Aller au contenu principal

Syrie : que signifie vraiment le terme « libéré » ?

La plus grande bataille que les Syriens mènent – et continueront à mener contre le système Assad – ne se terminera pas avec des pourparlers de paix qui légitiment la version de la libération telle que l’entend le régime

Début septembre, lors d’un point presse avec un groupe de travail humanitaire des Nations unies, l’envoyé spécial en Syrie Staffan de Mistura, a proclamé solennellement au sujet de la guerre en Syrie que « le moment de vérité » était « très proche ».

Avec l’avance sur Deir Ezzor et la défaite imminente du groupe État islamique à Raqqa, de Mistura a suggéré qu’il était de plus en plus probable, que pour de nombreux acteurs internationaux impliqués dans le combat contre l’EI, le travail serait bientôt terminé.

Ou, pour reprendre les éléments de langage de Donald Trump, que la « destruction » de l’EI est complète. Pour de Mistura et les Nations unies, cela signifie la transformation de ces zones clés en « zones libérées ».

Les gouvernement occidentaux et arabes ont assimilé la victoire contre les groupes islamistes à cette notion de libération, comme si ces groupes représentaient la seule menace aux notions progressistes de justice et de sécurité

« Deir Ezzor est presque libérée. En fait, pour nous, la ville l’est », a-t-il déclaré lors de la conférence de presse le 6 septembre. « La prochaine sera Raqqa – c’est une question de jours ou de semaines. »

Il est intéressant de regarder comment ce terme « zone libérée » est employé dans le contexte du Moyen-Orient au XXIe siècle, et comment il est sobrement utilisé, la plupart du temps en référence à une activité anti-islamiste.

En juillet 2017, une fois que son armée eut combattu plusieurs milices dont Ansar al-Charia, la filiale d’al-Qaïda, le maréchal libyen Khalifa Haftar, autrefois maréchal sous Mouammar Kadhafi, annonça la libération de Benghazi du « terrorisme », « une libération complète et une victoire de la dignité ».

Assez curieusement, même la coalition menée par les Saoudiens au Yémen, qui a tué des centaines de civiles au cours de frappes aériennes et a provoqué la pire épidémie de choléra au monde, a étiqueté ses victoires territoriales contre al-Qaïda dans les provinces du sud du label « régions libérées ».

Négliger l’activisme local

Je ne suis pas en train de suggérer que retirer les groupes de combattants islamistes de la région n’est pas une priorité. Je questionne simplement le terme utilisé pour des régions comme Deir Ezzor et Raqqa, quand on regarde d’autres villes syriennes où les citoyens gèrent des médias indépendants qui documentent à la fois le régime et les groupes d’opposition.

Ou, comme à Idleb, plus tôt dans l’année, des élections de conseils locaux ont été organisées en dehors du champ du régime et des combattants islamistes.

Les gouvernement occidentaux et arabes ont assimilé la victoire contre les groupes islamistes à cette notion de libération, comme si ces groupes représentaient la seule menace aux notions progressistes de justice et de sécurité, et en négligeant le fait que ces régimes autoritaires sont à la base même de ces sociétés. Ce récit sert à délégitimer les pratiques des citoyens dans leur région menées sur le long-terme et visant à leur libération.

Des soldats irakiens retirent un drapeau de l’EI à Tal Afar, à l’ouest de Mossoul (AFP)

La dénomination « zone libérée » est fréquemment utilisée lorsqu’on parle des régions contrôlées par l’EI, en Syrie et en Irak (voir récemment la libération de Mossoul).

Mais tout au long de l’histoire du conflit syrien en particulier, le terme « libération » a rarement été utilisé par les acteurs internationaux pour décrire la situation dans des régions où les citoyens ont développé leur propre mode de gouvernance, comme à Zabadani.

Courant 2012, et alors même que la ville était assiégée, les habitants de cette banlieue de Damas ont géré leur propre municipalité, autonome et indépendante, élue pour une période via un scrutin démocratique. Après des années de siège, plus tôt cette année, les derniers habitants ont été transférés à Idleb dans le cadre d’un accord entre les rebelles et le régime. Mais leur mode de gouvernance local pendant toutes ces années ne doit pas être oublié.

Un prétexte pour spolier

Nous nous plaignons que la communauté internationale parle trop et n’agit pas assez, mais son utilisation du langage reste importante et en donne le ton sur la façon dont fonctionne la diplomatie. Bien trop souvent, ce langage reflète le point de vue du régime, celui « des djihadistes contre le monde », au lieu de reconnaître l’activisme du peuple syrien, grand et petit, depuis le début du soulèvement.

Oui, il se pourrait que ces régions démocratiquement gouvernées, aient négocié avec les forces d’opposition, et parmi elles les combattants islamistes, et aussi avec les forces du régime, en particulier quand il a été question de sécuriser la nourriture et les ressources pour leur population. Mais ce qui est essentiel, c’est que ces régions se sont auto-gouvernées à l’extérieur de la répression autoritaire à la fois du régime baathiste et des islamistes.

Alors quand on parle des zones libérées en Syrie, de quoi parle-t-on finalement ? D’une fausse et provisoire libération qui permet aux structures sociopolitiques syriennes d’intimidation et de coercition qui prévalaient avant le soulèvement de triompher ?

La définition de la géographie de la libération dans le conflit syrien a toujours été subjective, mais à travers l’influence du régime syrien et de ses alliés internationaux, l’essentiel de la réelle opposition politique du pays a été présentée comme un groupe homogène de terroristes potentiels.

Une reproduction d’image diffusée par Shaam News Network montrant une manifestation contre le gouvernement dans la ville de Zabadani, le 23 avril 2012 (AFP)

La titrisation de l’opposition a affecté l’environnement du pays. En 2012, le président Bachar al-Assad a signé le décret 66 pour permettre la reconstruction des « maisons non autorisées et des villages informels ».

Cette loi a permis des développements urbains comme celui de Basateen al-Razi, de se poursuivre, malgré le fait que beaucoup, comme l’a rapporté le journaliste Tom Rollins, pensent que les projets sont un prétexte pour déposséder par la force ceux qui s’opposent au régime, et planifier un changement démographique.

« Quand Assad a parlé du décret 66, son ministre de l’Administration locale, Omar Ibrahim al-Ghalawanji, a salué ‘’un premier pas dans la reconstruction des zones d’habitat illégales, spécialement celles ciblées par les groupes terroristes armés », écrit Rollins.

« Le matériel promotionnel des médias étatiques pour le développement de Basateen al-Razi en fait un argument similaire. Avec ‘’les terroristes’’ partis, le travail sérieux de construction de la Syrie peut commencer. »

Faits dans le même moule

La façon dont le régime polarise et sécurise le langage n’est pas surprenant si on considère qu’il cherche à se maintenir au pouvoir. Mais maintenant, nous voyons une communauté internationale résignée incapable de trouver des solutions pour la Syrie de l’après-conflit qui ne tournent pas autour du régime d’Assad.

Les pourparlers d’Astana sont un exemple de premier ordre. Dans ces négociations en cours, le concept de « désescalade » est central. Mais encore une fois, quelle sont les conséquences de cette désescalade et qu’est-ce que ce mot recouvre finalement comme réalité ?

La plus grande bataille que les Syriens sont en train de mener et continueront à mener contre le système Assad ne se terminera pas à travers des pourparlers de paix qui continuent à légitimer la position du régime

Ce que la communauté internationale semble vouloir dire aujourd’hui, c’est que le projet de vaincre l’extrémisme islamique dans région touche à sa fin, la guerre arrive à sa fin, et que les avances militaires contre le régime syrien et ses alliés doivent être mises de côté au nom d’un processus de paix non-violent. Au Moyen-Orient, cela, bien sûr, a tendance à leur retomber sur le nez. En guise d’exemple, regardez juste le « processus de paix » israélo-palestinien.

« En ce qui concerne l’opposition, le message est très clair : si elle avait prévu de gagner la guerre, les faits montrent que ce n’est pas le cas. Alors maintenant, il est temps de gagner la paix en négociant et en faisant des concessions des deux côtés », explique de Mistura.

C’est comme si la guerre et la paix n’étaient pas imbriquées, comme si le régime syrien – en contribuant à l’émergence d’al-Qaïda en Irak et en relâchant les combattants prisonniers au début de la guerre – n’avaient pas contribué à la perpétuation de l’extrémisme islamique dans la région et à sa mutation en un État islamique. Mais la guerre comme la paix, le régime syrien comme l’EI n’existent pas dans des univers différents, ils ne s’excluent pas mutuellement.

La plus grande bataille que les Syriens sont en train de mener et continueront à mener contre le système Assad ne se terminera pas à travers des pourparlers de paix qui continuent à légitimer la position du régime dans le pays en vue d’achever une libération partielle. Les commentaires de de Mistura rentrent dans la même rhétorique fatiguée qui répète ad nauseum qu’il doit y avoir un processus politique entre le régime et « l’opposition ».

Après sept années de guerre, et avant cela, plusieurs années pendant lesquelles le régime et la société civile syrienne ont mené de superficielles négociations dans le cadre du Printemps de Damas, quelles sont les chances de gagner la paix ?

Véritable libération

Le prochain round des pourparlers de paix à Astana, prévus en octobre, sera négocié par l’Iran, la Russie et la Turquie, mais en dépit de leur profonde connaissance du conflit, ce sont des interlocuteurs clairement partiaux.

Les pourparlers ont vu les groupes d’opposition renoncer faute de confiance dans la mise en application concrète des décisions, s’il fallait compter sur le régime syrien et ses alliés.

De mauvaises références à des « zones libérées », isolées de leur contexte politique profond, ne permettront ne s’attaqueront pas aux causes de la répression dans le pays, et aux raisons pour lesquelles la libération restera limitée à des zones et ne concernera pas le pays entier.

De Mistura, les Nations unies et la communauté internationale dans son ensemble doivent être cohérents dans leur récit pour une résolution pacifique post-conflit en Syrie, un récit qui reconnaisse l’obstacle fondamental à une paix durable : le régime et l’incapacité de la communauté internationale à mesurer si Assad se conformera à des résolutions non violentes – pour lesquelles le régime et l’opposition auraient donné leur accord – pour un objectif à long terme de justice et de paix en Syrie.

Nous ne divulguons pas l’identité de cet auteur afin d’assurer sa sécurité.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un jeune Syrien marche sous les portraits du président Bachar al-Assad, dans un hôpital de Deir Ezzor le 20 septembre 2017, alors que les forces du gouvernement syrien continuent à avancer avec la couverture aérienne russe, dans son offensive contre l'État islamique dans la province (AFP).

Traduit de l'anglais (original). 

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].