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Kais Saied et la Libye, un souverainisme sans moyens

Kais Saied était en visite à Paris dans un contexte marqué par l’activisme turc en Libye, très mal perçu par la France. Alors que les tensions régionales s’importent dans la vie politique tunisienne, il devait rassurer Paris sans inquiéter Tunis
Emmanuel Macron reçoit Kais Saied à l’Élysée, le 22 juin 2020 (AFP)
Emmanuel Macron reçoit le président tunisien Kais Saied à l’Élysée, le 22 juin 2020 (AFP)

Programmée de longue date (et prévue initialement le 23 mars), la visite du président tunisien Kais Saied à Paris les 22 et 23 juin tombait à point nommé dans un contexte dominé par l’échec de l’offensive du maréchal à Haftar sur Tripoli et l’appui militaire turc au Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj.

La préoccupation de Paris était de mieux comprendre l’approche du nouveau chef d’État sur le dossier et surtout de mesurer à quel point il était perméable à l’activisme turc dans la région.

L’arrivée en force de la Turquie comme nouvel acteur est en effet perçue comme un « risque stratégique et politique durable » par la France. L’engagement militaire turc a donné lieu à un incident maritime entre bâtiments de guerre des deux pays le 17 juin.

De manière plus substantielle, Ankara veut établir deux bases militaires en Libye. Au-delà de cette dimension militaire, l’implantation turque en Libye par l’entremise de Fayez al-Sarraj chamboule aussi la géographie économique de la région.

La conclusion d’un accord entre Erdoğan et Sarraj, le 27 novembre 2019, pour redéfinir les zones économiques exclusives turque et libyenne en Méditerranée permettrait à Ankara de contrôler l’exploitation et l’exportation du gaz découvert au large de Chypre.

La construction d’une base militaire navale turque à Misrata contrarierait aussi la mise en œuvre du contrat, conclu en janvier 2011 et jamais appliqué, qui attribue la gestion du port de Misrata à la compagnie française Bolloré Africa Logistics.

Le contrôle du littoral par la Turquie lui donnerait également le contrôle des flux migratoires et un nouvel atout pour négocier avec l’Union européenne (UE), toujours demandeuse d’une sous-traitance de la gestion des migrants par les pays de la rive sud de la Méditerranée.

Plus généralement, un condominium russo-turc en Libye achèverait de marginaliser l’influence européenne dans la région. Bien que soutenant les deux camps adverses, Moscou et Ankara partagent, outre des visées sur les ressources énergétiques libyennes, ce même objectif stratégique.

De manière plus anecdotique, mais symboliquement significative, la motion présentée par le groupe parlementaire d’al-Karama pour demander des excuses à la France pour les crimes de la colonisation (qui n’a obtenu que 77 voix sur les 109 nécessaires) était d’abord à usage interne. Mais elle a été perçue à Paris comme un signal hostile à son influence actuelle dans la région.

La Tunisie, porte ouverte pour Ankara ?

Dans cette lutte entre puissances, la Tunisie, frontalière de la Libye, est-elle devenue une alliée de la Turquie ?

Le 25 décembre, Recep Tayyip Erdoğan s’était invité à Tunis auprès d’un Kais Saied investi depuis quelques semaines seulement. Alors qu’Ankara préparait son offensive militaire pour modifier le rapport de force au profit du GNA, de plus en plus isolé par l’offensive de Haftar, le président turc avait-il sollicité l’appui tunisien comme base arrière ou comme canal d’acheminement ?

Un premier communiqué de la présidence avait suggéré une telle requête, tout en affirmant l’avoir refusée, avant de démentir qu’elle ait même été formulée.

L’appel téléphonique de Rached Ghannouchi, président du Parlement, à Fayez al-Sarraj, le 18 mai, pour le féliciter après la victoire militaire à Tripoli avait été perçu comme un soutien non seulement au chef du gouvernement légitimement reconnu par les Nations unies, mais indirectement à l’intervention turque.

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La perspective d’une victoire du maréchal Haftar sur Tripoli était perçue à Tunis, notamment par Ennahdha, comme le risque d’un retour à une dictature militaire avec le soutien des pays hostiles à la démocratie tunisienne.

Cette initiative de Rached Ghannouchi a néanmoins suscité un tollé à Tunis de la part des partis opposés aux Frères musulmans et plus ou moins directement soutenus par les Émirats arabes unis. Ce qui a été considéré comme une interférence géopolitique du chef d’Ennahdha a réactualisé le clivage idéologique dont la violence avait paralysé la première phase de la transition en Tunisie, en 2012 et 2013.  

Rached Ghannouchi a relativisé, depuis, la portée de son appel – une simple démarche « protocolaire » a-t-il affirmé – tandis qu’Abir Moussi, cheffe de file du Parti destourien libre (PDL), relais de l’influence émiratie et farouchement hostile à la normalisation d’Ennahdha, a rassemblé 94 voix (sur 217) au Parlement pour condamner l’ingérence turque en Libye.

Au-delà d’un positionnement symbolique, l’implantation de relais des différentes influences régionales (turques et émiraties notamment) au sein de l’État tunisien et de ses appareils de renseignement et de sécurité est l’une des modalités occultes les plus dures de cette lutte d’influence.

Cette tension géopolitique importée s’ajoute à la concurrence entre le président du Parlement et le président de la République pour le contrôle de la coalition gouvernementale.

Pour Kais Saied, ce premier déplacement à Paris était un exercice particulièrement difficile de déminage diplomatique et intérieur

Autant dire que pour Kais Saied, ce premier déplacement à Paris était un exercice particulièrement difficile de déminage diplomatique et intérieur.

Emmanuel Macron a exprimé clairement son message lors de la déclaration conjointe : « La Turquie joue un jeu dangereux en Libye ». Ce à quoi Kais Saied a répondu que « même si l’intervention turque est dotée d’une légalité supérieure à celle des autres pays, puisqu’elle répondait à l’invitation du gouvernement de Tripoli, toute ingérence extérieure est un danger et envenime la situation et accroît le risque d’une partition de la Libye ».

Une allusion implicite aux ingérences des Émirats, de l’Égypte et de la Russie que se garde bien de condamner la France, dont le soutien à Haftar est un secret de Polichinelle. Mais il était difficile à Kais Saied, au moins publiquement, de mettre explicitement son hôte en cause.

Hostile aux interférences extérieures, le président tunisien a martelé son attachement à une solution libyenne et rappelé l’invitation de chefs de tribus libyennes à Tunis, le 24 décembre. Une option qui a surpris la diplomatie française, d’autant que les personnalités choisies ne semblaient pas les plus représentatives. Kais Saied souhaite en effet une solution fondée sur une Constitution provisoire élaborée par les tribus sur le modèle de la Loya jirga en Afghanistan.

Double faiblesse

Ses conceptions sur la politique libyenne paraissent en réalité un peu datées aux yeux des nouveaux acteurs politiques libyens, et le recours aux tribus pour régler le conflit renvoie non seulement au fonctionnement de l’ancien régime mais aussi au « plan de paix » égyptien que Paris soutient sans réserve et que le GNA refuse.

Ce plan, dont l’objectif, selon les termes du porte-parole du Quai d’Orsay, est d’aboutir à « la mise en place d’un contrôle et d’une allocation équitable des ressources libyennes, ainsi qu’à la relance du dialogue politique inter-libyen », paraît surtout chercher à obtenir par la voie diplomatique ce que le maréchal Haftar n’a pu obtenir par la voie militaire.

Jusqu’à présent, la Tunisie s’en tenait à la légalité du GNA, le seul reconnu par l’ONU. Or Kais Saied, s’il a rappelé cette position, a ajouté que cette légitimité internationale « n’[était] pas éternelle » et que la légalité d’un gouvernement libyen devrait s’appuyer sur une légitimité populaire.

Cette position en apparence équilibrée souffre d’une double faiblesse. Il ne suffit pas de proclamer le principe du rejet des ingérences extérieures pour qu’elles cessent. Il est tout aussi illusoire à présent de vouloir renationaliser le conflit libyen que de proclamer en 1914 que le sort de l’Alsace-Lorraine était une question strictement franco-allemande.

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En revanche, relativiser la légitimité du GNA, qui tient le maréchal Haftar pour un putschiste avec lequel il est hors de question de négocier, ouvre de facto la voie à une redéfinition des rapports de force.

Sans être un soutien à l’initiative du Caire, qui a menacé de déployer ses forces face au GNA joignant ainsi les geste de guerre à la parole de paix, la position de Kais Saied fissure l’axe Ankara-Tunis-Tripoli qu’Ennahdha souhaiterait consolider. Il n’en fallait sans doute pas plus à Emmanuel Macron.

Cette brèche a conforté les craintes d’Ennahdha de voir Kais Saied « retourné » par Paris. D’autant plus que le président tunisien a sévèrement « rappelé à l’ordre » Rached Ghannouchi, dont l’appel du 18 mai à Fayez al-Sarraj était « une faute » et « n’exprime pas la position officielle de la Tunisie » : « Il n’y a qu’un seul chef d’État, il n’y a qu’une seule diplomatie. […] Je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds », a-t-il sèchement conclu.

En évoquant dans ses entretiens avec France 24 (en français et en arabe) la demande d’excuse à la France, Kais Saied, invité par les autorités françaises, ne pouvait évidemment qu’arrondir les angles. Mais en tentant maladroitement de distinguer la « colonisation » en Algérie de la « protection » française en Tunisie, il a paru vouloir relativiser l’exploitation coloniale et suscité une petite polémique sur la solidité de ses convictions souverainistes.

Les retombées intérieures de cette visite à Paris ont donc exacerbé les tensions. Et ce ne sont pas les 350 millions d’euros d’aide budgétaire française pour l’appui aux réformes, ni la promesse d’une aide pour la réalisation d’une cité médicale à Kairouan, projet cher au cœur du président, qui apaiseront le climat.

Climat d’ailleurs particulièrement détérioré ces derniers jours par l’offensive des deux formations alliées d’Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition al-Karama, pour déstabiliser le Premier ministre Elyes Fakhfakh.

Un « grand jeu » géostratégique en Méditerranée

La « naïveté » d’un président novice en politique étrangère n’explique pas à elle seule le manque de force de la Tunisie pour équilibrer le jeu régional.

Sa neutralité négative est le produit d’une dépendance financière et de l’absence de capacité de projection militaire. Or, son environnent régional est en train de se durcir considérablement.

Le conflit libyen a ouvert la porte à des acteurs puissants (Turquie, Russie). L’exploitation et l’acheminement des ressources gazières en Méditerranée orientale accélère la militarisation de la zone et implique également Israël.

Au sud, le groupe État islamique (EI) s’implante en profondeur dans les failles des crises politiques africaines, sans que l’opération militaire française Barkhane, au Sahel, ne parvienne à l’endiguer.

À l’est, la perspective d’une révision de la Constitution algérienne pour autoriser les opérations militaires à l’étranger va accentuer la course à l’armement entre le Maroc et l’Algérie.

Dans un contexte de militarisation, de surenchères nationalistes, de durcissement autoritaire, de guerre énergétique, de répression des flux migratoires…, le sud de la Méditerranée est redevenu le théâtre d’un « grand jeu » entre puissances dans lequel la Tunisie n’a d’autre atout que sa stabilité politique et son autorité morale.

Or, cette conflictualité régionale s’importe dans sa vie politique intérieure, déchire sa classe politique et affaiblit la capacité de ses gouvernements à traiter la crise économique et sociale. Elle fragilise ainsi davantage sa position. Une urgence dont les acteurs politiques tunisiens ne semblent pas conscients.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Thierry Brésillon is an independent journalist based in Tunis since April 2011. He previously edited a monthly publication for an international solidarity organisation and covered the conflicts in Africa and in Israel-Palestine. He tweets @ThBresillon
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