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Ibn Rochd, le « pont » entre philosophies islamique et occidentale

L’œuvre de l’érudit musulman andalou du Moyen Âge, mieux connu en Europe sous le nom d’Averroès, a conduit à un regain d’intérêt pour le philosophe grec Aristote et ouvert la voie à la Renaissance
Peinture d’Ibn Rochd par l’artiste florentin Andrea di Bonaiuto au XIVe siècle (Wikimedia)
Peinture d’Ibn Rochd par l’artiste florentin Andrea di Bonaiuto au XIVe siècle (Wikimedia)

Les contributions les plus notables d’Ibn Rochd, savant musulman andalou du XIIe siècle, à la philosophie sont ses commentaires de l’œuvre du philosophe grec Aristote, qui ont inspiré des générations d’intellectuels européens.

Aussi appelé Averroès, la version latinisée de son nom, Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad ibn Rochd est né en 1126 dans la ville espagnole de Cordoue, qui fait alors partie de l’Empire almoravide.

Le philosophe et théologien jouera un rôle formateur dans l’établissement du rationalisme européen et sera salué comme un précurseur des Lumières en Europe, des siècles plus tard.

Outre la philosophie, Ibn Rochd a produit des travaux savants sur des sujets aussi divers que la médecine, la psychologie et l’astronomie.

Célèbre dans l’Europe médiévale, Ibn Rochd est surtout connu dans le monde islamique pour son travail théologique, en particulier dans le domaine du fiqh – l’aspect théorique de la loi islamique. Ses idées philosophiques n’ont gagné en popularité dans le monde musulman qu’avec l’essor des mouvements réformistes islamiques au XIXe siècle.

Ici, Middle East Eye explore la vie et l’œuvre de l’un des plus importants intellectuels musulmans de tous les temps.

Qui était Ibn Rochd ?

Ibn Rochd naît en 1126 dans une famille d’érudits islamiques respectés et prospères ; son grand-père, Abu al-Walid Muhammad, est le grand qadi (juge) de Cordoue et l’imam de la Grande Mosquée de la ville.

Le jeune intellectuel est formé à la théologie islamique et étudie le Coran, les hadiths (paroles et actes attribués au prophète Mohammed) et la jurisprudence islamique, selon l’école de pensée malikite.

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Comme il est d’usage dans les familles d’érudits, Ibn Rochd étudie également des matières non religieuses, telles que la linguistique, la physique, la médecine et les mathématiques.

N’ayant pas écrit son autobiographie, il est toutefois difficile d’obtenir des détails précis sur sa vie personnelle.

Ce que l’on sait, c’est qu’il prend de l’importance en 1169 après avoir attiré l’attention d’Abou Yacoub Youssouf, calife de l’Empire almohade, qui dirige un territoire comprenant le sud de l’Espagne et le nord-ouest de l’Afrique.

Ce dernier, qui fait preuve d’une grande curiosité intellectuelle, apprécie la capacité d’Ibn Rochd à expliquer les œuvres des philosophes de la Grèce antique tels qu’Aristote. Sous le parrainage de Youssouf, l’Andalou officie comme qadi dans les villes espagnoles de Séville et plus tard Cordoue, devenant ensuite le grand qadi de cette dernière, comme son grand-père avant lui.

Pourquoi est-il célèbre ?

La renommée d’Ibn Rochd en Europe découle de ses commentaires des œuvres d’Aristote, qui conduisent à un regain d’intérêt pour le philosophe grec en Europe.

Ibn Rochd inspirera des philosophes comme le prêtre et philosophe italien du XIIIe siècle Thomas d’Aquin, qui consacrera du temps à critiquer ses œuvres tout en incorporant certaines de ses idées dans sa propre approche scolastique.

Au début du Moyen Âge, le rôle des méthodes philosophiques et la place de la raison dans l’étude de la religion sont controversés dans les mondes chrétien et islamique, l’Église catholique et de nombreux érudits islamiques estimant que de telles approches sapent le caractère sacré de la révélation divine.

Ibn Rochd (au centre) dans L’école d’Athènes de l’artiste italien de la Renaissance Raphaël (domaine public)
Ibn Rochd (au centre) dans L’école d’Athènes de l’artiste italien de la Renaissance Raphaël (domaine public)

Tout au long du XIIIe siècle, les adeptes d’Ibn Rochd, connus sous le nom d’Averroïstes, feront l’objet de condamnations officielles de la part de l’Église, qui conteste leurs idées sur la nature éternelle de l’univers et le partage par tous les êtres humains d’un intellect unique.

Malgré la réprobation de l’Église, l’approche d’Ibn Rochd, devenue accessible grâce aux traductions latines de son œuvre, lui vaudront de nombreux adeptes, tant catholiques que juifs, dans les siècles qui suivront sa mort. Leurs efforts feront partie de l’épanouissement intellectuel que connaît l’Europe au XVIe siècle : la Renaissance.

Dans le monde islamique, l’intellectuel est célèbre pour avoir défendu la place de la recherche philosophique dans le discours religieux contre les attaques lancées par des érudits musulmans comme al-Ghazali.

La philosophie d’Ibn Rochd

Ibn Rochd croit que l’étude de la philosophie est un impératif coranique et donc un devoir pour chaque musulman.

Il pense en outre que la philosophie est un produit de l’esprit humain, tandis que la religion provient de la révélation divine, mais précise que les deux découlent finalement de la même source.

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L’objectif principal de ses œuvres originales est de démontrer la compatibilité de la révélation divine et des moyens philosophiques de détermination de la vérité.

Lorsqu’il y a contradiction entre l’Écriture et les vérités atteintes par la logique déductive, par exemple, le problème ne réside pas selon lui dans le texte lui-même mais dans son interprétation.

Ibn Rochd croit que Dieu a imprégné les textes religieux de significations apparentes et allégoriques, et que lorsqu’aucun consensus absolu n’existe sur une interprétation du texte sacré, le lecteur est libre de l’interpréter selon sa propre compréhension.

Un consensus absolu est presque impossible à obtenir, car il nécessite la connaissance de toutes les interprétations possibles du texte depuis sa révélation. L’argument d’Ibn Rochd crée donc un espace pour des lectures allégoriques du Coran d’une manière que les approches plus « littéralistes » ne permettent pas.

L’un des arguments clés d’Ibn Rochd est que si l’on n’aborde pas la religion d’un point de vue critique et philosophique, le sens véritable et voulu peut être perdu, ce qui conduit à une mauvaise interprétation de la révélation divine.

Une statue d’Ibn Rochd dans sa ville natale de Cordoue, en Espagne (Wikimedia)
Une statue d’Ibn Rochd dans sa ville natale de Cordoue, en Espagne (Wikimedia)

L’érudit consacre des efforts considérables à l’examen des doctrines religieuses et met en évidence ce qu’il considère comme les erreurs commises par les adeptes des écoles théologiques rivales, comme les acharites, les mutazilites, les soufis et les « littéralistes ».

En ce qui concerne l’existence de Dieu, Ibn Rochd est un partisan de l’argument de l’ajustement fin, qui stipule que l’univers est si bien ajusté à l’apparition de la vie qu’il ne peut avoir existé que par l’acte de volonté d’un créateur divin.

Selon lui, Dieu a créé le monde naturel et tout ce qu’il contient, mais c’est le monde naturel qui est la source de ce qui se passe autour de nous, et le créateur seul ne peut être tenu directement pour responsable de tout ce qui se passe autour de nous.

Contributions à la science et à la médecine

Les contributions d’Ibn Rochd à la médecine comprennent une description des symptômes de la maladie de Parkinson, une explication des causes des accidents vasculaires cérébraux et la découverte de la fonction photoréceptrice de la rétine.

Il est également l’auteur d’une encyclopédie médicale, Kitab al-kulliyat fil-tibb (Livre des généralités sur la médecine ou Colliget en latin), écrite entre 1153 et 1169. Le texte est composé de neuf livres qui seront traduits en latin et en hébreu, puis enseignés dans toute l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle.

Il s’intéresse aussi aux origines cérébrales et vasculaires des maladies et sera parmi les premiers à prescrire des traitements pour soigner des pathologies urologiques.

Malgré sa critique philosophique d’Ibn Sina (Avicenne), les travaux d’Ibn Rochd en médecine s’appuient sur ceux de l’érudit persan et de son compatriote al-Razi.

L’héritage d’Ibn Rochd

Outre son vaste héritage scientifique, religieux et philosophique, Ibn Rochd s’est également intéressé à la musique et à la langue.

En psychologie, son livre Talkhis kitab al-nafs (Grand commentaire du De Anima d’Aristote) divise l’âme en cinq facultés : nutritive, sensitive, imaginative, appétitive (en lien les appétences) et rationnelle.

Illustration latine du XIVe siècle montrant Ibn Rochd (à gauche) en conversation avec Porphyre, philosophe romano-syrien du IIIe siècle (domaine public)
Illustration latine du XIVe siècle montrant Ibn Rochd (à gauche) en conversation avec Porphyre, philosophe romano-syrien du IIIe siècle (domaine public)

Son travail ouvre la voie à d’autres philosophes européens, inspirant un renouveau intellectuel parmi les savants de langue latine. Ses réflexions sur Aristote ou la relation entre philosophie et religion créeront même un regain d’intérêt pour l’interprétation des textes sacrés, en particulier au sein du judaïsme, et influenceront fortement les œuvres du philosophe juif Maïmonide.

Ses écrits seront plus populaires dans le monde occidental que dans le monde islamique, où certains condamneront et critiqueront sa dépendance aux méthodes philosophiques.

Ibn Rochd s’éteint en 1198, à l’âge de 72 ans, à Marrakech (Maroc), où son corps est inhumé avant d’être transféré à Cordoue, sa ville natale.

Traduit de l’anglais (original).

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