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Vogue et l’émancipation des femmes : le « glam-washing » de la lutte contre l’extrémisme

L’utilisation d’une esthétique sophistiquée et de tenues élégantes ne peut dissimuler les réalités de la lutte contre l’extrémisme
Une femme tient un exemplaire du numéro de septembre de British Vogue, le 2 août, à Londres (Reuters)

Le magazine Vogue est réputé pour sa quête de luxe, ses mannequins, le soutien que lui apportent les célébrités et sa propension à consacrer ses colonnes à tout ce qui a trait à la vanité.  

C’est donc à ma grande surprise que je suis tombée sur un article en ligne de British Vogue intitulé « Les femmes en première ligne de la lutte contre l’extrémisme », écrit le 12 octobre par le journaliste Giles Hattersley.

L’industrie de la lutte contre l’extrémisme

L’article s’intéresse à trois femmes œuvrant dans la lutte contre l’extrémisme en Grande-Bretagne et à l’étranger : Yasmin Green de Jigsaw, Nikita Malik de la Henry Jackson Society et Sara Khan, commissaire du gouvernement britannique à la lutte contre l’extrémisme.

L’auteur souligne que ces femmes ne sont « pas des espionnes, ni à la tête de services de renseignement », mais simplement qu’elles « nous protègent aujourd’hui ». 

Plus je lisais l’article, plus cela ressemblait, à mes yeux, à une publicité pour les organisations pour lesquelles ces femmes travaillent, ainsi qu’à une approbation de l’industrie plus vaste de la lutte contre l’extrémisme

Plus je lisais l’article, plus cela ressemblait, à mes yeux, à une publicité pour les organisations pour lesquelles ces femmes travaillent, ainsi qu’à une approbation de l’industrie plus vaste de la lutte contre l’extrémisme.

Cet article tombait à point nommé, puisque le rapport de Sara Khan sur l’« extrémisme haineux » a été publié la même semaine, déclenchant sur Twitter des débats sur ce qui constitue l’« extrémisme » et sur l’efficacité du « Prevent duty », la politique britannique de lutte contre l’extrémisme.

Deux points fondamentaux de cet article attirent mon attention. Tout d’abord, il y a la manière dont l’industrie de la lutte contre l’extrémisme est glorifiée (qui plus est dans un magazine de mode) sans mentionner les torts bien documentés causés par de telles pratiques de surveillance.

La stigmatisation des musulmans

Depuis leur lancement après le 11 septembre, les mesures de lutte contre l’extrémisme stigmatisent systématiquement et de manière prédominante les communautés musulmanes du monde entier.

Bien que les professionnels de la lutte contre l’extrémisme affirment que « tout le monde » est visé, la création même de ces politiques découle d’une problématisation des communautés musulmanes qui se poursuit encore de nos jours.

Traduction : « Yasmin Green, Nikita Malik et Sara Khan s’expriment sur leur rôle extraordinaire dans le monde de plus en plus crucial de la lutte contre l’extrémisme »

Que ce soit à travers le recours à des informateurs infiltrés pour recueillir des renseignements dans des mosquées américaines et dans des groupes d’étudiants musulmans, ou l’installation de caméras de vidéosurveillance dans des quartiers musulmans de Birmingham, l’histoire des connexions intimes entre la lutte contre l’extrémisme et la lutte contre le terrorisme est longue et complexe.

Mais l’article a omis de mentionner ces points, choisissant plutôt d’effacer les expériences vécues par les personnes touchées par ces mêmes politiques que Green, Malik et Khan prônent dans leur domaine d’activité. Devrions-nous ignorer, par exemple, à quel point les pratiques et les croyances musulmanes sont sensationnalisées et décrites comme potentiellement extrêmes dans la formation au « Prevent duty » ?

L’article oublie de façon flagrante l’impact spécifique des politiques de lutte contre l’extrémisme sur les femmes musulmanes

Ou le fait qu’un garçon musulman de 13 ans ait été soupçonné et interrogé parce qu’il avait utilisé le mot « écoterroriste » dans un cours de français ?

Cette omission est en soi préjudiciable car elle permet la poursuite de ces politiques et mesures sans la surveillance qu’elle mérite, faisant ainsi de la lutte contre l’extrémisme un élément normalisé et nécessaire de la société.

Faisant ce que Vogue sait faire de mieux, l’article éblouit ses lecteurs avec une esthétique haut de gamme et des portraits de ces professionnelles de la lutte contre l’extrémisme dans le but de détourner notre attention de ses tristes réalités. 

La seconde problématique est la manière dont les femmes – et les femmes musulmanes en particulier – sont systématiquement décrites comme des « sauveuses » dans le discours sur la lutte contre l’extrémisme. Bien que les hommes musulmans soient plus susceptibles d’être concernés par des programmes tels que Prevent, c’est aux femmes musulmanes – en particulier aux mères – que l’État demande de payer les pots cassés.

Des femmes musulmanes assistent au lancement de la campagne #MakingAStand menée par Inspire, en septembre 2014 (YouTube)

L’article de Vogue a été écrit pour célébrer l’œuvre de ces femmes qui, « contre toute attente », réussissent dans leur mission. Il suffit de prendre l’exemple de Sara Khan qui, dans l’article, « tapote gaiement sur la table » avant d’affirmer qu’elle va « juste aller de l’avant » lorsqu’elle évoque les protestations auxquelles elle a dû faire face en raison de sa nomination au poste de commissaire à la lutte contre l’extrémisme.

Le rôle des mères érigé en enjeu sécuritaire

L’article pose la question de savoir si « voir une femme musulmane occuper de hautes fonctions doit généralement être considéré comme une bonne chose », comme si le fait que de telles pratiques oppressives soient menées par des personnes qui nous ressemblent en apparence était en quelque sorte un succès.

Les femmes sont encouragées à « lutter contre l’extrémisme » car, en tant que « colonne vertébrale », elles « peuvent voir si leurs enfants se radicalisent ».

L’article oublie de façon flagrante l’impact spécifique des politiques de lutte contre l’extrémisme sur les femmes musulmanes

Premièrement, une telle suggestion repose sur l’hypothèse selon laquelle les femmes sont plus enclines à « combattre » l’extrémisme simplement parce qu’elles peuvent être mères. En plus d’être incorrecte, elle érige inévitablement le rôle des mères en enjeu sécuritaire, car cela nous invite à attendre de ces dernières qu’elles inspectent et surveillent attentivement leurs enfants et leur foyer.

Cela ne les émancipe pas, puisque cela revient à leur rejeter la responsabilité et au final la faute si elles ne s’acquittent pas de ces missions. L’article oublie de façon flagrante l’impact spécifique des politiques de lutte contre l’extrémisme sur les femmes musulmanes.

Comme l’ont montré mes recherches sur le « Prevent duty » dans les écoles, ce sont en particulier les mères musulmanes que l’on attend dans les structures bureaucratiques hostiles de Prevent lorsque leurs enfants viennent à être concernés.

Les mesures de lutte contre l’extrémisme utilisent régulièrement des femmes musulmanes dans leurs campagnes, comme on a pu le constater il y a quelques mois lorsqu’il a été révélé que le Home Office commanditait secrètement la publication de contenu sur la plateforme SuperSisters, qui s’adresse aux adolescentes musulmanes britanniques.

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Plutôt que d’améliorer la position socio-économique des femmes musulmanes, victimes à la fois d’islamophobie et de sexisme sur leur lieu de travail, le recours aux femmes musulmanes se limite à des politiques sécuritaires.

Je ne peux pas non plus dissocier de cela le traitement réservé à Shamima Begum suite aux requêtes qu’elle a formulées pour que son bébé soit ramené au Royaume-Uni afin qu’il ait une chance de survie. Ses demandes ont été rejetées et non seulement sa citoyenneté a été révoquée, mais son bébé est également décédé. N’était-elle pas une mère, elle aussi ?  

Ce n’est pas la première fois que Vogue commande un article sur les travailleuses de la lutte contre l’extrémisme. Ce n’est pas non plus la première fois que le magazine est critiqué pour le choix des personnes interviewées. Mais cet article aura sans aucun doute pour effet de présenter et d’enjoliver des pratiques antiterroristes provocantes et très critiquées devant un nouveau public effacé.

L’utilisation d’une esthétique sophistiquée et de tenues élégantes ne peut dissimuler les réalités de la lutte contre l’extrémisme et nous devons rejeter les tentatives de « glam-washing » de ces campagnes au nom de l’« émancipation ». 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

- Shereen Fernandez est doctorante à l’Université Queen Mary de Londres. Ses recherches portent sur les effets sur les enseignants et les parents musulmans à Londres du « Prevent duty » et de la politique axée sur les valeurs britanniques fondamentales.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr Shereen Fernandez is an ESRC Postdoctoral Fellow at the LSE. She recently obtained a PhD looking at how the Prevent Duty operates in schools. She tweets @shereenfdz.
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