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Le pouvoir tunisien veut-il rebâtir le mur de la peur ?

Face aux protestations, le gouvernement a opté pour la manière forte : arrestations massives et intimidation des défenseurs des droits. Les intérêts d’un pouvoir affaibli et d’une institution sécuritaire rétive à la démocratie convergent pour restaurer un État policier
Depuis le début des émeutes dans les périphéries urbaines au moment du dixième anniversaire de la révolution, le gouvernement, sous l’autorité de Hichem Mechichi, chef du gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim, a fait le choix d’une réponse répressive (AFP)
Depuis le début des émeutes dans les périphéries urbaines au moment du dixième anniversaire de la révolution, le gouvernement, sous l’autorité de Hichem Mechichi, chef du gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim, a fait le choix d’une réponse répressive (AFP)

En prévision de la marche organisée samedi 6 février à l’occasion du huitième anniversaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, l’un des principaux leaders de la gauche, en 2013, la police a littéralement mis Tunis en état de siège

Dès le matin, la grande avenue Habib Bourguiba, où elle devait avoir lieu, a été vidée de tous ses passants, les commerces ont été fermés. L’accès au centre-ville a été bloqué plusieurs kilomètres en amont, des barrages filtrants pour les piétons refoulaient ceux qui étaient susceptibles de se rendre à la manifestation. 

Les jeunes ont été particulièrement contrôlés. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur a justifié ce dispositif jamais vu par la nécessité d’assurer la sécurité de la manifestation. Mais il est évident qu’il avait pour but de limiter la participation. Quelques milliers de manifestants ont néanmoins réussi à regagner l’avenue Bourguiba.

Des policiers affrontent des manifestants, le 6 février 2021, à Tunis (AFP)
Des policiers affrontent des manifestants, le 6 février 2021, à Tunis (AFP)

Le gouvernement soutenu par Ennahdha (islamo-conservateur) Qalb Tounes (droite libérale) et al-Karama (islamiste) est sous la pression d’une série de protestations depuis le mois de novembre. Coordinations des mouvements sociaux dans les régions d’abord, puis soulèvements dans les quartiers populaires au mois de janvier et, à présent, mobilisation politique contre le retour de l’État policier.

La démonstration de force de samedi était donc à la fois le signe de la nervosité du gouvernement et une manière pour la police de réaffirmer son pouvoir.

Depuis le début des émeutes dans les périphéries urbaines au moment du dixième anniversaire de la révolution, le gouvernement, sous l’autorité de Hichem Mechichi (indépendant), chef du gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim, a fait le choix d’une réponse répressive, tant policière que judiciaire. 

« Des décrets ressortis des cimetières des lois »

Entre le 14 et le 30 janvier, dix-sept gouvernorats (sur vingt-quatre) ont été le théâtre de mouvements de protestation, de nuit ou de jour. 

« Ils ont tous été suivis de descentes de police, d’usage abusif de gaz lacrymogènes et d’arrestations arbitraires », selon une étude présentée lors d’une conférence de presse le 4 février de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et de l’Association tunisienne pour la justice et l’égalité (Damj). Ces organisations ont recensé 1 680 arrestations. Parmi les 777 dossiers transmis à la LTDH, 126 concernent des mineurs.

« La plupart des mineurs ont été arrêtés lors de descentes à domicile, toujours selon ce rapport. Dans 80 % des cas, des membres de leur famille ont été agressés. Tous ces mineurs, sans exception, ont été forcés de désigner les protestataires de leur quartier. Ils ont été contraints de signer des aveux sous la menace et la violence. Ces violences ont été documentées et les traces constatées par le procureur. »

La qualification des actes reprochés aux personnes arrêtées a fait l’objet d’une véritable « stratégie d’intoxication du parquet dans le but de grossir la dangerosité des événements et d’obtenir les condamnations maximales », estime la Ligue. 

« Tous ces mineurs, sans exception, ont été forcés de désigner les protestataires de leur quartier. Ils ont été contraints de signer des aveux sous la menace et la violence. Ces violences ont été documentées et les traces constatées par le procureur »

- La LTDH et Damj

« Les mêmes faits ont été chargés de plusieurs chefs d’inculpation. Des décrets de l’époque beylicale [au XIXe siècle] tombés en désuétude ont été ressortis du cimetière des lois. Cette pratique contredit la logique des droits et libertés parce que ces textes ont été conçus pour des sujets et non pour des citoyens », a relevé Nawres Douzi, membre de la LTDH, lors de la conférence de presse. Et alors que les premiers procès ont déjà eu lieu, elle note aussi : « Nous n’avions jamais observé une justice aussi rapide, même à l’époque de la Cour de sûreté de l’État. » 

Quelques cas de condamnations abusives ont été évoqués sur la page du groupe Wrong Generation. Comme cet étudiant de 22 ans arrêté le 17 janvier à El Mourouj, condamné à un an et demi de prison alors qu’il était sorti acheter un médicament pour sa mère et qu’il avait l’ordonnance. 

Ou ce gardien de nuit de 23 ans, arrêté lui aussi le 17 janvier, tabassé dans le fourgon, puis au commissariat. Après avoir signé un procès-verbal sous la contrainte, il a été emmené à l’hôpital, où le policier qui l’accompagnait a refusé qu’il reçoive des points de suture au visage et à la jambe. Il a été condamné à un an et six mois de prison pour association de malfaiteurs et destruction de biens d’autrui, malgré les attestations sur l’honneur des commerçants pour lesquels il travaille.

Une première manifestation sur l’avenue Bourguiba, le 23 janvier, pour protester contre cette escalade répressive a donné l’occasion au ministère de l’Intérieur d’exhiber ses camions anti-émeutes flambant neufs arrivés la veille de Marseille.

Le 26 janvier, le quartier de l’Assemblée où les nouveaux ministres du gouvernement sollicitaient leur investiture, a été totalement bouclé pour éloigner une manifestation, tandis qu’à Sbeïtla, dans le centre du pays, les funérailles de Haykel Rachdi, un jeune homme mort la veille des suites d’une blessure à la tête occasionnée par une grenade lacrymogène (une version mise en doute par la police), ont été noyées sous les gaz lacrymogènes après des incidents avec les forces de l’ordre.

Un choc culturel

Dans ce contexte de tensions croissantes, la manifestation du 30 janvier à Tunis représente un tournant. 

La condamnation, la veille, par le tribunal du Kef (dans le nord-ouest du pays), de trois jeunes à 30 ans de prison, alors qu’ils avaient été surpris en train de fumer un joint dans un vestiaire, a cristallisé une colère générationnelle contre le système répressif, venue s’ajouter à la dénonciation de la violence policière face aux protestations sociales.

Devant un mur de policiers, manifestaient des jeunes dont les codes sont différents des manifestations habituelles : jets de peinture, jeunes femmes proférant des insultes ou écrivant sur les boucliers avec du rouge à lèvres, doigts d’honneur, joint exhibé face à la police, danseur de hip-hop et même un drapeau LGBT… Les forces de l’ordre n’ont pas réagi sur le coup, mais ces comportements ont été ressentis comme un véritable affront par la corporation policière. 

Un jeune Tunisien tague le bouclier d’un policier, lors de la manifestation du samedi 30 janvier contre la répression policière, à Tunis (AFP)
Un jeune Tunisien tague le bouclier d’un policier, lors de la manifestation du samedi 30 janvier contre la répression policière, à Tunis (AFP)

Les syndicats des forces de l’ordre ont alors réagi de manière particulièrement virulente. 

Durant la première phase des protestations, leurs pages Facebook tendaient à démontrer le caractère criminel des émeutes des quartiers populaires. Mais le face-à-face tendu du 30 janvier, malgré l’absence de violence physique, a touché une autre fibre.

Le statut publié par un agent des forces de l’ordre, membre d’une des organisations syndicales, témoigne de ce choc culturel : « Durant la nuit qui a suivi, aucun policier n’a pu dormir. Les larmes des hommes sont amères parce que tout passe, sauf l’humiliation et le mépris. […] Nous avons déjà reçu des balles, été frappés par des objets, pris des feux d’artifice, et nous avons oublié, mais on n’oubliera pas ceux qui ont essayé par tous les moyens de nous humilier. […] Et là, un ‘’vendu’’ apparaît et parle de droits de l’homme ! »

Les images de la manifestation ont été abondamment commentées sur les pages des syndicats des forces de l’ordre et de leurs sympathisants. Une jeune femme, déjà repérée le 26 janvier devant l’Assemblée sortant une pierre de son sac, photographiée le 30 janvier en train de montrer son caniche aux policiers et vue dans des vidéos en train de les insulter, fait depuis l’objet d’une intimidation systématique. 

Elle a d’abord été enlevée par des policiers en civil, violentée et agressée sexuellement, avant d’être abandonnée sur un terrain vague

Elle a d’abord été enlevée par des policiers en civil, violentée et agressée sexuellement, avant d’être abandonnée sur un terrain vague. « Un policier a publié mon extrait de naissance, avec l’adresse de mon grand-père et celui du jardin d’enfants de mon fils. Mon numéro a été rendu public. J’ai reçu 200 appels de menace depuis », a-t-elle ensuite témoigné sur sa page Facebook.

Le 3 février, sa convocation au poste de police a été publiée sur une page Facebook intitulée « Les lions de la police républicaine » avec ce commentaire à connotation sexuelle : « Un “tuyau” va éclater ». Lors de sa détention au dépôt de Bouchoucha, de sinistre réputation, le 4 février, « elle a été victime d’une grande violence », selon son avocat Me Yassine Azaza. « Elle est sortie avec des bleus sur tout le corps et des hématomes à la tête et elle a perdu une dent. » Elle a été relâchée en attente de son procès et elle a porté plainte pour violence et torture.

Me Yassine Azaza, alors qu’il se trouvait le 6 février dans une ruelle devant un poste de police pour porter assistance à des personnes arrêtées lors de la manifestation, a été violemment frappé à la tête par des inconnus et hospitalisé quelques heures. L’Association tunisienne des jeunes avocats a déposé une plainte contre le chef du gouvernement, Hichem Mechichi. 

Menaces via les réseaux sociaux

Selon la LTDH, depuis le 30 janvier, 32 militants de la Ligue, de Damj et d’autres associations ont été menacés via les réseaux sociaux, sur les pages de hauts responsables des organisations syndicales : des appels au viol, au meurtre… Au total, plus de 120 statuts insultants ont été relevés employant des termes tels que : « prostituées », « déviants sexuels », etc.

« Le 1er et le 2 février », rapporte encore la LTDH, « sept vidéos où apparaissent des leaders syndicaux à l’avenue Bourguiba, à la Kasbah, à Sfax ou à Gafsa, menacent les responsables de la LTDH en donnant leur nom. Depuis le 3 février, deux militants de Damj ont été arrêtés, leurs domiciles ont été fouillés, ils ont été accusés sur la base de l'article 230 [qui criminalise l’homosexualité, ndlr] et d'autres articles sur les bonnes moeurs, selon une pratique qui avait cours du temps de Ben Ali. »

Le journal en ligne (arabophone) Al Qatiba a dit avoir reçu trois témoignages attestant que, dans les jours suivants la manifestation du 30 janvier, « des syndicalistes policiers ont appelé les rédacteurs en chef de radios régionales et menacé d’agresser leurs journalistes s’ils critiquaient les syndicats ».

Le 2 février, des fonctionnaires de police ont défilé à Sfax à l’appel de l’Union nationale des forces de sécurité intérieure alors qu’un procès de manifestants avait lieu le même jour. Une partie du cortège s’est dirigée vers le tribunal et deux observateurs de la LTDH ont été agressés. 

Les slogans entendus lors de la marche et les communiqués illustrent l’état d’esprit de la corporation : « La dignité avant le pain ! Nous sommes les enfants des fellaghas [les combattants de l’indépendance] et eux, les descendants des collabos des colons. Il n’y aura pas de silence tant que les nobles de l’institution sécuritaire seront la cible d’une caste d’extrémistes et d’associations d’homosexuels ! »

Un îlot d’ancien régime dans l’appareil d’État

Cette colère des syndicats témoigne de la persistance au sein de l’appareil d’État (et de la société) d’un imaginaire qui relie l’absolutisation de l’État et la défense d’un conservatisme moral contre la « perversion occidentale » et associe démocratie, droits de l’homme et déviance sexuelle comme des dangers pour l’identité nationale.

Mais elle témoigne surtout de l’autonomisation croissante d’une institution sécuritaire opaque, restée, tel un îlot d’ancien régime, relativement hermétique au nouvel esprit post-2011. 

Elle n’a cessé, depuis, de reconstituer son pouvoir d’influence sur le politique. Les syndicats des forces de l’ordre ont exercé un chantage pour garantir leur impunité dans les affaires liées à la répression sous l’ancien régime, ouvertes dans le cadre de la justice transitionnelle. 

L’échec social des gouvernements depuis dix ans place la corporation policière à nouveau en première ligne pour protéger le gouvernement face à la colère populaire

Les attentats de 2015 ont largement contribué à redonner à la corporation policière des marges de manœuvre. L’échec social des gouvernements depuis dix ans la place à nouveau en première ligne pour protéger le gouvernement face à la colère populaire, et lui redonne du poids dans l’équation politique au point de pouvoir faire pression sur la stratégie sécuritaire du gouvernement.

Dans un communiqué du 4 février, l’UGTT a dénoncé des actes témoignant d’une « planification méthodique pour le retour à la tyrannie ».

De son côté, le président de la République Kais Saied a effectué, le 2 février, une visite inopinée au ministère de l’Intérieur durant laquelle il a pointé le danger d’une « instrumentalisation de l’institution sécuritaire à des fins politiques » et déclaré qu’il était nécessaire « d’unifier l’action syndicale pour créer une union générale des forces de sécurité intérieure, dont la représentativité est fondée sur l’élection ».

Lors de la même visite, s’il a souligné l’importance d’assurer la sécurité et de ne pas porter atteinte à l’institution sécuritaire, il a insisté, avec des regards appuyés vers Hichem Mechichi, sur le respect les libertés. 

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Le chef du gouvernement, lors d’une réunion le lendemain avec les cadres des organisations syndicales, a salué leur professionnalisme et promis de traiter les dossiers de leurs revendications sociales en suspens. On aura du mal à discerner l’ombre d’un recadrage.

Dans un cruel retournement de l’histoire, les militants d’Ennahdha, autrefois persécutés, torturés par les forces du ministère de l’Intérieur, puis sous pression permanente des menaces des syndicats des forces de l’ordre depuis 2011, louent aujourd’hui ces mêmes forces de police qui tentent de rebâtir le mur de la peur pour protéger le pouvoir affaibli de leur parti de plus en plus impopulaire. Une convergence qui ne durera probablement que le temps qu’il reste au pouvoir.

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