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Samir Amin : la science économique contre l’« utopie capitaliste »

Présenté comme un théoricien des relations de domination Nord-Sud, le Franco-égyptien Samir Amin, décédé le 12 août à 87 ans, restera dans l’histoire de la pensée contemporaine comme un des économistes les plus engagés et les plus influents

Le grand économiste égyptien Samir Amin, décédé le 12 août dernier, a toujours allié à son activité intellectuelle une non moins débordante activité militante. Il aura été un des animateurs des Forums sociaux mondiaux, ainsi que du Forum du tiers-monde (Dakar) et du Forum alternatif international (Le Caire), qu’il a participé à fonder, l’un en 1974, l’autre 1997. 

Surtout, son œuvre aura été une des sources d’inspiration de divers courants de gauche, notamment ceux adeptes des « théories de la dépendance »selon lesquelles sans rupture majeure avec le « centre » capitaliste, les États dépendants – ceux « émergents » compris – ne pourront pas « jouer à égalité […] avec les vieilles puissances ».

Samir Amin est né en 1931, à Port-Saïd, dans une Égypte encore sous protectorat britannique mais où le mouvement nationaliste, depuis le soulèvement de 1919, ne cessait d’étendre son influence au-delà des milieux urbains plus ou moins libéraux. 

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Son père, médecin de profession, était un partisan du Wafd, parti né (d’où son nom) d’une « délégation » formée en 1918 pour revendiquer l’indépendance au gouvernement britannique et qui, pour toute une génération d’Égyptiens, a longtemps symbolisé la volonté d’émancipation nationale conjuguée au désir d’édifier un système politique sécularisé. 

Sa mère, de nationalité française et également médecin, avait, elle aussi, des opinions bien marquées, héritées de sa famille « jacobine ». Ses parents étaient tous deux des militants sociaux qui avaient volontairement opté pour une carrière de médecins de la santé publique, dans les campagnes égyptiennes, au service des fellahs. 

Ce background familial, lit-on dans ses Mémoires, parues en langue arabe entre 2006 et 2008, l’a prédisposé, après son arrivée en France en 1947, à militer dans des organisations de gauche et dans des collectifs anticolonialistes. Cet engagement précoce, commencé au lycée à l’âge de 16 ans, s’est effectué en parallèle avec d’excellentes études sanctionnées en 1957, après plusieurs autres diplômes (statistiques, sciences politiques…), par un doctorat d’État en économie.

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En 1957, Samir Amin est retourné dans son pays natal, où l’agression tripartite de 1956, loin de mettre à genoux le régime des Officiers libres, avait renforcé sa détermination à s’impliquer davantage sur la scène régionale, voire faire du Caire l’unique centre de rayonnement du panarabisme. 

Ce séjour, en pleine répression anti-communiste, n’a duré que trois ans. Il n’en a pas moins été riche en connaissance de cette Égypte nouvelle, post-monarchique. Employé dans une holding étatique, Samir Amin a accumulé de précieux matériaux qui lui serviront à rédiger un ouvrage lucide et même prémonitoire, L’Égypte nassérienne (1964). 

Un intellectuel au service des luttes des « périphéries »

De 1960 à 1963, Samir Amin a travaillé comme conseiller auprès du gouvernement à Bamako, au Mali, avant d’entamer une carrière universitaire, à Dakar au poste de professeur d’économie politique, entre 1963 et 1967, à l’Institut de développement économique et de planification (IDEP, ONU), qu’il dirigera par la suite (1970-1980). 

Cette carrière s’est poursuivie entre 1967 et 1970 à cheval entre le Sénégal et la France, où il a eu le privilège de vivre de près la révolte de mai 1968. Mai 1968, écrira-t-il dans ses mémoires, l’a surpris par le radicalisme de la jeunesse française, jusque-là pour lui insoupçonné. Il a aussi persuadé de larges secteurs juvéniles qu’il fallait compter, pour un changement politique planétaire, moins sur le prolétariat européen que sur celui, présumé plus radical, du tiers-monde.

Bien qu’il n’ait jamais été un maoïste, c’est-à-dire un partisan inconditionnel de Pékin, Samir Amin a reconnu, dans ses mémoires, avoir adopté entre 1957 et 1980, « presque intégralement », les analyses du Parti communiste chinois

S’il a commencé au Parti communiste, alors auréolé en France de sa contribution à la lutte antinazie, l’itinéraire militant de Samir Amin s’est mené principalement dans des organisations n’appartenant pas au Komintern voire hostiles à sa tutelle sur le mouvement communiste. 

Ces organisations avaient pour modèle moins l’URSS, superficiellement « déstalinisée » depuis l’accès au pouvoir de Nikita Khrouchtchev, qu’une Chine qui, aux yeux des « maoïstes », avait démontré deux choses : d’abord – comme cela avait été prouvé en Russie, en 1917 – que la « révolution socialiste » pouvait s’accomplir dans un pays « périphérique » arriéré.

Ensuite, qu’organisé par une avant-garde communiste, la paysannerie pouvait laisser exploser son « potentiel révolutionnaire », vertu que ne lui reconnaissaient pas tous les courants marxistes. 

Des Chinois passent devant un énorme poster de Mao Zedong, fondateur et dirigeant de la République populaire de Chine et membre historique du Parti communiste chinois (AFP)

Bien qu’il n’ait jamais été un maoïste, c’est-à-dire un partisan inconditionnel de Pékin, Samir Amin a reconnu, dans ses mémoires, avoir adopté entre 1957 et 1980, « presque intégralement », les analyses du Parti communiste chinois, dont celle considérant que l’Union soviétique était en voie de retourner au capitalisme. 

Il n’en a pris ses distances, a-t-il expliqué, qu’avec les premiers signes de libéralisation économique en Chine, et ce, en quelque sorte, par loyauté envers le passé révolutionnaire de cette organisation.

Les préoccupations intellectuelles de Samir Amin allaient dans deux directions. La première était celle d’études portant sur des pays économiquement dépendants bien que libérés de la domination coloniale. 

De telles études ont eu pour objet des pays comme le Mali, la Guinée, le Ghana (Trois expériences africaines de développement, 1965), l’ex-Congo (Histoire économique du Congo : 1880-1968, 1969, co-écrit avec Catherine Coquery-Vidrovitch) ou l’Égypte (L’Égypte nassérienne, 1964). 

Elles ont également porté sur des ensembles régionaux comme l’Afrique de l’Ouest (L’Afrique de l’Ouest bloquée, 1971), le Maghreb (L’économie du Maghreb, 1966, et Le Maghreb moderne, 1970) ou le monde arabe (L’économie arabe contemporaine, 1980).

États « du centre » et « de la périphérie »

La deuxième direction était, pour ainsi dire, totalisante : l’élaboration d’une théorie qui explique le maintien, dans un contexte mondial pourtant transformé par les indépendances, des rapports de sujétion de la « périphérie » au « centre », formé par les vieux États industriels. 

Cette théorie a été exposée dès 1973 dans Le développement inégal et L’échange inégal et la loi de la valeur. Le sous-développement est décrit, dans ces deux ouvrages, comme une donnée structurelle, résultant de processus ordonnés et contrôlés par le « centre » et visant à réduire la « périphérie » au rang d’éternel fournisseur de matières premières et/ou de force de travail bon marché.

L’écart entre ces deux mondes est, quant à lui, analysé comme étant le fruit d’une mondialisation de la loi de la valeur (des prix et des capitaux) au détriment de la périphérie, où le prix de la force du travail, autrement dit des salaires, demeurent « locaux », non mondialisés, de façon à permettre une vaste exploitation sociale au bénéfice des bourgeoisies vassales et, surtout, des grands groupes capitalistes. 

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Critiquée en ce qu’elle minimiserait la responsabilité des élites locales dans le sous-développement et ne tiendrait pas toujours compte des disparités entre pays et régions en développement, cette théorie n’en a pas moins servi à révéler de façon précise, documentée et statistique, les mécanismes de la dépendance Sud-Nord.

De ces études et de cette théorie, Samir Amin a conclu, dans nombre d’écrits politiques, à l’impossibilité pour les États de la « périphérie » de prétendre devenir des États industriels en s’insérant dans l’économie mondiale. Ils ne le seront, professait-il, qu’en livrant bataille à ce qu’il a appelé, dans un entretien avec l’hebdomadaire égyptien Al Ahram Hebdo, les piliers de l’« utopie capitaliste » : la Banque mondiale, le FMI, l’OMC et l’OTAN. 

Quant au « miracle sud-coréen », qui semble contredire cette thèse, il le mettait sur le crédit d’une farouche volonté d’indépendance économique de la Corée du Sud : ce pays, expliquait-il, a bénéficié, en outre, d’un contexte géostratégique favorable en Asie du Sud-est, où les États-Unis avaient momentanément besoin de son alliance, et ses dirigeants ont su renforcer leur assise en concédant aux paysans une importante réforme agraire.

Lucide sur le panarabisme, ennemi juré de l’islamisme

Tout en étudiant des expériences de développement menées dans plusieurs continents, Samir Amin s’est constamment intéressé à la région arabe où, dès la fin des années 1960, le panarabisme, discrédité, cédait le terrain populaire à l’islamisme. Son étude de cette région a produit des thèses tout en nuances sur le nationalisme arabe et d’autres sur l’islamisme, qui le sont beaucoup moins aux yeux de ses critiques.

Édifié par sa connaissance profonde de cette région, du Maghreb à l’Irak baathiste, en passant par l’Égypte nassérienne, Samir Amin a tôt décelé les limites de leurs modèles de développement, qui sont celles-là-même du nationalisme, fût-il populiste et anti-impérialiste. Surtout, il n’est pas tombé dans « l’illusion panarabiste ». 

Tout en reconnaissant aux États de cet ensemble des dénominateurs communs, culturels autant que politiques, il a tôt mis en exergue la puissance de leurs nationalismes respectifs, nourris de réalités historiques affleurant encore dans leur présent mais aussi de faits majeurs contemporains (puissance des mouvements de libération, formation de marchés nationaux distincts, etc.). 

Les positions de Samir Amin sur l’islamisme, qui se sont notamment exprimées à travers son soutien au renversement par l’armée du président égyptien islamiste Mohamed Morsi en juillet 2013, ont toujours généré, quant à elles, de fortes polémiques au sein de la gauche, surtout en Égypte. 

Les positions de Samir Amin sur l’islamisme ne peuvent être comprises, en réalité, que dans le cadre de sa conception générale des rapports entre le « centre » et la « périphérie »

Elles ne peuvent être comprises, en réalité, que dans le cadre de sa conception générale des rapports entre le « centre » et la « périphérie ». Elles se nourrissaient de la conviction que l’islamisme, loin d’être contestataire, est un simple pantin sur l’arène d’une immense lutte géopolitique mondiale, où, allié objectif des grandes puissances, il les aide à pérenniser la dépendance des États dits musulmans en déviant la conscience sociale vers l’impasse du confessionnalisme. 

Refusant de comparer les mouvements islamistes à la théologie de la libération, il voyait en eux non pas des « mouvements en soi religieux » mais « quelque chose de beaucoup plus banal : des organisations politiques dont l’objectif est la conquête du pouvoir ».

Samir Amin restera, dans l’histoire de la pensée contemporaine, comme un des économistes les plus engagés et les plus influents. Il a fondé ses thèses sur des études circonstanciées de nombre de pays, études que rendaient relativement aisées les larges réseaux militants dans lesquels il était inséré aussi bien que les responsabilités, quelquefois officielles, qu’il a assumées (la direction de l’IDEP, par exemple). 

Fait plutôt rare, c’est en travaillant au tiers-monde, sur le tiers-monde, avec des chercheurs issus en grande partie du tiers-monde, qu’il s’est affirmé comme un des théoriciens d’une gauche internationale pour laquelle le prolétariat du « centre » se laisse corrompre par la société de consommation, si bien que la « révolution » ne pourrait être déclenchée que par des va-nu-pieds semblables aux paysans chinois de la « Longue marche ».

- Yassine Temlali est journaliste, traducteur et chercheur en histoire. Il a suivi des études de lettres françaises et de linguistique à Constantine et Alger et prépare actuellement, à l’université d’Aix-en-Provence/Marseille (France), un doctorat en histoire de l’Algérie contemporaine. Il collabore à plusieurs publications en Algérie et à l’étranger. Il est l’auteur de La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie 1830-1962 (Alger : Barzakh, 2015/Paris : La Découverte 2016) et de Algérie. Chroniques ciné-littéraires de deux guerres (Alger : Barzakh, 2011). Il a également collaboré à plusieurs ouvrages collectifs, dont L’histoire de l’Algérie à la période coloniale : 1830-1962 (Alger : Barzakh/Paris : La Découverte, 2012). 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Samir Amin, ici pris en photo en 2004, a beaucoup écrit sur le droit, la société civile, le socialisme, le colonialisme et le développement, particulièrement en Afrique et dans le monde arabe (AFP).

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