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Une guerre des mots : le Liban et la crise yéménite

Les partisans des puissances rivales iranienne et saoudienne s’affrontent dans une guerre des mots mais ont accepté de ne pas faire dégénérer leurs désaccords

La sensibilité du Liban aux tumultes de la région est l’une des caractéristiques principales de cette république relativement jeune et précaire. S’il est habituel pour le Liban d’être affecté par le conflit israélo-arabe ou la crise syrienne, les récents événements au Yémen ont ajouté des tensions supplémentaires à une réalité déjà volatile.

Peu après le lancement par l’Arabie saoudite – soutenue par une vaste coalition panarabe – d’une campagne militaire aérienne, baptisée opération Tempête décisive, contre les rebelles houthis soutenus par l’Iran et les forces de l’ancien Président Ali Abdallah Saleh, les factions libanaises locales ont commencé leur propre guerre des mots. Cependant, aussi féroce que puisse être cet échange d’insultes, il a dès le départ adopté la forme étonnement régulée d’une stratégie d’endiguement mutuelle.

Les alliés de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Liban que sont respectivement le Hezbollah et le Courant du futur ont défendu les actions de leurs parrains et échangé des insultes qui, en temps normal, mèneraient au minimum à des escarmouches dans les rues de Beyrouth.

Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, a versé un déluge de critiques contre l’Arabie saoudite pour son « agression contre le Yémen », déclarant que « pour le bien de chaque pays musulman, le monde islamique doit dire à l’Arabie saoudite, trop c’est trop ». Il a également affirmé que c’était le « devoir humain, djihadiste et religieux [du Hezbollah] d’adopter une telle position et que tous les fils de cette nation [devaient] réévaluer leurs responsabilités et adopter la position appropriée », confirmant virtuellement l’implication de son parti dans les combats directs aux côtés des forces houthies.

Nasrallah, néanmoins, a clairement explicité à la fin de son discours passionné que ce qui se passait au Yémen devait rester au Yémen et qu’il « conseill[ait] à certains au Liban de ronger leur frein [...] Tout comme nous avons fait en Syrie et avant cela au Liban, conservons nos propres divergences à l’intérieur des normes de la décence réciproque et travaillons ensemble afin de dissocier le Liban de toutes ces crises ».

Presque instantanément, le chef du Courant du futur, l’ancien Premier ministre Saad Hariri, a tourné en ridicule les propos d’Hassan Nasrallah, les décrivant comme n’étant rien de plus que « les gémissements et les pleurs iraniens que l’on entend de Téhéran aux banlieues sud de Beyrouth ». Avec une pointe de sarcasme, Hariri a également rappelé à Nasrallah : « il s’agit de l’opération Tempête décisive, mon cher ».

Maintenir la guerre du Yémen hors du Liban

Cependant, Hariri s’est fait l’écho de l’appel à la dissociation de Nasrallah, demandant lui aussi à ce que « l’escalade permanente du Hezbollah ne nous entraîne pas vers des prises de position qui affaibliraient les fondations du dialogue et de la paix civile », et ajoutant que « si leur mission est de sacrifier les intérêts du Liban, notre devoir est de ne pas nous laisser emporter dans des réactions similaires ».

Cet échange de coups verbaux quelque peu chorégraphié a atteint les échelons inférieurs de leurs factions politiques. Ainsi, Nouhad Machnouk, l’actuel ministre de l’Intérieur et l’un des émissaires du Courant du futur pour le dialogue avec le Hezbollah, a lui aussi vilipendé les factions libanaises ayant insulté l’Arabie saoudite et son monarque et a fait feu sur le guide suprême de l’Iran, l’Ayatollah Ali Khamenei, et le Hezbollah. Il est intéressant de noter que le discours de Machnouk a été prononcé environ une heure seulement après la conclusion d’une session de dialogue avec le Hezbollah.

Les déclarations de Machnouk ne devraient pas surprendre compte tenu des tensions existant entre les deux factions. Ce qui pourrait surprendre en revanche est sa déclaration récente selon laquelle la branche militaire du Hezbollah fait partie de la stratégie de défense nationale et des programmes des gouvernements actuel et passés.

En outre, bien que certaines critiques aient été dirigées contre Nouhad Machnouk pour son langage pacificateur envers la branche armée du Hezbollah, le bloc parlementaire du Courant du futur s’est empressé de soutenir ses déclarations, confirmant ainsi son désir de ne pas provoquer ou véritablement confronter le Hezbollah.

La stratégie d’endiguement digne de la guerre froide qui a été adoptée par les deux parties est remarquable, leur permettant de s’affronter verbalement sans recourir aux combats des rues ou à l’option moins violente du boycott des réunions ministérielles. Le cabinet des ministres a d’ailleurs fonctionné plutôt correctement ces derniers mois, au point de parvenir à pourvoir certains des postes gouvernementaux les plus importants, ce qui est habituellement un bon moyen de mettre à l’épreuve l’entente politique interne – ou son absence.

Cet échange d’insultes ressemble beaucoup à une bataille de cours de récréation dans une école privée, où les élèves auraient implicitement accepté de ne pas se frapper au visage ni d’injurier leurs mères respectives. Ce fragile arrangement politico-sécuritaire semble toutefois bien fonctionner pour le Liban car il lui a permis de résister à un certain nombre de défis, le Yémen étant le plus récent.

Néanmoins, la vraie question reste de savoir combien de temps ces factions libanaises/ régionales boxeront dans le vide et réussiront à éviter de se salir les mains. Encore plus important, l’Iran et l’Arabie saoudite se contenteront-ils du soutien verbal de leurs alliés à leur guerre régionale ou leur demanderont-ils d’inclure le Liban dans les affrontements réels ?
 

- Makram Rabah est doctorant en histoire à l’université de Georgetown. Il est l’auteur de A Campus at War: Student Politics at the American University of Beirut, 1967–1975, et coopère régulièrement comme éditorialiste pour le site d’information Now Liban.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : de jeunes Libanaises brandissent une pancarte où est écrit : « Nous sommes tous Yémen, ô dirigeants du Golfe », durant un discours télévisé d’Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, dans la banlieue sud de Beyrouth le 17 avril 2015.

Traduction de l’anglais (original).

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