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Turquie : les Kurdes paient le prix de la répression post-coup d’État

L’état d’urgence en Turquie a rendu la relation entre l’État et les Kurdes plus déséquilibrée que jamais

L’histoire qui fait le plus grand bruit en Turquie aujourd’hui est la quête de l’État pour sauver la démocratie des ennemis qui menacent d’en finir avec elle en complotant sans cesse des putsches.

Mais sous cette histoire gisent deux non-dits : l’« ennemi » est de moins en moins représenté par les comploteurs et de plus en plus par les Kurdes. Et l’État de « démocratie » est de moins en moins respectueux de l’État de droit et s’inscrit de plus en plus dans la lignée des actions de gouvernements précédents parvenus au pouvoir grâce à des coups d’État.

Après celui raté du 15 juillet, la plupart des partis turcs ont soutenu la lutte du gouvernement contre les putschistes, tout en s’inquiétant pour l’État de droit et la démocratie. Leurs mises en garde à l’aube du coup étaient prémonitoires : les décrets du gouvernement publiés récemment dans le cadre de l’état d’urgence – de l’arrestation de journalistes au licenciement de maires kurdes (et probablement bientôt la destitution de députés kurdes) en passant par la purge d’enseignants kurdes – ont poussé la démocratie vers ses limites et marqueront une nouvelle ère dans la relation entre l’État et les Kurdes.

Cette nouvelle offensive du gouvernement contre les politiques kurdes ne diffère pas de ce qu’une junte militaire aurait fait

Alors que nous ne saurons jamais ce qu’un coup d’État réussi aurait engendré en juillet, les putsches précédents en Turquie ont montré que cela aurait permis au nouveau régime de réprimer la dissidence. En effet, toutes les juntes précédentes ayant pris le pouvoir en Turquie par le biais d’un coup d’État l’ont fait sous la bannière du rétablissement de l’ordre.

Mais telle qu’elle se présente, cette nouvelle offensive du gouvernement contre les hommes politiques kurdes ne diffère pas de ce qu’une junte militaire aurait fait.  

Danger des décrets gouvernementaux

Depuis la tentative ratée de coup d’État le 15 juillet dernier, Ankara a largement mis de côté l’État de droit pour gouverner par décrets, autorisés sous l’état d’urgence afin de restaurer l’ordre dans le pays.

Ces décrets ont permis à l’exécutif de contourner des restrictions légales et bureaucratiques complexes établies dans le but de contrôler et remettre en cause son pouvoir. Ils peuvent même restreindre les droits et libertés individuelles sans conséquence, et sont immunes à la Convention européenne des droits de l’homme, à laquelle la Turquie est signataire.

Profitant des prérogatives de la lutte contre le coup d’État, Ankara a propagé l’idée selon laquelle les comploteurs, en grande partie menés par le religieux musulman Fethullah Gülen, collaboraient avec l’insurrection du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) pour renverser le gouvernement.

Suite à l’effondrement de la paix entre PKK et le gouvernement l’année dernière, le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a accru ses opérations contre l’insurrection au nom de la lutte contre le terrorisme. À présent, les pouvoirs exécutifs incontrôlés, revigorés par la théorie du complot putschiste, facilitent la campagne du gouvernement non seulement contre les militants armés du PKK, mais contre tout mouvement politique kurde.  

Lutte de pouvoir pour la gouvernance locale

Si l’interruption du cessez-le-feu n’avait pas déjà enlevé la couverture des progrès largement encensés de l'AKP dans les relations kurdes, la manœuvre de la semaine dernière visant à déposer les maires élus et à empiéter sur leur gouvernance démocratique a constitué une provocation contre le projet politique kurde dans son ensemble.

Soutenu par un décret gouvernemental, le ministre de l’Intérieur a pris de contrôle de 28 municipalités élues, essentiellement dirigées par le Kurdish Democratic Regions Party (DBP), au nom de la sauvegarde de la démocratie : quatre d’entre elles avaient soi-disant des liens avec le mouvement güleniste et 24 avec le PKK.

En dépit du fait qu’il s’agisse de villes aux longues traditions d’activité politique kurde et d’une forte participation aux élections locales, les nouveaux maires ont été nommés directement par le ministère de l’Intérieur – sans surveillance judicaire – et venaient pour la plupart des gouvernorats centraux, lesquels étaient déjà triés sur le volet par le ministère.

Le ministre de l’Intérieur a pris de contrôle de 28 municipalités élues, essentiellement dirigées par le Kurdish Democratic Regions Party (DBP), au nom de la sauvegarde de la démocratie

Les municipalités ciblées sont parmi celles qui ont le plus ouvertement menacé le monopole du gouvernement central sur le pouvoir, l’autonomie périphérique étant un principe essentiel de la politique kurde. Les partis kurdes ont ainsi invariablement remporté le contrôle des municipalités, qui ont fait pression pour un pouvoir accru sur les gouvernorats nommés au niveau central – une question clé négociée durant le processus de paix de 2013 et 2014.

Tout en laissant les structures municipales intactes, l’État, conscient de l’objectif kurde de les rendre finalement autonomes, a régulièrement essayé de réprimer les maires élus à l’aide des divers instruments politiques et militaires à sa disposition.

Par le passé, les coups d’État militaires ont déposé des officiels élus ; ils ont destitué et remplacé des maires par des nominations directes et sans discernement, spécialement après le putsch de 1980.

Mais aujourd’hui, c’est la première fois que nous voyons des nominations aussi anti-démocratiques menées sous un gouvernement élu, ciblant tout particulièrement les municipalités kurdes. La provocation a retenti bruyamment à travers le sud-est, provoquant des manifestations et une organisation intense en l’absence de recours politique et judiciaire.

L’antidote des coups d’États : la démocratie

Les états d’urgence ne sont pas nouveaux pour les Kurdes. Un état d’urgence fut déclaré dans treize villes kurdes en 1987 et plusieurs fois ensuite, ouvrant les portes aux exécutions extrajudiciaires, à la torture et à d’autres violations des droits de l’homme. Ces tactiques étaient généralement appliquées par l’armée et les groupes paramilitaires affiliés à l’État sous la supervision des gouvernorats régionaux en réponse à la violence du PKK.

Pour leur défense, les gouvernements passés clamaient qu’ils protégeaient les droits politiques du peuple kurde – y compris l’élection de leur députés et de leurs maires, et la liberté d’occuper des fonctions publiques – et niaient les accusations selon lesquelles l’État était restrictif d’une façon ou d’une autre, ou même qu’il y avait une « question kurde ». Ce raisonnement a été répété tout au long du gouvernement AKP, en dépit des violations continues des droits et des menaces à l’État de droit.

Toutefois, les récents décrets ont exposé les contradictions de l’État au point que son explication ne sonne plus vrai. L’État mine sa propre défense selon laquelle il s’oppose aux violations des droits, lui laissant peu de terrain dans le procès public de l’opinion internationale.

L’état d’urgence est utilisé pour évincer l’opposition d’une façon qui n’a rien à voir avec la lutte contre les putsches et le terrorisme

Le Premier ministre lui-même n’a pas pu cacher le fait que l’état d’urgence est utilisé pour évincer l’opposition d’une façon qui n’a rien à voir avec la lutte contre les putsches et le terrorisme.

Après le coup d’État du 15 juillet, le ministère de l’Éducation nationale a suspendu 11 285 enseignants de leurs fonctions, après une déclaration du Premier ministre Binali Yildirim affirmant qu’ils avaient détecté 14 000 enseignants affiliés au PKK, la plupart originaire de villes kurdes. Mais Yildirim a aussi admis qu’il ne savait pas exactement combien d’entre eux sont directement liés au PKK.

Alors que la purge a été conduite à travers le ministère de l’Éducation, ce qui signifie que le destin des enseignants sera déterminé au tribunal, la manœuvre a signalé que la cible du gouvernement va au-delà du PKK pour atteindre la jeune génération kurde.  

En portant préjudice à l’auto-détermination des Kurdes à travers la salle de classe, leur droits de défier l’État dans les tribunaux et leur capacité à élire leur propres politiciens, la Turquie force les Kurdes à répondre à travers d’autres moyens pour récupérer toutes les avancées qu’ils ont perdues si précipitamment.

La fièvre du gouvernement de détenir tout le pouvoir possible l’a aveuglée au fait que l’antidote à tout coup d’État est la démocratie

Alors que la Turquie continue d’émettre des décrets d’urgence, elle continuera à cibler les Kurdes de façon disproportionnée. Sa fièvre de détenir tout le pouvoir possible l’a aveuglée au fait que l’antidote à tout coup d’État est la démocratie.

Quand l'AKP a pris le pouvoir, il a lancé un programme de démocratisation qui avait été rejeté par les gouvernements turcs antérieurs. Mais récemment, le gouvernement AKP s’est éloigné de ces anciennes attentes démocratiques. Ce faisant, le gouvernement a en fait créé le terreau favorisant le coup d’État.

Le leader du PKK emprisonné Abdullah Öcalan a d’ailleurs prévenu Erdoğan d’un coup militaire en novembre 2014, déclarant que « si le processus prend fin, la mécanique du coup d’État prendrait le pas et il finirait tout simplement comme Morsi en Égypte ».

Öcalan, privé de contact avec sa famille et ses avocats, a rencontré son frère il y a quelques jours, et a appelé l’État à initier une nouvelle phase de pourparlers afin de mettre un terme à la guerre. Mais l’État a ignoré son appel. Si ces politiques anti-démocratiques continuent, le résultat pourrait ne pas être un autre coup d’État, mais signifiera certainement plus d’années de violence politique et de terreur.  

Naomi Cohen a travaillé comme reporter depuis New York, Istanbul, Bruxelles, Lesbos, La Paz et Quito. Son travail se focalise sur le bilan humain des politiques de lutte contre le terrorisme et la migration. Nuhat Mugurtay est doctorant à la Sabanci University, département de science politique. Son travail se concentre surtout sur la théorie politique, les politiques du Moyen-Orient, spécifiquement la question kurde en Iran et la pensée islamique radicale.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : La police turque utilise des canons à eau contre les enseignants à Diyarbakir le 9 septembre 2016, lors d’une manifestation contre la suspension de plus de 10 000 enseignants pour liens suspectés avec des militants (AFP).

Traduit de l’anglais (original) pas Monique Gire.

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