Steve Bannon, nouveau « spin doctor » des populistes de droite en Europe
Steve Bannon, secondé sur place par l’avocat belge Mischaël Modrikamen, qui dirige le petit Parti populaire du pays, veut installer dans la capitale de l’Union européenne une fondation, intitulée « Le Mouvement » et dotée d’une dizaine de salariés, pour unifier les partis d’extrême droite et de droite nationaliste xénophobe.
Il espère, en devenant leur conseiller politique, augmenter leurs chances de devenir majoritaires au Parlement européen à l’issue des élections de mai 2019.
L’ancien conseiller stratégique de Donal Trump a préparé le terrain en s’exprimant à plusieurs reprises en Europe. D’abord à Zürich le 7 mars 2018, lors d’une conférence organisée par le journal conservateur Die Weltwoche, où il a chanté les louanges de Christoph Blocher, le dirigeant de l’Union démocratique du centre (UDC), un parti représenté au gouvernement, anti-immigration et adepte, comme toute la Suisse, de la démocratie par référendums d’initiative populaire. Il a rencontré à cette occasion Alice Weidel, la dirigeante du pari eurosceptique Alternative pour l’Allemagne (AfD).
« Laissez-vous appeler racistes, xénophobes, portez-le comme un badge d’honneur. Chaque jour, nous deviendrons plus forts et eux s’affaibliront »
- Steve Bannon au congrès du Front national, le 10 mars 2018
Le 8 mars, Bannon était à Milan pour s’entretenir avec Matteo Salvini, le leader de la Ligue du Nord tout juste sorti vainqueur des élections législatives italiennes. Puis le 10 du même mois, il prenait la parole aux côtés de Marine Le Pen au congrès du Front national (devenu Rassemblement national), déclarant à un auditoire enthousiaste : « Laissez-vous appeler racistes, xénophobes, portez-le comme un badge d’honneur. Chaque jour, nous deviendrons plus forts et eux s’affaibliront ».
Puis en mai dernier, Steve Bannon a poussé jusqu’à Budapest, participant à une conférence sur l’avenir de l’Europe aux côtés du ministre hongrois des Affaires étrangères Péter Szijjártó et de Gergely Gulyás, un autre ministre appartenant au FIDESZ, le parti de Viktor Orbán.
Plus familier avec la Grande-Bretagne, Bannon s’était déjà entretenu, fin novembre 2017, avec Jacob Rees-Mogg, le député le plus en vue de l’aile la plus conservatrice des Tories et partisan d’un Brexit « dur ». C’est aussi dans la capitale britannique qu’il a rencontré Filip Dewinter, le dirigeant des indépendantistes flamands du Vlaams Belang, et l’ancien député sarkozyste Jérôme Rivière, passé chez Marine Le Pen.
Ces initiatives de Steve Bannon s’inscrivent dans une vision politique planétaire qu’on peut qualifier d’alternationaliste. Selon lui, l’alternative à la globalisation réside dans les régimes nationalistes à exécutif fort, de Washington à Moscou et de Budapest à Manille.
Il tente de mettre en place un réseau international dont il espère qu’il pourra défaire sa bête noire, le financier américain d’origine hongroise George Soros, qui est pour lui comme pour l’extrême droite européenne et pour bien des eurosceptiques le symbole honni du mondialisme et du capitalisme financier.
Un nationaliste américain aux visées alternationalistes
En France, le terme « alternationalisme » a été introduit par un ancien député européen du Front national, Jean-Claude Martinez ; il a été repris par un autre dirigeant frontiste, Bruno Gollnisch – deux universitaires qui tranchent avec ce parti par leur connaissance fine de pays non-européens, respectivement le Maroc et le Japon.
L’alternationalisme postule la nécessité de « penser global, agir national », de détruire la mondialisation en substituant à l’idéologie libérale du libre marché sans frontières une société certes capitaliste, mais dans un cadre régulé par des États-nations politiquement autoritaires et conservateurs sur le plan des valeurs.
Il n’existe aucune incohérence dans le fait que Bannon soit aimanté par les pays à forte verticalité du pouvoir tout en considérant certains comme des ennemis des États-Unis, mais aussi de la civilisation chrétienne dont il se réclame
Bannon est sur la même ligne. Cela lui permet d’articuler deux attitudes en apparence opposées : faire de la politique avec pour cap l’intérêt exclusif de son pays (donc de conseiller Trump) tout en n’étant pas intellectuellement replié sur sa seule culture et en ayant une idée précise de ce que doit être l’organisation du monde (d’où son intérêt pour l’Europe).
Son objectif est de faire émerger ce que le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt appelait le « nomos de la Terre », c’est-à-dire une organisation du monde qui, pour garantir un ordre stable, délimite des espaces politiques et civilisationnels au lieu de viser une unification dont les défenseurs les plus ardents veulent un gouvernement mondial et se sentent seulement « citoyens du monde ».
En juillet 2017, le journaliste américain Joshua Green rapportait une conversation avec Bannon, encore en poste à la Maison-Blanche, lors de laquelle l’ancien conseiller stratégique lui disait sa certitude que le nationalisme était aux commandes « en Égypte, en Inde, aux Philippines, en Corée du Sud, au Japon avec Shinzo Abe », ainsi qu’en Russie avec Poutine, en Chine avec Xi Jinping et, bien sûr, aux États-Unis avec Trump.
La fondation européenne que Bannon souhaite créer se veut un prestataire de services intellectuels pour les partis nationalistes xénophobes européens. Or ceux-ci, comme Bannon, ont une détestation phobique de l’islam
Cela ne signifie pas que Bannon considère tous ces régimes comme des alliés de l’Amérique, bien au contraire. Il dénonce la volonté hégémonique de la Chine et le « nouvel axe » formé par Pékin, Téhéran et Ankara contre « l’Occident chrétien », plaçant même Erdoğan et son pays en tête de la liste de ses ennemis, auxquels il faut ajouter le Qatar, selon lui aussi dangereux que la Corée du Nord.
Il n’existe aucune incohérence dans le fait que Bannon soit aimanté par les pays à forte verticalité du pouvoir tout en considérant certains comme des ennemis des États-Unis, mais aussi de la civilisation chrétienne dont il se réclame, lui qui a grandi dans un milieu catholique traditionaliste. Bien au contraire.
Un traditionaliste opposé à l’islam
En effet, Bannon a reconnu que, lors de ses années passées dans la marine militaire américaine, il avait effectué une sorte de quête religieuse qui l’avait conduit à s’intéresser aux philosophies orientales dont le bouddhisme zen et les textes sacrés hindouistes, fait assez rare dans les milieux conservateurs américains, arc-boutés sur leurs certitudes chrétiennes.
Il a été au contact d’une droite très spécifique, celle qui se réclame du « pérénnialisme », c’est-à-dire la croyance dans l’existence d’une Tradition (avec un « t » majuscule) primordiale qui serait basée sur des mythes fondateurs, des orientations philosophiques, communs aux différentes religions. En premier lieu, un rejet absolu de l’idéologie du progrès, une vision cyclique de l’histoire et une remise en question totale des idées des Lumières.
Bannon semble connaître dans les grandes lignes le philosophe russe Alexandre Douguine, théoricien de l’Eurasisme, qui stipule que la Russie et ses voisins slaves ou musulmans forment un continent spécifique à cheval sur l’Europe et l’Asie et dont le rôle politique est essentiel dans l’émergence d’un monde multipolaire. L’Eurasisme de Douguine se rattache au courant pérénnialiste et est très répandu dans tous les pays de l’ex-CEI.
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En outre, Bannon a admis avoir été influencé par le Français René Guénon (1886-1951), qui est sans conteste le penseur-phare du pérénnialisme au siècle dernier. À une énorme différence près : son rapport à l’islam.
La fondation européenne que Bannon souhaite créer avec Bruxelles pour base se veut un prestataire de services intellectuels pour les partis nationalistes xénophobes européens. Or ceux-ci, comme Bannon, ont une détestation phobique de l’islam qui n’existe ni chez Douguine, ni chez Guénon.
Ce dernier, devenu un musulman soufi en 1910 ou 1911, s’établit en 1930 au Caire où il mourut en tant qu’homme pieux. Sa critique de la décadence occidentale débouchait sur une tentative de régénération de l’Occident par les valeurs des sociétés traditionnelles musulmane et hindoue, ce qui est absolument l’opposé des idées de Bannon et des populistes xénophobes.
Une dernière difficulté que Bannon rencontrera avec ses alliés et clients européens est sa position envers Israël. À la Maison-Blanche, il n’avait de cesse de décrier Jared Kushner, le gendre de Trump, lui reprochant d’être trop tiède dans son soutien à Israël.
Une dernière difficulté que Bannon rencontrera avec ses alliés et clients européens est sa position envers Israël. À la Maison-Blanche, il n’avait de cesse de décrier Jared Kushner, le gendre de Trump, lui reprochant d’être trop tiède dans son soutien à Israël
À l’opposé, il était accusé d’antisémitisme larvé par une bonne partie des juifs américains politiquement libéraux, de sorte qu’on ne sait pas si son appui au transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem et les accusations portées contre lui d’avoir voulu influencer Trump pour qu’il mettre fin à la solution à deux États (palestinien et israélien) sont fondées sur de l’idéologie ou de la simple tactique.
Or, il veut travailler avec des formations politiques, Rassemblement national (ex-FN), Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), Ligue du Nord italienne ou partis nationalistes de droite polonais et hongrois, au sein desquels coexistent encore des pro-Israéliens d’opportunité (par détestation de l’islam) et des militants pour qui ce qui est juif ou israélien reste suspect. Autant dire que l’avenir de l’entreprise de Bannon en Europe est rien moins qu’assurée.
- Jean-Yves Camus est le directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP), Fondation Jean Jaurès, et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
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Photo : Steve Bannon, ancien conseiller stratégique de Donal Trump devenu consultant pour les partis souverainistes de droite européens (Reuters).
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