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COP27 : le secret gênant que l’Europe dissimule à la conférence sur le climat

Les grandes déclarations sur l’urgence climatique à la COP27 sont sabotées par un traité des années 1990 qui fait des nations européennes les otages des entreprises énergétiques
Des manifestants à la Conférence sur le climat (COP27) à Charm el-Cheikh, en Égypte, le 15 novembre 2022 (AFP)
Des manifestants à la Conférence sur le climat (COP27) à Charm el-Cheikh, en Égypte, le 15 novembre 2022 (AFP)

Le secret gênant de l’Europe – qui l’empêche de s’attaquer sérieusement et rapidement à l’urgence climatique – n’est pas abordé cette semaine à la COP27, la Conférence de l’ONU sur les changements climatiques qui se tient en Égypte.

Mentionner le traité sur la Charte de l’énergie (TCE) révélerait que les États occidentaux, plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, sont loin d’être en position de réduire les émissions de CO2de moitié d’ici 2030. Le cas échéant, le monde s’acheminera vers un réchauffement mondial catastrophique supérieur à 1,5 °C.

Quelles que soient les grandes déclarations faites lors de ce sommet de Charm el-Cheikh qui s’achève cette semaine, les États européens ont en réalité les mains liées dans un avenir prévisible en raison de ce traité ratifié dans les années 1990. Ils se retrouveront avec un énorme fardeau financier s’ils essayent de réduire leurs émissions.

L’Europe préférerait ne pas admettre être prisonnière des multinationales de l’énergie. Ces sociétés peuvent exiger des États membres des dédommagements, contrecarrant les efforts européens pour changer significativement les politiques énergétiques pour les vingt prochaines années au moins.

Ces entreprises ont obtenu le droit de poursuivre tout membre du traité qui modifierait sa politique énergétique d’une façon susceptible de nuire à leurs bénéfices

Les dispositions du traité permettent de comprendre pourquoi, malgré des années de promesses climatiques, les dernières recherches montrent que les émissions imputables aux combustibles fossiles devraient atteindre un recordd’ici la fin de cette année.

António Guterres, secrétaire général de l’ONU, a déclaré aux dirigeants du monde à la COP27 : « Nous sommes sur une route vers l’enfer climatique avec le pied sur l’accélérateur. Notre planète approche rapidement de points de rupture pouvant rendre le chaos climatique irréversible. » 

Le traité sur la Charte de l’énergie est l’un des principaux facteurs menant l’Europe dans cette voie.

Ce qui dissuade également l’Europe de s’attaquer aux problèmes liés à ce traité est le fait que cela soulignerait les tensions autour des politiques énergétiques avec la Russie qui sont aux origines de l’actuelle guerre en Ukraine.

Cela pourrait même fournir une pièce cruciale du puzzle pour tenter de comprendre qui est derrière le sabotage des deux gazoducs Nord Stream qui approvisionnent directement l’Allemagne en gaz russe – et pourquoi. Des explosions, dont le ou les auteurs restent inconnus, ont détruit ces gazoducs en octobre.

La loi du silence demeure autour du traité sur la Charte de l’énergie et ses effets. Ne pas réclamer son abolition à la COP27 va saper toute déclaration concernant les progrès réalisés dans les efforts pour remédier à la crise climatique.

Tribunaux secrets

Le traité sur la Charte de l’énergie a été institué peu après l’effondrement en 1991 de l’Union soviétique. Les sociétés d’énergie ont fait pression pour qu’il soit adopté afin d’assurer leurs investissements à long terme pour l’exploitation de ressources d’énergie fossile dans l’ancienne Union soviétique, au cas où ces États nouvellement indépendants renationaliseraient plus tard leurs industries.

Ces entreprises ont obtenu le droit de poursuivre tout membre du traité qui modifierait sa politique énergétique d’une façon susceptible de nuire à leurs bénéfices. Même si les États sortent du traité, une clause de temporisation prévoit qu’ils sont toujours passibles de poursuites en cas de pertes pendant encore vingt ans. Les audiences ont lieu à huis clos dans des tribunaux spéciaux internationaux.

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L’Union européenne et divers États européens, notamment la France, figurent parmi les 54 pays ayant ratifié le traité. Il y a une inquiétude croissante en Europe concernant son impact sur leurs projets de transition écologique. L’Italie est sortie du TCE en 2015 et, fait marquant, la France, l’Espagne, la Pologne, les Pays-Bas et l’Allemagne ont annoncé leur intention d’en sortir également.

Parmi les autres parties contractantes figurent notamment la Turquie, le Japon et des pays d’Asie centrale.

Malgré ces inconvénients manifestes, le traité est promu de manière agressive en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Asie, avec la promesse de nouveaux investissements énergétiques. Réduire les émissions carbones de ces pays deviendra plus difficile dès la signature. 

Les États-Unis sont un observateur du traité mais ne sont pas soumis à ses dispositions. La Russie a signé le traité mais ne l’a jamais ratifié – néanmoins les arbitres d’un tribunal spécial ont décidé qu’elle n’en était pas moins assujettie.

Actions en réparation

Bien que ce pacte commercial soit un héritage de la méfiance découlant de la guerre froide, les sociétés énergétiques l’ont remanié ces dernières années et s’en servent pour mettre à mal les efforts européens en matière de transition écologique. Les États se retrouvent face à un choix cornélien : soit céder aux industries et s’en tenir aux énergies fossiles, soit faire face à d’énormes actions en réparation, évaluées à des centaines de milliards de dollars, pour passer aux énergies renouvelables.

Même la transition écologique de l’Europe comprend des risques majeurs en vertu du traité, car la science dans le domaine des énergies vertes évolue constamment et les réglementations également. Tout amendement de la politique énergétique risque de déclencher une série d’actions en réparation. 

Par exemple, si l’ancien dirigeant du parti travailliste britannique Jeremy Corbyn avait remporté les élections parlementaires en 2019, son gouvernement se serait retrouvé confronté à une série de demandes en dommages et intérêts s’il avait mis en œuvre sa promesse de nationaliser le secteur de l’énergie britannique.

De même, les États pourraient être poursuivis s’ils tentent de prendre des mesures pour réduire la précarité énergétique ou imposer des taxes sur les superprofits dans l’énergie.

Les États se retrouvent face à un choix cornélien : soit céder aux industries et s’en tenir aux énergies fossiles, soit faire face à d’énormes actions en réparation, évaluées à des centaines de milliards de dollars, pour passer aux énergies renouvelables

L’inquiétude à propos de la capacité de l’Europe à atteindre les objectifs définis dans les accords de Paris de 2015 – censés limiter le réchauffement mondial à 1,5 °C – monte car les entreprises de combustibles fossiles ont enregistré une série de victoires devant les tribunaux spéciaux du traité.

L’Espagne figure parmi les pays les plus durement touchés et fait déjà face à des demandes de dommages et intérêts de 10 milliards d’euros. Les Pays-Bas risquent un revers juridique concernant leurs projets de sortie du charbon. Et l’Italie, même sortie du traité, est poursuivie en vertu de la clause de temporisation pour son interdiction des forages pétroliers et gaziers dans l’Adriatique. En août, un tribunal a accordé à la société pétrolière britannique Rockhopper 21 millions de livres de dommages et intérêts à cause de la décision de l’Italie d’effectuer sa transition écologique.

La Russie est embourbée dans une série d’affaires qui pourraient lui coûter 50 milliards de dollars, l’équivalent du PIB de la Slovénie.

Une étude de 2020 suggère que les investissements totaux protégés par le traité équivalent à environ 1 300 milliards d’euros – bien plus que les 630 milliards de dollars estimés qui ont été investis dans le monde pour l’action climatique en 2020. Les potentielles actions en réparation continueront à se multiplier en vertu du traité et les dommages et intérêts devront être payés en plus des dépenses pour les énergies renouvelables.

Il serait difficile de nier que ces indemnisations astronomiques créent une « frilosité réglementaire » décisive, qui dissuade les gouvernements de sortir des énergies fossiles pour passer aux énergies renouvelables par crainte d’être poursuivis.

Les sociétés d’énergie se précipitent pour combler le vide. Selon de nouvelles recherches, elles ont massivement étendu l’exploration de nouvelles sources de combustibles fossiles, dépensant 160 milliards de dollars au cours des deux dernières années.

L’Agence internationale de l’énergie a prévenu que le monde ne pourrait éviter la catastrophe climatique à moins d’un moratoire sur l’ouverture de nouveaux champs pétroliers et gaziers.

Cela pourrait expliquer pourquoi il y a un nombre record de lobbyistes pour les énergies fossiles à la COP27 – davantage que les délégations combinées des dix pays confrontés aux pires répercussions de l’urgence climatique.

Action insuffisante et tardive

En juin, des députés européens exhortaient la Commission européenne (ce qui ressemble le plus à un gouvernement européen) à renoncer au TCE pour que les États membres puissent modifier leurs politiques énergétiques conformément à leurs engagements dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat.

Le mois dernier, l’ONU a prévenu que, même en supposant que les pays industrialisés remplissent leurs promesses de réduire leurs émissions de CO2, le monde se dirige vers une augmentation de 2,5 °C et une crise climatique catastrophique.

Mais empêcher cela laisserait les États membres de l’Union face à des actions en justice pour les pertes subies par les multinationales de l’énergie pendant encore vingt ans. 

Exploitation de sable bitumeux Syncrude près de Fort McKay (Alberta), au Canada, le 7 septembre 2022 (AFP)
Exploitation de sable bitumeux Syncrude près de Fort McKay (Alberta), au Canada, le 7 septembre 2022 (AFP)

La Commission européenne a proposé des réformes qui seront discutées lors de la Conférence du traité sur la Charte de l’énergie qui doit se tenir à la fin du mois en Mongolie. Les amendements au traité sont conçus pour apaiser les pays comme l’Allemagne qui se montrent de plus en plus rétifs vis-à-vis du TCE.   

Les amendements proposés permettraient aux États membres de l’Union européenne d’exclure du TCE tout nouvel investissement dans les énergies fossiles. Ils permettraient également de raccourcir la temporisation vis-à-vis des investissements existants à dix ans ou au plus tard 2040.

Les militants pour le climat préviennent que le processus européen est insuffisant et trop tardif. Les amendements requièrent l’unanimité et il a précédemment fallu plusieurs années pour les finaliser. Les militants préviennent également que le projet de Bruxelles, même s’il finit par être adopté, permettrait aux investisseurs d’établir des sièges dans d’autres juridictions telles que le Royaume-Uni et la Suisse, d’où ils pourraient intenter de nouvelles actions.

Cornelia Maarfield, de l’organisation Réseau action climat Europe, a déclaré à Energy Monitor ce mois-ci : « Il est incroyable que l’UE ait accepté de verrouiller une protection pour au moins dix ans de plus. Cela signifie que les pays continueront à dépenser l’argent des contribuables pour indemniser les sociétés des énergies fossiles plutôt que de combattre les changements climatiques et d’effectuer une transition vers un système d’énergie renouvelable. »

Elle a également mis en garde contre le fait que cette réforme laisserait quand même l’Europe et les autres parties contractantes exposées à des actions en réparation pour la pollution de sources d’énergie non fossiles comme l’hydrogène et la biomasse.

Les organisations pour la lutte contre les changements climatiques demandent un retrait massif et coordonné du traité, ce qui le rendrait nul, bien que les dirigeants européens y semblent peu disposés.

Guerre de l’énergie

Les problèmes avec la politique énergétique européenne sont mis en évidence par l’actuelle guerre en Ukraine. Celle-ci a fait exploser les prix de l’énergie – ainsi que les profits de l’industrie énergétique. Mais cela a également incité l’Europe à chercher de nouvelles sources d’énergie, y compris la livraison depuis les États-Unis d’un surplus de gaz naturel liquéfié (GNL) résultant d’une augmentation de la fracturation hydraulique. Ces livraisons ont plus que doublé au cours de l’année écoulée.

Un rapport publié par une cinquantaine d’organisations de surveillance note que les sociétés d’énergies fossiles ont été ravies de profiter du chaos sur le marché mondial de l’énergie à cause de la guerre, investissant leur profit dans la fracturation et les nouvelles infrastructures destinées à exporter du gaz naturel liquéfié.

Inverser le cours de cette manne de combustible fossile engendrerait certainement d’autres recours en dommages et intérêts en vertu du TCE dans les années à venir.

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Le secrétaire général du traité sur la Charte de l’énergie a cité la guerre en Ukraine comme raison pour laquelle les États membres de l’UE ne doivent pas quitter le pacte, faisant valoir qu’une telle initiative ajouterait à l’insécurité énergétique en Europe en s’aliénant des fournisseurs alternatifs à la Russie comme l’Azerbaïdjan.

Mais en réalité, le TCE est profondément lié aux origines de la guerre et à ses répercussions géopolitiques – qui sont toutes désastreuses pour l’environnement.

Dans les années 2000, le TCE a fourni le terrain pour une guerre de l’énergie entre la Russie et l’Ukraine alors que les économies des deux pays continuaient de souffrir de l’effondrement de l’Union soviétique. 

Moscou a été révolté par l’incapacité de Kyiv à payer ses dettes pour l’approvisionnement en gaz et l’a en outre accusé de voler du gaz en transit vers l’Europe, plus gros client de la Russie. En réaction, la Russie a par deux fois cessé les approvisionnements via son réseau ukrainien, privant l’Europe de gaz au passage la deuxième fois (début 2009). Cette coupure est survenue au cours de l’un des hivers les plus froids en Europe.

Les investisseurs du géant gazier russe Gazprom et de la compagnie publique ukrainienne Naftogaz ont passé des années à se battre devant des cours d’arbitrage. Le TCE n’a pas su résoudre ces conflits, ce qui a conduit Moscou à en sortir en 2009. 

Ces tensions ont exacerbé la division entre les politiques ukrainiens qui se tournaient vers Moscou pour la sécurité, y compris énergétique, et ceux qui préféraient s’allier avec l’UE et l’OTAN. Au bout du compte, cette division, ainsi que la guerre civile ukrainienne qu’elle a engendrée, ont déclenché l’invasion du pays par la Russie et contribué à la décision des États-Unis et de l’Europe de s’impliquer directement dans la guerre en fournissant des armes à l’Ukraine.

Explosion des gazoducs Nord Stream

Les inquiétudes européennes à propos de la sécurité de l’approvisionnement en gaz russe via l’Ukraine ont mené à la construction de deux gazoducs (Nord Stream 1 et 2) qui vont directement de la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique. Le premier est entré en fonction en 2011 tandis que le second a été achevé en 2021.

Mais cela n’a fait que déplacer les problèmes causés par le TCE. Alors que l’hostilité de l’Occident envers la Russie s’est accentuée, en particulier après l’invasion de l’Ukraine en février, l’Allemagne s’est trouvée prise entre deux feux.

Si elle acceptait le gaz russe via Nord Stream pour son chauffage domestique et ses industries, elle risquait de mettre à mal les sanctions occidentales. Mais si elle revenait sur l’accord, elle pouvait être poursuivie en vertu des termes du TCE par les sociétés européennes qui ont investi dans le projet.

Tout ceci devrait susciter une grande inquiétude. Le TCE n’a pas seulement un effet dissuasif sur le pacte écologique tant promu, mais contribue également à perpétuer les conflits énergétiques et les guerres

Comme l’avait observé en février l’ex-ministre allemande de l’Environnement, Svenja Schulze : « On risque également de finir devant les tribunaux d’arbitrage internationaux avec des actions en réparation si nous suspendons le projet. » L’Allemagne a donc essayé de gagner du temps en retardant la certification de Nord Stream 2.

Le casse-tête de Berlin sur la façon de procéder a finalement été résolu le mois dernier quand une série d’explosionsa percé de gros trous dans les gazoducs Nord Stream 1 et 2. La Russie a été exclue des enquêtes, tandis que l’Allemagne, la Suède et le Danemark gardent leurs conclusions secrètes jusqu’à présent. 

La Suède dit ne pas pouvoir communiquer officiellement d’informations concernant son enquête judiciaire pour des questions de « sécurité nationale ».

Tout ceci devrait susciter une grande inquiétude. Le TCE n’a pas seulement un effet dissuasif sur le pacte écologique tant promu, mais contribue également à perpétuer les conflits énergétiques et les guerres qui ont sapé les progrès en vue d’une coopération internationale nécessaire à la réduction des émissions de CO2.

Les experts s’accordent sur le fait que le monde est au bord d’un précipice climatique si des mesures ne sont pas adoptées urgemment pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Et pourtant, l’architecture juridique des réglementations énergétiques alimente la méfiance et l’antagonisme, montant les États les uns contre les autres – et contre l’avenir de l’humanité.

- Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Son site web et son blog sont disponibles à l’adresse : www.jonathan-cook.net

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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