Islam et Occident : un discours binaire entièrement faux
La division binaire la plus accablante qui affecte notre lecture de l’histoire du monde, depuis la montée de l’islam jusqu’à nos jours, est sans doute la bifurcation fictive tracée entre deux illusions impérieuses dénommées « islam » et « Occident ».
Comme tout discours binaire non examiné – noir et blanc, homme et femme, bien et mal –, la distinction existentielle présumée entre islam et Occident nécessite un regard critique. Que désignent exactement ces deux catégories fétichisées, vouées à livrer entre elles un conflit quasiment cosmique ?
Il suffit de se tourner vers n’importe quel média que l’on consulte ou lit régulièrement : l’islam et l’Occident y sont présentés comme deux polarités opposées
Il suffit de se tourner vers n’importe quel média que l’on consulte ou lit régulièrement, qu’il s’agisse de la presse imprimée ou diffusée, de médias traditionnels ou en ligne : l’islam et l’Occident y sont présentés comme deux polarités opposées.
L’islam est le mal, l’Occident est le bien. Les musulmans sont les « Indiens », les Occidentaux les « cow-boys ». L’islam est noir, l’Occident est blanc. L’islam est réactionnaire, l’Occident est progressiste.
Ce discours binaire crée évidemment des effets d’amplification, dans la mesure où les musulmans réagissent instinctivement en affirmant que l’islam est en réalité bon et que l’Occident le représente mal, et ainsi de suite. Mais quoi qu’il en soit, l’« islam » est ici, l’« Occident » est ailleurs et l’un et l’autre sont fondamentalement différents.
Le livre Islam and the West (1993) de l’orientaliste sioniste aujourd’hui décédé Bernard Lewis résume non seulement le cliché éculé que constitue ce discours binaire, mais aussi toute sa carrière universitaire et politique, qui a consisté à dresser un mur infranchissable entre les musulmans et ce concept abstrait et vide de sens qu’il célébrait sous le terme d’« Occident ».
Un vieux cliché colonial
Au cours des dernières décennies, des dizaines de publications universitaires et populaires ont cherché, dans un esprit œcuménique sincère, à rapprocher les deux termes et à remettre en question cette division manichéenne.
Ainsi, avance-t-on, l’islam n’est pas si mauvais, l’Occident n’est pas si bon, l’islam influence l’Occident et l’Occident a pu jouir d’une présence coloniale et impériale prolongée parmi les musulmans.
Certains observateurs se démènent pour prouver que l’« Occident » s’est trompé au sujet de l’« islam » – et pourtant, en tant que vérités distinctes et réalités concurrentes, ces deux notions continuent d’être opposées sous un angle existentiel et quasiment providentiel.
Les penseurs réactionnaires veulent exacerber cette distinction, tandis que les progressistes et les libéraux veulent apaiser la tension. Et pourtant, comme le dirait l’auteur Rudyard Kipling, « l’Orient est l’Orient, l’Occident est l’Occident et, jamais, ces deux mondes ne parviendront à se comprendre. »
Dans mon dernier livre intitulé The End of Two Illusions: Islam after the West (University of California Press, 2022), je n’ai pas cherché à rabibocher « l’Islam et l’Occident », mais à démanteler complètement ce discours binaire illusoire, solide sous-produit de la modernité européenne – ou de ce qu’ils appellent les « Lumières », un concept qui s’est traduit dans le reste du monde par les chapitres les plus sombres du colonialisme prédateur.
Je ne soutiens pas ici que l’islam et l’Occident sont en réalité amis et non ennemis, qu’ils sont bienveillants et non hostiles l’un envers l’autre, et que nous devrions donc écouter un Européen blanc au grand cœur, tel que le nouveau roi Charles III, qui fait preuve d’une certaine bienveillance envers les musulmans.
Je soutiens que tout ce discours binaire est faux et défaillant, qu’il traduit un dualisme – au même titre que blanc et noir, maître et esclave, homme et femme – monté de toutes pièces par la colonisation, que nous devons surmonter et démanteler une fois pour toutes.
Toute la division civilisationnelle imaginée entre ces deux univers cosmiques a paradoxalement défini leur enchevêtrement
Mais que gagnerions-nous à démanteler et à rejeter ce vieux cliché colonial ? J’estime que cela nous amènerait à l’aube d’une toute nouvelle lecture de l’histoire de l’islam et même du monde.
En avançant cet argument, je ne suis ni trop attaché à notre histoire contemporaine, ni trop attiré par les histoires anciennes. Il s’agit plutôt d’une combinaison d’histoires proches et lointaines axée sur un objectif analytique constant : démanteler le discours binaire.
Ainsi, mon livre va des gros titres actuels aux histoires les plus profondes et les plus révélatrices des deux derniers siècles et des siècles précédents. Il en résulte une proposition provocante et certainement troublante qui démonte l’une des plus dangereuses illusions fabriquées entre deux concepts abstraits largement fétichisés – l’« islam » et l’« Occident » – et désoriente ainsi ceux qui sont habitués à cette façon de diviser le monde pour mieux le comprendre (et le gouverner).
Cherchant à libérer le monde de ce discours binaire faux et trompeur, mon argumentaire souligne que toute la division civilisationnelle imaginée entre ces deux univers cosmiques a paradoxalement défini leur enchevêtrement, d’une manière qui n’a pratiquement rien à voir avec ce que les musulmans ou les communautés diverses et changeantes maintenues ensemble par le mythe de l’« Occident » ont pu vivre.
Une allégorie chaotique
Je propose donc de lire le concept fétichisé de l’« Occident » comme un produit idéologique et un mantra civilisationnel inventé sous l’Europe des Lumières, servant d’épicentre à l’essor de la modernité capitaliste mondialisée.
Dans le même ordre d’idée, des idéologues orientalistes ont fait le tour du monde pour fabriquer des concepts abstraits tout aussi illusoires sous la forme de civilisations inférieures ou embryonnaires en Inde, en Chine, en Afrique, en Amérique latine et par la force des choses dans le monde islamique – tout cela pour authentifier et mettre au centre de la scène la « civilisation occidentale », précisément parce qu’en soi, cette allégorie profondément chaotique n’aurait pas pu et ne pourrait pas se suffire à elle-même.
Enracinée dans une philosophie hégélienne d’une histoire à voie unique et profondément racialisée, l’allégorie de l’« Occident » est par ailleurs trop consciente de ses racines et de ses conditions méditerranéennes, asiatiques et africaines. Pour chasser cette puissante pluralité d’histoires de ses souvenirs refoulés, il est nécessaire de s’accrocher à l’illusion de l’ « Occident ».
L’« islam » que cet « Occident » a façonné, inventé et « étudié » est le sous-produit de cette disposition illusoire. La juxtaposition entre cet « islam » et l’« Occident » est tout aussi illusoire, celle-ci n’ayant pratiquement rien à voir avec ce que les musulmans ont pu vivre à travers les âges et les continents.
Je renverse ainsi la conception marxiste de la religion comme « l’opium du peuple » et la conception freudienne de la religion comme une illusion pour émettre l’idée que Karl Marx et Sigmund Freud théorisaient en réalité « l’Occident », illusion au sein de laquelle ils pensaient théoriser la religion.
Cet argument pourrait être d’un certain intérêt pour les penseurs critiques qui regardent déjà au-delà de la terreur débilitante engendrée par de tels discours binaires, qui sont engagés dans des cadres de pensée historique beaucoup plus émancipateurs. Mais de la même manière, il pourrait agiter et frustrer les bellicistes racistes et adeptes d’une vision civilisationnelle qui ont bien gagné leur vie en investissant dans ces mêmes discours.
Je renverse ainsi la conception marxiste de la religion comme « l’opium du peuple » et la conception freudienne de la religion comme une illusion pour émettre l’idée que Karl Marx et Sigmund Freud théorisaient en réalité « l’Occident »
« Ce livre aurait dû être écrit il y a longtemps », écrit l’éminent historien Ilan Pappé dans une critique de mon livre. Selon lui, ce livre cible « la principale opposition binaire artificielle de ce siècle : islam et Occident. »
La suite de son analyse résume on ne peut mieux mon ouvrage : « Cette vieille juxtaposition orientaliste et destructrice a survécu jusqu’à aujourd’hui et engendré la justification morale des offensives américaines brutales en Afghanistan et en Irak.
« Ce livre propose une généalogie différente de l’émergence de ce discours binaire construit, imposant aux deux notions une relation toxique et artificielle. [Il offre] une perspective alternative déracialisée et humaine – des visions du passé et de l’avenir qui seront essentielles pour tous ceux qui se retrouvent mêlés à cette construction insidieuse et violente et affectés par celle-ci. »
- Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée, récipendiaire de la chaire Hagop Kevorkian, à l’université de Columbia à New York, où il enseigne la littérature comparée, le cinéma mondial et la théorie postcoloniale. Parmi ses derniers ouvrages figurent The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022), The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021), Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020) ainsi que The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). Ses livres et articles ont été traduits dans de nombreuses langues.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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