu’il suive simplement les conseils de Washington et de ses conseillers.

S’il cherchait à créer des incendies tout autour de l’Arabie saoudite pour protéger son règne, Mohammed ben Salmane a réussi. Mais si l’objectif était de créer une région pacifique faisant de la réconciliation plutôt que de la guerre une stratégie pour l’avenir, il a complètement échoué.

Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le dirigeant chiite irakien Moqtada al-Sadr rencontre le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane à Djeddah le 30 juillet 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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