Le drone, outil de violence politique postmoderne du XXIe siècle
Début novembre, le Premier ministre irakien Moustafa al-Kazimi a survécu à une tentative d’assassinat, lorsque sa résidence à Bagdad a été visée par des drones. Deux des drones déployés ont été abattus, mais le troisième a touché la résidence de Kazimi et blessé deux de ses gardes du corps.
Les drones sont devenus une arme efficace de violence politique pour les dissidents et les acteurs non étatiques au XXIe siècle, à la suite d’un précédent créé par le groupe État islamique (EI) lors de la bataille de Mossoul entre 2016 et 2017.
Pendant plus d’une décennie après avoir déclaré leur « guerre contre le terrorisme », les États-Unis ont gardé le monopole des drones, notamment des Predator et des Reaper.
Les groupes armés tels que l’EI ont employé des versions commerciales plus petites pour riposter en 2017, ce qui a marqué le début de la deuxième phase de la « guerre des drones ».
Le président vénézuélien Nicolás Maduro a survécu à une tentative d’assassinat similaire par drone en août 2018. En janvier 2019, une attaque de drone des Houthis visant un défilé militaire du gouvernement yéménite a fait sept morts, dont des responsables de haut rang.
L’assassinat par drone le plus notable a été ordonné par Donald Trump, alors président des États-Unis, contre Qasem Soleimani, commandant iranien de la force al-Qods d’Iran, qui a été tué aux côtés d’Abou Mahdi al-Muhandis, commandant adjoint des Unités de mobilisation populaire (UMP) irakiennes, à l’aéroport de Bagdad en janvier 2020.
Ces assassinats laissent présager une tendance future à l’armement des drones par les États et les acteurs non étatiques. Si le fusil de sniper ou la voiture piégée étaient les outils de la violence politique moderne au XXe siècle, le drone est devenu leur équivalent numérique postmoderne au XXIe siècle.
Les drones de l’EI
En août 2014, l’EI a commencé par utiliser des drones achetés dans le commerce pour recueillir des renseignements sur le champ de bataille ou rendre compte de l’efficacité de ses attentats-suicides.
Ensuite, l’organisation a attaché des obus de mortier à ces drones, ce qui lui a permis de mettre au point un engin explosif improvisé (EEI) pouvant être largué contre les formations ennemies.
Ces armes étaient si importantes pour l’EI que l’organisation a annoncé en janvier 2017 la création d’une unité consacrée aux « avions sans pilote des moudjahidine ».
En septembre de la même année, l’armée américaine a ciblé Junaid ur-Rehman, formateur de pilotes de drones et ingénieur de cette unité, près de Mayadine, dans l’est de la Syrie.
Même si les drones de l’EI n’ont eu que des effets stratégiques ou opérationnels limités sur le champ de bataille, ils ont servi à terroriser les forces qui cherchaient à chasser l’organisation de Mossoul et les images étaient destinées à inspirer ses partisans. Et si les tentatives d’assassinat au Venezuela et en Irak ont échoué, elles ont tout de même transmis un message à leurs cibles en démontrant leur vulnérabilité.
Lors des tentatives d’assassinat au Venezuela et au Yémen, des responsables de haut rang étaient rassemblés en un même lieu à l’occasion d’un défilé, ce qui en faisait des cibles tentantes. Aux côtés de Maduro se trouvaient le ministre de l’Intérieur et le juge en chef de la Cour suprême. Au Yémen, des commandants militaires de haut rang et le gouverneur de Lahij étaient réunis avant la frappe.
L’attaque contre Maduro représentait la première tentative d’assassinat par drone contre un chef d’État. Les autorités vénézuéliennes ont affirmé que l’arme était un DJI Matrice 600, un appareil qui coûte 5 000 dollars et qui est d’ordinaire utilisé par les photographes professionnels.
Les Houthis auraient déployé un Qasef-1 de fabrication iranienne, qui reprend une technologie commerciale « prête à l’emploi » produite par des fournisseurs d’électronique établis principalement en Asie.
Si l’attaque au Venezuela a échoué, celle au Yémen a été couronnée de succès puisque les cibles visées ont été tuées. Ironie du sort, l’opération s’est produite sur la base aérienne d’al-Anad, ancien quartier général des forces américaines à la tête de la guerre des drones contre al-Qaïda. Ainsi, le lieu de départ de la guerre des drones au Yémen a lui-même été attaqué par un drone.
Développé dans l’Allemagne nazie
Les Houthis ont également utilisé des missiles balistiques contre leurs ennemis.
Le missile balistique est devenu le symbole de la guerre moderne du XXe siècle. Développé dans l’Allemagne nazie sous le nom de V2, il a été le premier objet fabriqué par l’homme à pénétrer dans l’espace, déployant la même technologie qui sera utilisée plus tard dans les missiles balistiques nucléaires et les fusées pour atteindre la Lune.
La stratégie des Houthis fait désormais appel à des drones rudimentaires et à des missiles évolués, utilisés pour frapper des cibles au cœur de l’Arabie saoudite, et qui constituent des armes de guerre asymétrique très efficaces pour semer l’insécurité.
La plus grande avancée du même siècle en matière de transport de masse a été l’avion de ligne civil, qui a servi de missile le 11 septembre pour frapper New York et Washington
La dernière tentative d’assassinat en date en Irak s’inscrit dans cette tendance et annonce une instabilité inquiétante pour l’avenir du pays.
La société Skywalker Technologies, établie en Chine, a pris la défense des drones commerciaux de loisirs dans des propos accordés au Financial Times : « En tant que fabricants, nous ne sommes pas en mesure de contrôler ce que les gens en font, pas plus que les fabricants des pick-ups, voitures et autres objets qui ont été militarisés dans des zones de conflit », a déclaré l’entreprise.
Cette déclaration renvoie à l’évolution des outils du terrorisme. Le XXe siècle a été marqué par le travail à chaîne qui a permis la production en série d’automobiles, appelées à devenir le véhicule de prédilection des terroristes dans les années 1970 et 1980.
La plus grande avancée du même siècle en matière de transport de masse a été l’avion de ligne civil, qui a servi de missile le 11 septembre pour frapper New York et Washington.
Au XXIe siècle, le drone représente l’évolution de cette tendance. Au XXe siècle, un assassinat aurait été l’œuvre d’un sniper dans un bâtiment voisin. Au XXIe siècle, quelqu’un qui contrôle un drone à distance est capable de provoquer une instabilité importante.
Si la dernière tentative d’attaque en date est l’œuvre de l’EI, dont le recours aux drones comme outils de violence politique constituait une innovation, cela signifie que le groupe a mené son attaque la plus effrontée contre l’un des secteurs les plus fortifiés de Bagdad.
Cette perspective ne serait pas désastreuse pour la stabilité de l’Irak. Même s’il s’agit d’une atteinte majeure à la sécurité, la menace que représente l’EI pour l’État n’est pas nouvelle.
En revanche, si l’une des milices irakiennes affiliées à l’Iran est responsable de l’attaque, alors la frappe de drone constituait une tentative de coup d’État. Lors des élections d’octobre, la liste des candidats issus de ces milices a fait pâle figure. Lors d’une récente manifestation contre les résultats, certains de leurs partisans ont été tués par les forces de sécurité irakiennes.
S’il s’agissait d’une frappe de représailles, celle-ci est peut-être annonciatrice d’un des plus sérieux défis lancés à l’État irakien par les milices.
Cette attaque était peut-être une provocation visant à pousser le Premier ministre à se déchaîner, ou un message adressé à des fins d’intimidation. Quoi qu’il en soit, à la suite de cette attaque, il sera difficile pour Kazimi de désigner les fautifs.
- Ibrahim Al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent Iraq’s Armed Forces : An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017) et A Concise History of the Middle East (2018).
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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