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Syrie : la folie de la violence d’Alep

Les Alépins ont perdu tout espoir face à la violence insensée entre forces gouvernementales et rebelles – tout ce qu’ils peuvent faire désormais, c’est prier ou fuir

Les habitants de cette ville ravagée par la guerre ont traversé beaucoup de mauvais moments ces trois dernières années, mais la semaine dernière a été l’une des pires. La terreur et le chaos de la guerre en Syrie a atteint ici un paroxysme effrayant lorsque les forces gouvernementales et les milices rebelles ont impitoyablement pilonné leurs positions respectives à travers la ville divisée.

Les infortunés citoyens ont été les premières victimes de ce carnage : des dizaines d’entre eux ont été tués, mutilés ou enterrés vivants sous les décombres de leurs propres maisons. La violence semble être devenue une fin en soi, car il est inconcevable que tout cela ait un quelconque intérêt ou objectif militaire. Qu’apporte le fait de raser des maisons, des immeubles d’habitation, des écoles et des hôpitaux à part nourrir l’appétit insatiable de monstres à la soif de vengeance aveugle ?

Les gens ont perdu tout espoir et, dans les moments les plus sombres, quand le vacarme des explosions et des tirs couvre le murmure des conversations, quand l’odeur de la poudre et du sang emplit l’air et flotte à travers les rues abandonnés, ils se blottissent dans les couloirs de leur maisons et prient, car c’est tout ce qu’ils peuvent faire. Beaucoup prient silencieusement pour une mort rapide, un terme définitif à leur misère. On ne peut nier ici le sentiment amer d’abandon, d’impuissance et de désespoir.

La dernière explosion de violence s’est traduite par plusieurs combats acharnés à travers la ville, lorsque les parties adverses se sont bombardées mutuellement, brisant les habitants et leurs maisons au passage. Conformément à ce qui est devenu une caractéristique distinctive, familière et grotesque de ce conflit, chaque atrocité d’une partie était égalée ou surpassée par l’autre.

Dans ce théâtre étrange et barbare, témoin d’une tragédie surréaliste, les populations deviennent de simples numéros, des clips vidéo et extraits sonores utilisés à des fins de propagande. Un enfant démembré en train d’être extrait des gravats n’est pas un être humain, ce n’est qu’une façon de marquer des points contre l’« équipe » adverse et de montrer à vos propres partisans et au monde à quel point ils sont monstrueux.

Evidemment, vous restez aveugle à ces mêmes crimes lorsqu’ils sont perpétrés par votre propre camp. Dans cette guerre désensibilisée et déshumanisée, les équipes de tournage arrivent souvent avant les équipes de secours et les ambulances. Nous, les habitants de cette ville, sommes les pions de ce jeu répugnant et nous en avons assez de toutes ces personnes portant armes ou équipements multimédias.

La justification – si l'on peut s'exprimer ainsi – est que toute personne qui vit encore dans les zones contrôlées par la partie adverse la soutient certainement et constitue donc une cible légitime. Bien sûr, l’absurdité de cela est évidente, comme lorsqu’on entend des propos du genre : « S’ils les soutiennent et qu’ils sont tués par nos bombes alors c’est bien, qu’ils aillent en enfer, mais s’ils sont innocents alors Dieu les acceptera comme des martyrs ».

« Ceux qui se battent sont fous »

Samer habite un quartier plus aisé dans la partie tenue par le régime, à l’ouest d’Alep. Il a résisté à l’envie de quitter la ville comme tant d’autres l’ont fait, et a choisi de rester et d’essayer de tenir le coup, mais il est en train de changer d’avis : « Nous avons enduré toutes sortes de difficultés inimaginables, des jours et des semaines sans électricité ni eau, les pénuries, les dangers, la flambée des prix, tout ce qu’on peut imaginer. Nous nous persuadions que nous n’aurions pas à quitter nos maisons, que ça irait mieux. Mais la situation ne cesse de se détériorer. Nous avons perdu tout espoir, ces gens qui se battent, ils sont fous, ils ne s’arrêteront pas avant d’avoir détruit cette ville dans son entier ainsi que tous ses habitants... ces hommes sont fous. »

« Je dois penser à mes enfants, quel sera leur avenir ? Combien de temps puis-je conserver une expression calme quand je vois leurs visages effrayés chaque fois que des bombes explosent ? Je vends tout ce que je possède et je déménage, la destination m’est égale, je veux juste partir d’ici. »

Um Jalal habite sur le front, à Achrafieh, un quartier qui a connu de violents combats entre les deux parties qui tentent d’en arracher le contrôle. Certaines rues ont été littéralement réduites à l’état de ruines au fur et à mesure des échanges d’artillerie lourde. Récemment, la situation s’est tellement détériorée que les habitants ont commencé à évacuer leurs maisons et à fuir vers des zones plus sûres à l’ouest d’Alep, emménageant souvent avec leur famille ou des parents.

« Les tirs étaient constants et nos maisons tremblaient à cause de la force des explosions, nos enfants hurlaient toute la nuit », dit-elle. « A la fin, après plusieurs jours comme ça, nous n’en pouvions plus, nous ne comptions même plus les bombes. Chaque fois que nous entendions une explosion, nous étions persuadés que la prochaine bombe tomberait sur notre maison. Tellement de maisons avaient été touchées dans le quartier. Quand les bombardements se sont momentanément arrêtés dans la matinée, nous avons emballé quelques vêtements et des choses importantes, puis mon mari nous a emmenés chez sa sœur dans une banlieue plus sûre. Beaucoup de nos voisins ont fait de même ce matin-là. »

La partie orientale d’Alep tenue par les rebelles, réduite à l’état de ruines

De l’autre côté de la ligne de front, dans la partie est d’Alep tenue par les rebelles, la situation est bien pire. De lourdes « bombes barils » non guidées et larguées depuis très haut ont détruit des quartiers entiers et ont presque complètement vidé ces zones de leurs habitants, à l’exception de quelques-uns trop têtus ou qui n’ont pas les moyens de partir. Il est impossible de passer d’une partie à l’autre de la ville, sauf en faisant un détour de plusieurs heures et long de centaines de kilomètres à travers les zones sous contrôle rebelle et gouvernemental.

Il est également très difficile de communiquer puisque les infrastructures sont gravement endommagées. Tout ici représente une cible légitime pour les frappes aériennes ou les bombardements. Les écoles et les hôpitaux sont souvent touchés, par stratégie. Les cibles « intentionnelles » sont les différents groupes rebelles et islamistes qui contrôlent ces zones – mais le plus souvent, ce sont les habitants innocents qui sont massacrés.

Omar habitait dans le quartier Sukari, à l’est d’Alep, mais a fui vers les zones tenues par le gouvernement, plus sûres, il y a plus d’un an. Ses parents ont refusé de partir avec lui. Quand une bombe baril est tombée près de son ancienne maison, il a frénétiquement essayé de contacter son père, craignant le pire. « Il refuse de partir, il est têtu. Il croit qu’il perdra sa dignité s’il est contraint de trouver refuge avec d’autres personnes. Il m’a dit qu’il veut mourir dans sa propre maison, il est très fier », m’a confié Omar. « Ils vivent à l’étage inférieur qui est plus sûr, et souvent nos voisins – les seuls encore dans le bâtiment – restent avec mes parents si les bombardements deviennent trop intenses. J’ai réussi à le joindre sur son téléphone portable après de nombreux essais ; ils vont bien, mais sont très secoués. La bombe est tombée à proximité, toutes les vitres de la maison ont été brisées et de nombreuses personnes sont mortes dans la rue. Je pense qu’il est en train de changer d’avis sur le fait de partir. J’essaie de le convaincre. »

Ainsi se poursuit la tragédie d’Alep, tandis que les combats et les massacres constants transforment cette ville autrefois animée et prospère en enfer pour un grand nombre de ses habitants. La machine de guerre continue de récolter les âmes de ses habitants par dizaines, sans que l’on n’en voie la fin.

Pendant ce temps, les mécènes des différents belligérants essaient de gagner du temps, se chamaillent et font pression pour plus de guerre, d’armes et de massacres. Personne ne souhaite visiblement trouver une solution. Alors le bruit des armes continuera à couvrir le bruit de la raison dans ce pays dévasté.

Edward Dark est le journaliste de MEE basé à Alep et écrit sous un pseudonyme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Syriens, accablés par le chagrin, sont assis sur le trottoir près d’un bâtiment qui, selon les habitants, a été ciblé par une bombe baril des forces gouvernementales syriennes larguée sur le quartier d’al-Fardous, tenu par les rebelles, faisant de nombreuses victimes, Alep, le 29 avril 2015 (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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