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Négocier une Syrie démocratique : un défi impossible ?

Après huit années de guerre, des membres du gouvernement et de l’opposition sont réunis à Genève pour rédiger une nouvelle Constitution
Le comité chargé de rédiger la Constitution syrienne est lancé à Genève, le 30 octobre (AFP)

Des membres du gouvernement syrien et de l’opposition se réunissent dans la ville suisse de Genève dès cette semaine avec pour mission de rédiger une nouvelle Constitution pour le pays dévasté par la guerre. 

Cette réunion survient malgré le peu d’espoirs vis-à-vis du processus de paix moribond, après huit années d’un conflit qui a tué plus 500 000 personnes et en a déplacé des millions.

L’envoyé spécial de l’ONU en Syrie, le Norvégien Geir Pedersen, a déclaré à la presse lundi dernier que ce processus de rédaction d’une nouvelle Constitution ouvrirait la voie à des élections « dirigées par les Syriens, propres aux Syriens », et que l’ONU serait là pour fournir une « aide relevant du secrétariat ». 

Réunion du comité constitutionnel syrien aux bureaux des Nations unies, à Genève, le 31 octobre 2019 (AFP)

Il avait l’air optimiste, comme si les développements sur le terrain à Idleb et dans le nord-est de la Syrie étaient loin de ses préoccupations logistiques, et a annoncé que la Constitution finirait par être soumise au vote du peuple syrien. 

Après huit années de négociations infructueuses, la refonte des groupes d’opposition sous l’influence de puissances étrangères, et les développements sur le terrain qui ont finalement conduit Damas à prendre le dessus dans les négociations, la rédaction d’une nouvelle Constitution qui aboutirait à une Syrie démocratique semble être un défi impossible à relever.

Il est si difficile de prédire si ce projet verra le jour que la mention par Pedersen d’un vote national semble surréaliste. La moitié de la population syrienne d’avant-guerre a été déplacée, des milliers de personnes vivent toujours assiégées ou dans des camps de fortune, et plus de 100 000 personnes viennent de fuir le nord-est, où le régime a reconquis un territoire riche en pétrole sous l’égide d’une puissance étrangère. 

Le processus de finalisation de la liste des 150 membres du comité constitutionnel a été éprouvant : il aura fallu près de deux ans et deux émissaires de l’ONU pour en venir à bout

Les développements sur le terrain montrent l’absolue nécessité d’un processus politique et la création d’un comité constitutionnel est susceptible d’ouvrir la voie à des changements significatifs

Des millions de Syriens ne pensent pas qu’il soit sûr de rentrer chez eux, craignant des représailles. La façon dont ils pourraient voter pour approuver une nouvelle Constitution reste obscure. 

Le processus de finalisation de la liste des 150 membres du comité constitutionnel a été éprouvant : il aura fallu près de deux ans et deux émissaires de l’ONU pour en venir à bout, avec la participation du gouvernement, de l’opposition et des dirigeants de la société civile.

La liste a fait des allers-retours entre Damas et Riyad, un parrain de l’opposition syrienne, et Damas a opposé son veto à de nombreux noms de l’opposition, ce qui a donné une liste de membres qui pourraient avoir un impact limité sur le terrain.

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« Certains des leaders de l’opposition présents à Genève n’ont pas beaucoup d’influence sur les commandants de terrain et leurs unités, et certaines des forces combattant sur le terrain ne sont pas correctement représentées au sein du comité constitutionnel », a expliqué Andreï Kortunov, directeur général du Russian International Affairs Council (think tank). 

Une majorité de 75 % nécessaire

La rédaction accélérée d’une nouvelle Constitution constituera le premier défi, étant donné que deux jours avant les négociations, les différentes parties discutaient encore du plan de table. D’abord et avant tout, il sera essentiel que les participants se considèrent comme des partenaires de travail plutôt que comme des ennemis. 

L’une des règles de procédure pourrait constituer une autre pierre d’achoppement. L’approbation de tout projet de Constitution ne sera adoptée qu’avec une majorité de 75 %. Un seuil aussi élevé peut être une garantie de paralysie, mais Pedersen estime nécessaire de garantir qu’une des deux parties n’imposera aucune décision à l’autre. 

Geir Pedersen (au centre), le député syrien Ahmad al-Kuzbari (à gauche) et le représentant de l’opposition Hadi al-Bahra assistent à l’ouverture du comité à Genève, le 30 octobre (AFP)

Les membres du comité interviewés à Genève ont déclaré que l’objectif est de rédiger une nouvelle Constitution, plutôt que de revoir celle de 2012 introduite par le président Bachar al-Assad en réponse aux troubles civils de l’époque. 

Elle introduisait un système multipartite et des élections présidentielles avec plusieurs candidats – mais dans la réalité, rien n’avait changé. Le cadre constitutionnel de 2012 avait été conçu pour maintenir Assad en place jusqu’en 2028 et pour laisser sa famille conserver le pouvoir pour toujours. 

Les participants devront aborder des sujets controversés. Par exemple : déterminer si le président gardera le contrôle des agences de renseignement et de l’armée en tant que commandant en chef.

L’objectif est de rédiger une nouvelle Constitution, plutôt que de revoir celle de 2012

Jusqu’à présent, l’armée et les services de renseignement ont fonctionné comme les ailes armées et de sécurité du parti Baas, qui conserve le contrôle total du pays. 

Les participants aborderont également la question du contrôle du président sur le système judiciaire. Le président, qui dirige le Conseil supérieur de la magistrature, exerce un contrôle total sur le système judiciaire, s’en servant d’outil pour éliminer ses opposants politiques. 

Obstacles à un accord

Reste à savoir si ceux qui ont été exclus du comité à Genève – en particulier les milices kurdes formant les Forces démocratiques syriennes – accepteront le nouveau cadre constitutionnel. 

« L’absence des YPG [Unités de protection du peuple kurdes] pourrait éventuellement créer des problèmes pour un accord de paix si les dirigeants kurdes se sentent exclus et marginalisés dans le nouvel arrangement politique », estime Andreï Kortunov.

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Il est clair que la Turquie s’est opposée à la participation des YPG, et Damas – tout en étant ouvert à la discussion en vue d’un engagement avec les YPG – n’accepterait pas certaines des demandes kurdes, telles que l’autonomie militaire, a-t-il ajouté. « Maintenant, l’absence de dirigeants kurdes à la table des négociations à Genève sera utilisée par les opposants au comité constitutionnel pour délégitimer cet organe. »

Les membres de l’opposition se sont toutefois montrés optimistes quant à la tâche qui les attend. Yahia al-Aridi, porte-parole du Haut Comité des négociations et membre du comité constitutionnel, a déclaré qu’il espérait que le comité produirait un projet de Constitution en temps voulu. 

Il y a désormais un accord général sur le fait que la Russie détient les clés d’une solution au casse-tête syrien

« Nous espérons qu’il s’agira d’un nouveau départ pour la Syrie », a déclaré Yahia al-Aridi. C’est le processus politique que nous voulions depuis longtemps, c’est enfin le moment. »

Aucune puissance étrangère n’a été invitée au lancement du comité, pour souligner qu’il serait « dirigé par les Syriens, propre aux Syriens ». Mais les ministres des Affaires étrangères de l’Iran, de la Russie et de la Turquie, dont les armées ont des soldats présents sur le terrain en Syrie aux côtés des forces américaines désormais stationnées pour surveiller les gisements pétroliers, étaient visiblement présents dans la ville suisse mardi dernier.  

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« Ce sera un processus difficile et ambitieux que la communauté internationale doit soutenir », a déclaré le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif lors d’une conférence de presse conjointe, ajoutant un avertissement voilé pour les 150 membres de la commission : « Mais soyons clairs, c’est la seule option possible. »

Toutefois, en l’absence de délai imposé au comité, la rédaction d’une nouvelle Constitution peut durer longtemps, tandis que les événements sur le terrain suivent une logique et une dynamique différentes. Jusqu’à présent, le processus de négociation a été déterminé par les développements militaires sur le terrain et les intérêts stratégiques des puissances étrangères, en particulier la Russie. 

Il y a désormais un accord général sur le fait que la Russie détient les clés d’une solution au casse-tête syrien, après avoir entretenu des relations constructives avec les pays voisins et une position cohérente tout au long du conflit – en contraste frappant avec la politique incohérente et imprévisible des États-Unis.

Comme l’ancien envoyé de l’ONU en Syrie, Staffan de Mistura, l’a admis franchement dans une récente interview télévisée, lorsque les questions deviennent trop difficiles et empêtrées, « un appel du Kremlin peut résoudre le problème ». Pedersen saura quel numéro composer si les discussions aboutissent à une impasse. 

- Barbara Bibbo est une journaliste italienne qui vit et travaille au Moyen-Orient depuis vingt ans. Elle a travaillé en tant que productrice pour Al Jazeera English entre 2008 et 2015, effectuant des recherches approfondies sur des questions internationales et des personnalités du monde entier pour l’émission « Talk to Al Jazeera ». Barbara a débuté sa carrière dans la presse écrite en tant que correspondante pour Il Messaggero VenetoGulf News et l’agence de presse italienne ANSA dans la région du Golfe. Ses interviews et articles sont également apparus ou ont été cités par El País, La RepubblicaNew York Review of BooksLa Voce di New York et d’autres publications internationales.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Barbara Bibbo’ is an Italian journalist who has been living and working in the Middle East for the past 20 years. She has been a producer at Aljazeera English between 2008 and 2015, doing extensive research on international issues and world leading figures for the Talk to Aljazeera show. Barbara started her career in print, as a correspondent for Il Messaggero Veneto, the Gulf News and Italian News Agency ANSA from the Gulf region. Her interviews and articles have also appeared or been quoted by El Pais, Repubblica, the New York Review of Books, La Voce di New York and other publications worldwide.
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