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Irak, Liban, Algérie... Le monde arabe s’enflamme-t-il ?

Le néolibéralisme semble rejeté partout à travers le globe, y compris dans le monde arabe où la question sociale peine toutefois à s’articuler avec clarté à la question démocratique dans ce « Printemps arabe 2.0 »
Des manifestants anti-gouvernementaux libanais au centre-ville de Beyrouth, la capitale, le 3 novembre 2019 (AFP)

Le monde prend feu. » Telle est l’opinion exprimée non sans pessimisme par Gilles Martin-Chauffier dans Paris-Match

Ainsi, de Barcelone à Bagdad, en passant par Santiago ou Beyrouth, la « contagion révolutionnaire » devient comparable au Printemps des peuples de 1848 ou à la vague contestataire de 1968.

Pour l’écrivain et journaliste, la dynamique actuelle enterre le mythe de la « mondialisation heureuse » tandis que la colère des classes moyennes en déclin pourrait constituer un péril mortel pour la démocratie.

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Selon Joseph Stiglitz, cette situation serait la conséquence du néolibéralisme promu « ces quarante dernières années » par les élites. Celles-ci ont imposé, au nom de la croissance et de la science, des politiques de dérégulation aux conséquences néfastes pour la protection sociale ou le salaire des « citoyens ordinaires ». 

Si la crise de 2008 a démontré que le néolibéralisme pouvait détruire notre civilisation, le prix Nobel d’économie estime que le salut de l’humanité réside dans la « renaissance de l’histoire » par opposition à l’intellectuel Francis Fukuyama qui en avait décrété la fin il y a trente ans. 

Or, l’histoire n’est-elle pas justement « en marche en Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak » comme le souligne l’économiste Ishac Diwan ? 

« Un faible enthousiasme » 

Par contraste avec le contexte de 2011, cette « nouvelle vague de révoltes » serait davantage motivée par la faim que par la quête de dignité, d’autant que les régimes ne seraient plus en mesure de « calmer la rue » en raison de la chute du cours des hydrocarbures. Le Printemps arabe aurait donné naissance à un « rude hiver de mécontentement », validant la thèse défendue huit ans plus tôt par le politologue Emanuele Ottolenghi.

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Sans se laisser enfermer dans une querelle sémantique ou saisonnière, il convient toutefois de se demander ce qui a changé entre 2011 et cette « nouvelle vague de révolutions » qui serait caractérisée par l’absence de « l’esprit du Printemps arabe » d’après Abdulrahman Al-Rashed. Selon cet éditorialiste, le nouveau climat serait marqué par le « scepticisme et un faible enthousiasme » des populations de la région qui ont assisté impuissantes aux tragédies libyenne, syrienne et yéménite. 

Mais cet argument ne doit cependant pas conduire à entretenir la moindre illusion sur le rôle « protecteur » voire « révolutionnaire » des forces armées en Algérie ou en Égypte. En effet, cela reviendrait à ne pas entendre les protestataires qui réclament avec insistance « un État civil et non militaire ».

« Nouvel ordre arabe » 

De quoi le « Printemps arabe 2.0 » est-il donc le nom ? Pour Marwan Muasher, expert pour le think tank Carnegie Endowment, le « premier Printemps arabe » s’est achevé en 2013. À cette époque, les gouvernements ont « contré les protestations par la force, l’argent ou les deux à la fois ».

Désormais, la situation serait marquée par le « manque de confiance » tant à l’égard des gouvernements que de l’opposition

Désormais, la situation serait marquée par le « manque de confiance » tant à l’égard des gouvernements que de l’opposition. Ensuite, les protestations resteraient pacifiques, en particulier en Algérie et au Soudan, favorisant les soutiens internes ou externes.

Enfin, comme l’illustre le cas libanais, les contestataires rejetteraient les « divisions sectaires » reposant sur des bases religieuses, identitaires ou ethniques.

Selon l’ex-ministre jordanien, « l’ancien ordre arabe, basé sur le clientélisme pétrolier et la force brute » toucherait à sa fin tandis qu’un « nouvel ordre arabe basé sur la bonne gouvernance, le mérite et la productivité » serait contrarié dans son avènement.

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Si le dilemme cornélien résidant dans le faux choix entre militaires et islamistes paraît rejeté par les protestataires, il serait néanmoins hâtif de délivrer à ce stade le certificat de décès de l’« ancien ordre » qui dispose encore de ressources non négligeables.

De plus, souhaiter la création d’un « nouvel ordre » en employant le vocabulaire d’un néolibéralisme partout discrédité illustre le gouffre qui sépare les élites privilégiées des classes populaires qui associent dans leurs protestations la conquête du pain à la quête de la dignité.

Ainsi que le notait le penseur marxiste Antonio Gramsci : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Des processus spécifiques 

Par-delà la violence spectaculaire qui obscurcit parfois la compréhension de cette séquence historique et qui vient démentir, comme en Irak, la dimension pacifique du « Printemps arabe 2.0 », nous pouvons partager le constat formulé par Tesbih Habbal et Muzna Hasnawi dans The Nation : « La conscience politique continue de se développer dans le monde arabe – et cela nous donne des raisons d’être optimistes ».

À cela près que le processus décrit par les intellectuels syriens dans l’hebdomadaire américain ne prend pas les mêmes formes et ne suit pas un rythme identique dans toute la région, en raison de l’historicité propre à chaque société.

La dépolitisation tout comme la déstructuration du tissu social n’ont pas toujours emprunté des voies similaires.

On peut dès lors estimer sans trop risquer de se tromper que la repolitisation et la restructuration suivront des modalités spécifiques, probablement à l’encontre des discours sur la « transition démocratique » ou le passage prétendument obligatoire à la « démocratie de marché ». 

Quel rapport de force ?

Après tout, le nouveau président tunisien Kaïs Saïed n’a-t-il pas été porté au pouvoir par « une vague de colère face à la corruption et aux inégalités sociales » comme le souligne Ishaan Tharoor pour The Washington Post ? Ainsi que le note Dion Nissembaum pour The Wall Street Journal, les contestataires du monde arabe expriment surtout des revendications économiques. 

Reste à savoir quelles seront les clauses du nouveau « contrat social » réclamé dans les rues et au profit de quelles couches de la population il sera signé.

Les élites du monde arabe n’ont pas encore pris la mesure du rejet dont elles font l’objet par les classes populaires

Cela dépendra du rapport de force qui sera établi entre les classes sociales et par conséquent de l’affirmation de perspectives contradictoires, en rupture avec « l’ambiance nationaliste très forte » dont fait état le politiste Bertrand Badie.

Deux semaines avant les manifestations massives du 1er novembre en Algérie, le think tank Nabni a rendu publique une plateforme dont l’intitulé reprend un slogan-phare du mouvement populaire : « qu’ils dégagent tous ». Or, ce document relaie prioritairement, sur le mode de l’expertise apolitique, les doléances des couches favorisées mais bloquées dans leur ascension par les clientèles du régime. 

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C’est pourquoi l’appel à « garantir les libertés individuelles et collectives » est lié chez ce collectif néolibéral à celui visant à « garantir les libertés économiques et la concurrence équitable », sans faire écho aux préoccupations des chômeurs, travailleurs ou jeunes, tandis que Nadir Iddir constate pour El Watan que la « fièvre monte » sur le front social.

Force est de constater que les élites du monde arabe n’ont pas encore pris la mesure du rejet dont elles font l’objet par les classes populaires, tant pour ce qu’elles représentent qu’en raison du modèle de société inégalitaire qu’elles promeuvent, tout en prétendant s’appuyer sur les dynamiques contestataires en cours pour défendre leurs intérêts.

Un « moment révolutionnaire » 

Quand Fukuyama pronostiquait à l’été 1989 « l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain », cet universitaire annonçait avec un certain désenchantement le remplacement des luttes idéologiques par « le calcul économique, la quête indéfinie de solutions techniques, les problématiques environnementales et la satisfaction des exigences consuméristes sophistiquées. »

Sommes-nous seulement en train de sortir de ce « monde post-historique » alors que nous vivons, en 2019, un « moment révolutionnaire » selon Sahan Savas Karatasli ? 

Pour celui-ci, nous expérimentons dans le même temps un « échec historique majeur » en raison de l’incapacité de la « gauche globale » à se constituer en tant qu’acteur politique et à intervenir dans la situation présente.

Le sociologue propose donc, parallèlement à une coordination horizontale des exploités, la création d’un parti mondial « organisé, homogène et structuré », un siècle après la création à Moscou de l’Internationale communiste.

Les potentialités subversives sont énormes

Un tel appel résonne étrangement en contexte algérien où l’on a lu avec perplexité le texte de proclamation d’un « nouveau » Parti communiste qui s’interdit la moindre critique de ce que fut l’Union soviétique tout en adressant un satisfecit au régime de Houari Boumédiène.

La question sociale peine encore à s’articuler avec clarté à la question démocratique en raison des insuffisances d’une gauche sclérosée qui n’a pas abandonné les schémas autoritaires et d’une droite honteuse qui agite le drapeau de la liberté contre les aspirations égalitaires.

Face à l’embrasement du monde – région arabe incluse –, les potentialités subversives sont pourtant énormes en dépit des nombreux écrans de fumée.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com
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