Tournée de l’émir du Qatar en Afrique de l’Ouest : nouveau round de la confrontation intra-Golfe ?
Longtemps, l’Afrique sub-saharienne a été la chasse gardée de la diplomatie française. Qualifié péjorativement de « Françafrique », le schéma des relations entre l’ancienne puissance dominatrice et ses colonies du siècle dernier avait en effet su résister à l’usure du temps. Bénéficiant de puissants relais auprès des dirigeants africains, Paris s’était taillée la part du lion dans les marchés qu’offrait la reconstruction de ces pays.
Un continent au centre des convoitises
Ce continuum colonial a, ces dernières années, été battu en brèche par d’autres acteurs qui ont décelé dans le continent noir les prémisses d’un « nouveau monde ». Les États-Unis, mais également la Chine, ont depuis le milieu des années 90 considérablement augmenté leur présence, jusqu’à parfois supplanter la France comme premier partenaire commercial ou militaire.
Pour les pays arabes en revanche, l’Afrique a longtemps été considérée comme un continent dénué de valeur. Seuls le Maroc, la Libye de Kadhafi et l’Arabie saoudite ont figuré parmi les rares États arabes à entretenir des partenariats poussés qui leur offraient la possibilité d’étendre leur zone d’influence tant sur le plan diplomatique qu’idéologique.
Depuis l’ère de cheikh Hamad, l’émirat a consenti d’importants efforts pour développer sa présence en Afrique
La visite de l’émir du Qatar doit en partie être replacée dans ce contexte. Depuis l’ère de son père, cheikh Hamad, dont la prise du pouvoir remonte à juin 1995, l’émirat a consenti d’importants efforts pour développer sa présence en Afrique. Cette implication s’est notamment matérialisée par une forte activité dans le domaine de la médiation des crises qui déchiraient le continent.
Au cours de la décennie 2000, le Qatar a par exemple été à la manœuvre dans divers processus de réconciliation, qu’il s’agisse du différend entre l’Érythrée et Djibouti ou celui relevant du « processus de Darfour » qui devait mettre un terme à la terrible guerre civile qui frappait le Soudan.
Parallèlement à cette offensive diplomatique, Doha a depuis 2005 identifié un certain nombre de partenaires dans le but de s’offrir des perspectives de développement et d’acquisitions au profit de son ambitieux fonds souverain, Qatar Investment Authority (QIA). Doté d’une réserve estimée à près de 300 milliards de dollars, ce dernier a particulièrement investi dans le secteur agricole, l’émirat considérant les riches terres arables africaines comme une manière de s’assurer une autosuffisance alimentaire.
De même, le potentiel touristique de certaines régions a été dans le collimateur du QIA. Des contrats ont ainsi été signés avec des pays comme le Kenya et l’Éthiopie en vue de mettre en valeur des régions au fort potentiel aquatique et balnéaire. Preuve de cette collaboration, Qatar Airways annonce régulièrement l’ouverture de nouvelles liaisons aériennes avec des villes situées dans les quatre coins d’un continent fort d’une superficie de 30 millions de kilomètres carrés (près de soixante fois celle de la France).
L’Afrique, terre de confrontation de la rivalité intra-Golfe
Néanmoins, au-delà du prolongement de la politique de partenariats bilatéraux menée par son père, l’émir Tamim est venu chercher en Afrique du soutien politique dans la crise qui l’oppose à ses voisins. Sa tournée actuelle dans six pays d’Afrique de l’Ouest est ainsi son troisième déplacement diplomatique d’envergure depuis la fin de l’été.
Cette tournée est destinée à démontrer la capacité du petit émirat à déjouer le projet de ses rivaux qui espéraient réduire au maximum son influence dans le concert des nations
Après avoir visité la Turquie, l’Allemagne et la France au mois de septembre et s’être rendu dans plusieurs pays d’Asie au mois de novembre, ce voyage vise à accréditer l’idée selon laquelle le Qatar est loin d’avoir été mis à genou par un embargo qui est entré dans son sixième mois. D’une certaine manière, cette tournée est ainsi destinée à démontrer la capacité du petit émirat à déjouer le projet de ses rivaux qui espéraient réduire au maximum son influence dans le concert des nations.
De même, ce déplacement est d’autant plus symbolique qu’il concerne des pays qui s’étaient alignés sur les positions du camp saoudo-émirien.
Décidé à rallier le maximum de gouvernements dans sa décision de mettre son petit voisin sous blocus, Riyad avait même menacé au début du mois de juin de baisser son aide à certains pays du continent – voire à faire du chantage aux visas pour le pèlerinage – afin de les forcer à rompre avec le Qatar. Première étape de la visite du monarque saoudien, le Sénégal avait par exemple dès le début du mois de juin rappelé son ambassadeur à Doha, manifestant ainsi un parti-pris évident. Néanmoins, la diplomatie qatarie s’est attelée ces derniers temps à recoller les morceaux de sorte à renouer avec un acteur majeur du sous-continent.
Le Qatar est venu trouver du soutien dans sa stratégie consistant à crédibiliser son image d’acteur international résolument engagé dans la lutte contre le financement du terrorisme
Enfin, ce voyage de l’émir, qui doit également l’amener au Mali, au Ghana, en Guinée et au Burkina Faso, est destiné à profiter du potentiel de croissance que ces pays détiennent. L’Afrique n’est plus en effet cet espace condamné au marasme et qui vit en marge du monde. Même si beaucoup reste à faire en matière de développement, de nombreux observateurs prédisent que le continent représente un « nouvel eldorado » sur bien des aspects. En témoignent les taux de croissance démographique et économique qui font de certains pays des futurs géants, à l’instar du Nigéria ou de l’Éthiopie.
Last but not least, le Qatar est venu trouver du soutien dans sa stratégie consistant à crédibiliser son image d’acteur international résolument engagé dans la lutte contre le financement du terrorisme.
L’étape malienne, la deuxième de la tournée, est de ce point de vue cruciale. Dans un pays frappé par la montée en puissance de certains groupes terroristes, le Qatar s’est dit prêt à signer des accords de coopération sécuritaire en matière de surveillance, de contribution militaire et de lutte contre le financement des organisations sectaires.
Ce point semble décisif eu égard à certaines idées véhiculées dans la presse occidentale selon lesquelles Doha aurait par le passé adopté une position ambiguë à l’égard de certaines formations radicales.
- Nabil Ennasri est docteur en science politique et directeur de L'Observatoire du Qatar. Il est aussi l'auteur de L’énigme du Qatar (Armand Colin). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @NabilEnnasri
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Photo : photo fournie par le service de presse de la présidence sénégalaise le 20 décembre 2017 montrant le président sénégalais Macky Sall (à droite) et l’émir du Qatar Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani (à gauche) entrer dans le palais présidentiel de Dakar, dans le cadre de la tournée de l’émir du Qatar en Afrique de l’Ouest (AFP).
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