Sykes-Picot : cent ans après
La commémoration du centenaire de la signature de l’accord Sykes-Picot s’est avérée plus importante que prévu. Des documentaires en langue arabe et anglaise, des chapitres ou des livres volumineux, des conférences et des ateliers, et des dizaines d’articles et de commentaires ont été publiés et organisés au cours des semaines qui ont précédé le 16 mai.
Dans la région arabe, l’anniversaire a pris cette fois-ci une note plus sombre. L’autocritique sévère qui accompagne habituellement la commémoration d’événements historiques odieux a disparu. Certaines parties de ce qui a été publié au sujet de la découverte de la relation entre l’héritage du régime régional qui est né de la Première Guerre mondiale et ce que connaît l’Orient islamique arabe contiennent des erreurs graves.
Certaines ont en effet apporté des preuves solides de la nécessité de revoir ce qui s’est précipité dans la conscience des peuples de la région à cette époque extrêmement importante. En ce moment critique, un certain nombre de questions méritent notre attention, que ce soit pour les experts ou pour l’ensemble des Arabes.
Premièrement, Sykes-Picot était un accord qui portait sur la répartition des possessions ottomanes, dont les provinces à majorité arabe, comme il n’y avait pas d’États arabes à l’époque. En outre, Sykes-Picot n’a pas été le seul accord signé sur la répartition des pays ottomans entre les pays alliés pendant la Première Guerre mondiale. Mais il s’agissait en effet du plus important.
En mars 1915, avant Sykes-Picot, la Grande-Bretagne, la France et la Russie ont conclu l’accord dit « de Constantinople » lors d’une rencontre dans la capitale russe, Petrograd. Il a été convenu de donner à la Russie les détroits ottomans et les territoires adjacents, dont Istanbul même. On peut dire que l’insistance des Russes pour obtenir l’approbation des deux autres alliés de guerre était la principale raison pour laquelle Londres a commencé à étudier quels étaient les intérêts britanniques en Orient, mais aussi la raison des demandes insistantes de Paris pour qu’un accord soit conclu entre la Grande-Bretagne et la France afin de déterminer les intérêts des deux pays.
Deuxièmement, les discussions entre le Britannique Mark Sykes et le Français François Georges-Picot ont effectivement abouti à un accord le 3 janvier 1916. Toutefois, la signature officielle a été retardée jusqu’au 16 mai 1916 dans l’attente de l’approbation du ministère de la Guerre et des ministères britanniques concernés par le Moyen-Orient.
Comme on le sait déjà, l’accord prévoyait la division de ce qui est aujourd’hui connu comme l’Orient arabe et le sud de la Turquie en régions sous administration britannique ou française directe et en zones d’influence pour chacun des deux États, tandis que Jérusalem et ses territoires voisins allaient devenir internationaux. Moins d’un an plus tard, au milieu de l’année 1917, lors d’une rencontre dans la station de Saint-Jean-de-Maurienne, la France et la Grande-Bretagne ont convenu d’accorder à l’Italie le sud-ouest de l’Anatolie, région connue aujourd’hui sous le nom d’Antalya.
Ainsi, les trois accords ont présenté pour le sultanat ottoman un schéma qui a confiné l’indépendance arabe à la péninsule arabique et l’indépendance de la Turquie au cœur de l’Anatolie. Tous les autres territoires ottomans ont été répartis entre la Russie, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie.
Troisièmement, le mouvement sioniste n’a joué aucun rôle direct ou indirect dans l’accord de Sykes-Picot ou dans les accords globaux qui ont divisé les possessions du sultanat. Cela était dû non seulement au fait que le mouvement sioniste n’était qu’une force marginale sur la scène internationale, mais aussi au fait qu’il n’existait pas de lien direct entre les sionistes et les parties qui ont négocié les trois accords.
La division de l’Orient était un projet purement impérialiste né d’une contradiction entre les intérêts des quatre États de l’Entente et de leur tentative de résolution de cette contradiction par la négociation. L’arrivée des sionistes sur la scène a eu lieu après la fin des négociations entre Sykes et Picot et après la conclusion de l’accord. Leur entrée s’est produite par la volonté de la Grande-Bretagne et en raison d’un effort purement britannique. Elle n’était pas le fruit des compétences ou de l’influence d’un des dirigeants sionistes, comme Chaim Weizmann, qui était en charge de l’Organisation sioniste (qui était encore de portée réduite à l’époque) en Grande-Bretagne.
La réaction de la plupart des ministères du gouvernement britannique au projet de l’accord Sykes-Picot a été négative. Un certain nombre de responsables britanniques ont fait part de leur conviction que l’accord donnait à la France plus que ce qu’elle méritait.
L’une des réactions les plus importantes a été l’ensemble d’observations faites par le capitaine Reginald Hull le 12 janvier 1916. Ce dernier a souligné que la conception proposée par l’accord pour la région palestinienne, qui n’avait pas encore été clairement définie sur le plan géographique, ne prenait pas en considération les ambitions des juifs et du mouvement sioniste dans la région.
C’était la première fois que Mark Sykes, qui était catholique, prenait conscience de l’existence d’un mouvement sioniste chez les juifs et de l’intérêt affiché par le mouvement pour la Palestine. Et dans la mesure où avant même la signature de l’accord Sykes-Picot, Londres avait vu naître un sentiment de nécessité de chercher un moyen d’abandonner les obligations britanniques prévues par l’accord, Sykes demanda à son ami au Foreign Office, Hugh O’Brian, d’organiser une rencontre avec Weizmann, que celui-ci connaissait. Ce fut le début de l’appréhension par Sykes du mouvement sioniste et de ses ambitions.
Au cours des mois qui ont suivi et avec l’approbation du secrétaire aux Affaires étrangères Edward Grey et du Premier ministre Herbert Henry Asquith, dont aucun n’était connu pour être un sympathisant sioniste, Sykes a continué de mener ce qui constituait des négociations avec les leaders du mouvement sioniste et les a présentés aux Français et aux Italiens ; il leur a même ouvert les portes du Vatican. L’objectif de Sykes et du gouvernement britannique consistait désormais à donner au mouvement sioniste une place à la table qui traitait de l’avenir de l’Orient. Il s’agissait alors d’un moyen de se détacher de l’accord avec les Français et d’ouvrir la porte à de nouvelles négociations sur les frontières et les intérêts des deux États.
Quatrièmement, le rôle principal qui a entraîné l’annulation des trois accords conclus pendant la guerre et forcé toutes les parties à s’asseoir et à négocier de nouveau a été joué non pas par le mouvement sioniste, mais plutôt par la tournure des événements et l’évolution de la guerre, qui ont changé les réalités sur le terrain. Après la prise d’Istanbul et de larges pans de territoire dans le sud et le sud-ouest de l’Anatolie par les États de l’Entente et suite à la prise d’Izmir et de ses territoires voisins par les Grecs, une grande guerre d’indépendance a éclaté en 1919. Cette guerre était une guerre d’indépendance ottomane et non turque, contrairement à ce qu’indique l’histoire officielle de la République turque, puisque la Turquie n’était pas encore née.
En Grande-Bretagne, pays qui a assumé le fardeau de la guerre au Moyen-Orient, le nouveau Premier ministre Lloyd George, qui a pris ses fonctions au début de l’année 1917, a insisté pour que Sykes-Picot soit mis en œuvre tel qu’il était conçu. La Russie a ensuite vu la révolution communiste d’octobre 1917 mettre fin à la domination des tsars et les bolcheviks renoncer aux accords signés avec la Grande-Bretagne et la France, ainsi que la publication des textes des accords.
Cinquièmement, l’image finale du régime régional au Moyen-Orient, le régime post-Première Guerre mondiale, a été le produit de nouveaux accords. Les États arabes tels que nous les connaissons aujourd’hui sont nés des accords de San Remo, signés en avril 1920. La Turquie actuelle a quant à elle été forcée d’avaler le traité de Sèvres d’août 1920, qui comprenait l’application des résultats de San Remo sur ce qu’il restait de l’État ottoman.
Toutefois, le gouvernement du Grand conseil national siégeant à Ankara, qui menait la guerre d’indépendance, a rejeté l’accord. Suite à la victoire des forces indépendantistes à Izmir à l’été 1922, les États de l’Entente ont été contraints de négocier avec Ankara, ce qui a abouti au traité de Lausanne de juillet 1923. Pourtant, l’accord n’a pas résolu les questions de Mossoul et d’Alexandrette, qui étaient toutes deux occupées par les forces britanniques et françaises depuis la signature de l’armistice de Moudros en octobre 1918.
Dans la mesure où la guerre d’indépendance a été menée sur la base d’une alliance nationale qui insistait sur l’indépendance de toutes les terres ottomanes, comme elles l’étaient à la veille de la signature de l’armistice de Moudros, la question de Mossoul a été résolue au milieu des années 1920 à travers un référendum, à l’issue duquel la ville a été conservée dans le nouvel Irak. La question d’Alexandrette a été résolue avec le retrait forcé des Français en 1938.
En ce qui concerne les nouvelles frontières de la Turquie avec la Russie bolchevique, celles-ci ont d’abord été dessinées par le traité de Brest-Litovsk, qui a été signé avec le gouvernement d’Istanbul en mars 1918, puis par le traité de Moscou signé avec le gouvernement d’Ankara en avril 1920. Selon les deux accords, la Turquie reprenait Ağrı, Kars et Ardahan, qui avaient été occupées par la Russie tsariste pendant la guerre russo-ottomane entre 1877 et 1878.
Que faut-il donc conclure de tout cela ? La volonté des grandes puissances n’était pas absolue et ne l’est pas aujourd’hui. Non seulement la Russie a sombré dans la guerre civile pendant de nombreuses années à la suite de la révolution bolchevique, mais la France et la Grande-Bretagne sont également ressorties épuisées de la guerre. Elles étaient tout simplement incapables de mener de nouvelles guerres.
Si seulement les Arabes avaient eu un leadership décisif semblable au leadership de la guerre d’indépendance ottomane, ils auraient pu gagner leur indépendance et leur unité dès le départ. Cependant, le leadership hachémite du mouvement arabe n’était pas au niveau des ambitions et des aspirations arabes.
L’autre problème concerne les consciences. L’histoire des peuples du nouveau Moyen-Orient, même pendant les moments les plus critiques de l’histoire, comme la Première Guerre mondiale, a fait l’objet d’une vaste falsification insufflée par les États et les mouvements nationalistes. Il est peut-être temps de réécrire cette histoire et d’éveiller de nouveau les consciences à ce qui s’est réellement passé.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : carte représentant l’accord Sykes-Picot jointe à une lettre envoyée le 8 mai 1916 par Paul Cambon, alors ambassadeur français en Grande-Bretagne, à Sir Edward Grey, alors ministre britannique des Affaires étrangères (AFP/THE NATIONAL ARCHIVES UK).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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