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Liberté, égalité, fraternité et diversité : ébauche d’une république multiculturelle en France

Tel qu’il est conçu aujourd’hui, le républicanisme français peine à penser et accepter la diversité. Banaliser et défendre la présence de l’altérité dans la sphère publique serait le signe que la république française est enfin devenue une communauté universelle
« La proclamation de principes universels n’empêche aucunement les discriminations et le racisme des institutions de l’État à l’égard des minorités » – Philippe Marlière (AFP/Jean-Philippe Ksiazek)
« La proclamation de principes universels n’empêche aucunement les discriminations et le racisme des institutions de l’État à l’égard des minorités » – Philippe Marlière (AFP/Jean-Philippe Ksiazek)

La France républicaine se conçoit comme une exception dans le monde. Elle se veut la dépositaire de valeurs universelles qu’elle défend, tel le village d’irréductibles Gaulois d’Astérix, contre le « repli communautaire ». Les États-Unis et le Royaume-Uni sont souvent épinglés comme contre-exemples dans ce domaine. L’« enfer multiculturel » y créerait des sociétés fragmentées et racistes.

Cette représentation caricaturale repose sur des présupposés idéologiques et une méconnaissance de ce qu’il se passe dans ces pays multiculturalistes. Aucun système politique n’est parfait. Ni le régime républicain français « assimilationniste », ni celui « multiculturel » des États-Unis et du Royaume-Uni ne sont exempts de critiques.

Pour comprendre comment est traitée la diversité en France, il faut partir d’une distinction fondamentale entre le public et le privé : le citoyen est une personne publique à qui l’on accorde les mêmes droits que les autres citoyens, tandis que l’individu (personne privée) peut faire des choix philosophiques, culturels et religieux, tant qu’il s’intègre dans la communauté nationale et en respecte les règles.

Impasse de l’ethno-nationalisme républicain

Quelles sont les règles de la communauté nationale ? Dans la conception républicaine française, la sphère publique (c’est-à-dire la vie sociale) est réputée neutre puisque les droits de chacun sont universels. Cet universalisme est censé régler le problème des différences de classe, de genre ou de race.

En réalité, cette neutralité est une construction politique. Le propos n’est pas ici de dénigrer le principe d’universalité des droits. Il s’agit simplement de reconnaître que les Français, tout aussi républicains soient-ils, ne sont pas moins insensibles à la diversité que les Américains, les Britanniques ou les Allemands. La proclamation de principes universels n’empêche aucunement les discriminations et le racisme des institutions de l’État à l’égard des minorités.

Dans les pays multiculturels, les pouvoirs publics traitent la question de la diversité à partir de la reconnaissance de droits particuliers. En France, il existe un consensus, de la gauche à l’extrême droite, selon lequel ce qui importe est d’intégrer socialement et culturellement les minorités.

Tel qu’il apparaît aujourd’hui dans le débat public, le discours « anti-communautaire » et de défense de l’universalisme républicain est une tromperie : c’est de fait la défense d’intérêts catégoriels d’une population majoritairement masculine, bourgeoise et blanche qui ne veut pas partager le pouvoir

Cette intégration n’est pas douce et respectueuse des sensibilités des immigrés. Gérard Noiriel, dans son étude pionnière sur le « creuset français », a montré combien l’intégration des Polonais et des Italiens dans l’entre-deux-guerres s’était déroulée de manière autoritaire et brutale. Pourtant, ces immigrés n’étaient pas musulmans.

L’immigration est paradoxalement en France un non-lieu de mémoire, un fait dont on ne parle pas et qu’on ne célèbre pas, à l’inverse des États-Unis. Ce pays d’immigration de masse se conçoit comme une sorte de village gaulois homogène qui a pour mission d’acculturer les étrangers aux us et coutumes nationaux.

Le républicanisme français n’est pas universel et neutre, mais décline un projet d’intégration « partisan ». Chaque citoyen français doit se couler, volontairement ou contraint, dans le moule de « valeurs » républicaines vaguement définies.

Ce patriotisme partisan a nourri les querelles sur l’immigration, question nationale majeure dès le milieu des années 70. En 1974, le président Giscard d’Estaing avait envisagé l’arrêt total de l’immigration, un objectif ridicule pour un pays dont l’immigration a de tout temps permis de rajeunir la population, et se développer économiquement.

En 1993, la loi Pasqua avait durci le principe du jus soli (droit du sol) dans la loi sur la nationalité, en demandant aux jeunes nés de parents étrangers de faire une demande expresse de nationalité alors que, jusqu’alors, elle leur était octroyée automatiquement à la majorité.

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À partir de 1989, le patriotisme partisan a commencé à légiférer à propos de l’habillement des jeunes filles à l’école. Après le renvoi de trois collégiennes à Creil en 1989, la gauche et la droite ont voté une loi bannissant le port des signes religieux à l’école. En réalité, la loi de 2004 cible le port du hijab des musulmanes.

Plus récemment, dans le contexte des attentats terroristes contre les membres de la rédaction de Charlie Hebdo, le slogan « Je suis Charlie » est devenu une injonction à soutenir le blasphème et les insultes infligées aux musulmans, au nom des « valeurs » de la république.

Que des Français aient défendu la loi de 2004 et le droit au blasphème au nom de l’égalité des sexes et de la liberté de conscience est indéniable. Mais il est tout aussi vrai que ce positionnement s’est souvent accompagné d’un ostracisme teinté de racisme envers les musulmans (par exemple, le soi-disant sexisme des hommes musulmans a été longuement débattu, et le traitement discriminatoire et l’exclusion des jeunes filles voilées ont contrevenu au principe d’égalité des usagers d’un service public).

En résumé, ce ne sont pas tant la liberté et l’égalité de chacun qui ont été défendues ici qu’une culture nationale diffuse d’un pays majoritairement « catho-laïque », synthèse de culture chrétienne et d’athéisme militant.

Une république multiculturelle

Le patriotisme partisan républicain, qui repose de fait sur un communautarisme autoritaire (les querelles lancinantes sur la laïcité soulignent cela depuis 40 ans), n’est pas anodin. Il souligne la difficulté du républicanisme français à penser et accepter la diversité.

Les Français sont attachés à la république car c’est un régime en principe égalitaire qui repose sur la souveraineté populaire. L’esprit français, par romantisme, exalte l’idée révolutionnaire, même s’il porte plus souvent au pouvoir des forces conservatrices que de gauche.

Partons de là pour imaginer une république délestée de son bagage ethno-nationaliste partisan ; une république qui fasse de la place à toutes et à tous. Pensons une république multiculturelle. J’en fais ici l’ébauche.

Une république d’égaux qui octroie des droits véritablement universels est un régime qui reconnaît la diversité sociale, de genre et raciale, et la promeut quand celle-ci est invisibilisée ou dénigrée

Les républicains voient la France comme une communauté civique d’égaux, neutre et universaliste. Nous l’avons vu, cette vision des choses est de l’ordre de l’illusion auto-complaisante. Une république vraiment républicaine, c’est-à-dire d’égaux, ne peut qu’être pluraliste et accueillir la diversité, quelle qu’elle soit. Pour cela, elle doit poursuivre une stratégie radicale de « désethnicisation » à tous les niveaux (gouvernement, administration, éducation, embauche, etc.), et faire des minorités des citoyens à part entière.

Tel qu’il apparaît aujourd’hui dans le débat public, le discours « anti-communautaire » et de défense de l’universalisme républicain est une tromperie : c’est de fait la défense d’intérêts catégoriels d’une population majoritairement masculine, bourgeoise et blanche qui ne veut pas partager le pouvoir politique et économique avec les femmes, les jeunes et les racisés.

En 2001, les détracteurs de la loi sur la parité électorale ont argué qu’elle serait le cheval de Troie du communautarisme en France. Il est temps de dire les choses telles qu’elles sont : une république d’égaux qui octroie des droits véritablement universels est un régime qui reconnaît la diversité sociale, de genre et raciale, et la promeut quand celle-ci est invisibilisée ou dénigrée.

En 1981, la gauche avait créé un ministère du Temps libre. Pourquoi ne pas créer aujourd’hui un ministère de la Diversité et de l’Égalité ? Les deux éléments sont en effet indissociables : on ne peut réaliser le projet républicain de liberté, d’égalité et de fraternité sans reconnaitre que la diversité façonne et enrichit la citoyenneté française.

On pourrait concevoir une citoyenneté française symboliquement agrémentée d’une référence aux origines familiales. Chacun devrait pouvoir se présenter comme franco-algérien, franco-italien, franco-sénégalais ou encore franco-guadeloupéen, sans être soupçonné de conspirer contre l’universalisme républicain.

« Les signes religieux qui ne font pas obstruction à l’enseignement devraient être tolérés à l’école. […] C’est l’enseignement qui émancipe, non le retrait forcé d’un signe religieux ou l’expulsion d’une élève qui ne veut pas obtempérer » – Philippe Marlière (AFP/Stéphane De Sakutin)
« Les signes religieux qui ne font pas obstruction à l’enseignement devraient être tolérés à l’école. […] C’est l’enseignement qui émancipe, non le retrait forcé d’un signe religieux ou l’expulsion d’une élève qui ne veut pas obtempérer » – Philippe Marlière (AFP/Stéphane De Sakutin)

Les signes religieux qui ne font pas obstruction à l’enseignement devraient être tolérés à l’école. Cela mettrait fin à près de 40 années de débats stériles qui ont renforcé l’extrême droite. Ce qui importe, c’est le suivi du curriculum laïque, avec un enseignement qui reconnaît l’existence d’identités minoritaires (dans les cours d’histoire ou de philosophie, par exemple).

C’est l’enseignement qui émancipe, non le retrait forcé d’un signe religieux ou l’expulsion d’une élève qui ne veut pas obtempérer.

Une république multiculturelle serait la garante de l’égalité de tous les individus, en facilitant concrètement l’accès des minorités aux postes de direction dans l’entreprise, dans l’administration, dans l’université ou en politique. Seule une politique de promotion active des minorités dans ces domaines permettrait aux minorités d’acquérir une visibilité sociale et un statut de citoyen à part entière qu’il leur manque encore si souvent.

Dans son combat pour l’égalité, la gauche française ne doit toutefois pas tomber dans le piège des identity politics (politique identitaire). La défense glorifiée et exclusive d’une identité, qui serait en soi plus importante que les alliances entre classes, genre et races, donnerait raison à ceux qui crient au loup communautariste. La république multiculturelle ne méprise pas les droits universels. Au contraire, elle se bat pour que chacun y ait accès.

Ce qui est en jeu ici n’est pas la reconnaissance des minorités en soi, et le repli sur des identités stigmatisées ou invisibilisées. Même empreinte de bonne intention, cette démarche ne ferait que renforcer l’exclusion des minorités de la nation. Inversement, il s’agit de banaliser la présence de la diversité dans la sphère publique. Cette banalisation serait le signe que la république française est enfin devenue une communauté universelle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Philippe Marlière est professeur de sciences politiques à la University College de Londres (UCL). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @PhMarliere
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