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Abdülmecid II : artiste, musicien et dernier calife de l’islam

Né à Istanbul, où il fut formé par des précepteurs turcs et français, le dernier calife ottoman personnifia la synthèse des cultures européenne et islamique
Autoportrait d’Abdülmecid II, l’une des 60 œuvres connues du prince ottoman (Musée Sakıp Sabancı)
Par Yusuf Selman Inanc à ISTANBUL, Turquie

Pianiste et violoncelliste de talent, artiste tout aussi à l’aise de représenter des scènes de nu dans des cours de harem que des portes de mosquées, le prince ottoman Abdülmecid fut l’homme de la renaissance turque par excellence.

Il eut aussi une corde majeure à son arc, un accomplissement pour lequel son nom restera à jamais gravé dans les annales de l’histoire : celui d’avoir été le dernier calife musulman officiellement reconnu.

Lorsque le Parlement de la République turque éradiqua le dernier vestige du pouvoir ottoman en 1924, dépouillant Abdülmecid de son titre, il mit fin à une institution créée par l’ami et successeur du prophète Mohammed, Abou Bakr.

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Mais l’histoire se montrera cruelle, réduisant Abdülmecid, dernière figure de proue de la dynastie ottomane, à une simple note de bas de page.

Surplombant le Bosphore, le musée Sakıp Sabancı d’Istanbul accueille une exposition visant à faire la lumière sur la vie et l’œuvre du shahzade (prince) ottoman.

Jusqu’au 1er mai, l’exposition intitulée Le Monde extraordinaire du prince : Abdülmecid Efendi présente 60 peintures du prince et 300 documents historiques relatifs à sa vie.

C’est la première fois depuis la mort du prince à Paris en 1944 que cette collection est exposée au public.

Tout aussi important que le mérite artistique de chacune de ses œuvres est ce qu’elles montrent de la synthèse des cultures européenne et islamique que les Ottomans avaient réussi à créer à la fin du XIXe siècle.

À bien des égards, Abdülmecid fut la personnification de cette tendance : typiquement vêtu à la manière d’un Français, tout en coiffant majestueusement un fez qui signalait ses racines ottomanes, il fut aussi à l’aise au milieu de l’aristocratie européenne qu’en tant qu’héritier du dernier califat islamique.

Premières influences

Abdülmecid vit le jour au sein du palais de Beylerbeyi, du côté asiatique d’Istanbul, en 1868, dans ce qui était plus ou moins une cage dorée.

Le prince Abdülmecid enfant (bibliothèque de l’Université d’Istanbul)
Le prince Abdülmecid enfant (bibliothèque de l’Université d’Istanbul)

Se méfiant des intrigues de cour et des princes rivaux, le sultan de l’époque, son cousin Abdülhamid II, au pouvoir depuis 1876, s’assura que ses proches ne furent jamais autorisés à agir librement.

Ces restrictions eurent une conséquence inattendue sur le développement intellectuel d’Abdülmecid.

Avoir peu de choses à faire permit au jeune prince d’assouvir toutes ses curiosités intellectuelles et créatives ; il se passionna notamment pour les langues et l’art occidental.

Abdülhamid avait ouvert une école au sein du palais de Yıldız à Istanbul, que les princes et autres nobles ottomans, tels que les fils du chérif de La Mecque, pouvaient fréquenter.

Abdülmecid II y fut instruit par des professeurs turcs comme français – et ces derniers eurent une influence notable sur ses goûts et styles futurs.

Pendant une grande partie de la jeunesse du prince, l’idée d’assumer un jour la fonction de calife demeura une quasi-impossibilité. Abdülmecid se trouvait en effet loin dans l’ordre de succession hiérarchique.

Le manque de distraction, tant en politique qu’à la cour, signifiait qu’il était libre de se concentrer sur son amour des arts et de la musique, ainsi que son travail philanthropique pour des causes aussi diverses que le Croissant-Rouge ou l’Association des femmes arméniennes.

Abdülmecid (à droite) en compagnie d’un hôte (Collection photographique des palais nationaux)
Abdülmecid (à droite) en compagnie d’un hôte (Collection photographique des palais nationaux)

« À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le palais ottoman fut exposé à l’art occidental, y compris la peinture. Le père d’Abdülmecid II, Abdülaziz, était également peintre et avait créé la première école de peinture de Turquie, qui envoyait des étudiants en Europe pour y recevoir leur éducation artistique », explique Nazan Ölçer, la commissaire de l’exposition.

Même après la destitution d’Abdülhamid en 1908, Abdülmecid resta fidèle aux arts, utilisant la liberté offerte par la chute de son cousin pour se consacrer davantage à ses activités caritatives, la fréquentation de musées et l’organisation de réunions de poètes et de peintres.

Calife de l’islam

L’ascension d’Abdülmecid au califat est le résultat de la disparition de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale.

Au lendemain de la défaite ottomane et alors que les puissances impériales menaçaient de morceler les terres traditionnellement turques en Anatolie et dans les Balkans, le prince promit son soutien à Mustafa Kemal Atatürk et à son gouvernement à Ankara.

La ferveur républicaine croissante conduisit à l’abolition du sultanat ottoman, à la fin de la monarchie et à l’exil du cousin d’Abdülmecid, le sultan Mehmed Vahideddin (Mehmet VI).

Peinture d’Abdülmecid représentant une bataille durant la guerre russo-turque (Musée Sakıp Sabancı)
Peinture d’Abdülmecid représentant une bataille durant la guerre russo-turque (Musée Sakıp Sabancı)

Le calife, qui devait désormais être élu par les députés de la Grand Assemblée nationale de Turquie, n’avait désormais qu’un rôle purement cérémoniel.

C’est dans ce contexte qu’Abdülmecid fut élu à ce poste, devenant, en novembre 1922, le dernier chef politique reconnu des sunnites à travers le monde.

Porte de la mosquée d’Abdülmecid II (Musée Sakıp Sabancı)
Porte de la mosquée d’Abdülmecid II (Musée Sakıp Sabancı)

Bien qu’il ne fût calife que de nom, Abdülmecid aimait à exhiber le pouvoir symbolique de sa fonction : on pouvait ainsi le voir chevaucher son cheval blanc à travers les rues d’Istanbul dans une démonstration hardie de la suprématie historique des Ottomans.

Il organisait en outre de somptueuses réceptions à la manière des anciens Ottomans et assistait personnellement aux cérémonies de prière du vendredi dans l’enceinte de la mosquée Sainte-Sophie, démontrant ainsi son leadership sur les musulmans du monde entier.

Ces transgressions, intentionnelles ou non, attireront les foudres du mouvement anti-monarchiste. Ankara n’aimait pas ce calife qui apparaissait partout, saluait les foules et se comportait comme un sultan.

Les républicains finirent par abolir la fonction d’Abdülmecid et, en mars 1924, forcèrent le calife et tous les autres membres de la maison royale à l’exil. Ces derniers reçurent un préavis de trois jours et c’est vers l’Europe que partit Abdülmecid.

Le choc culturel fut probablement atténué par le fait que le prince parlait français couramment, avait étudié l’allemand pendant huit ans et comprenait l’anglais, en plus de connaître l’arabe et le persan.

Un Ottoman européen

Abdülmecid et sa famille s’installèrent d’abord à Territet, une petite localité suisse, puis dans la ville française de Nice, où il vécut jusqu’en 1939, avant de s’installer à Paris.

Le prince avait certes passé sa jeunesse à Istanbul, mais les tendances européennes avaient été formatrices dans son développement artistique et intellectuel.

Selon Nazan Ölçer, Abdülmecid « fusionna l’Occident et l’Orient, passant sa vie en accord avec l’air du temps ; il adhéra à la tradition et à la religion tout en restant ouvert à l’Occident ».

L’exposition présente 60 œuvres d’art et plus de 300 documents historiques (Musée Sakıp Sabancı)
L’exposition présente 60 œuvres d’art et plus de 300 documents historiques (Musée Sakıp Sabancı)

Si Abdülmecid eut la particularité de mener à la fois une carrière (productive) d’artiste et (brève) d’homme d’État, son parcours reflète l’histoire de la modernisation et de l’occidentalisation de tout un pays.

Abdülmecid II sur son trône en 1923 (Bibliothèque du Congrès)
Abdülmecid II sur son trône en 1923 (Bibliothèque du Congrès)

Cette transformation s’avérera finalement fatale à l’Empire ottoman, déclenchant en Turquie un débat sans fin sur l’éventuelle déconnexion des élites vis-à-vis de leur propre culture – une question qui persiste à ce jour.

Le prince, lui, était un intellectuel à double casquette. Ölçer explique qu’« il était à la fois peintre et hattat [calligraphe islamique] ».

« Il était fidèle à sa religion et à la tradition, mais il était aussi un interprète de la musique occidentale, un partisan des théâtres. »

Ce contraste apparaît le plus admirablement dans sa peinture de nu au sein du harem, qui, contrairement aux représentations fantasmées des artistes occidentaux, présente une vie de famille calme, selon la commissaire de l’exposition.

Abordant le choc des conservateurs à la découverte des œuvres de nu, Nazan Ölçer explique que celles-ci n’étaient en aucun cas le principal objectif artistique d’Abdülmecid.

« Il n’a réalisé, à notre connaissance, que deux peintures de nu : Femmes dans la cour et Roses de mai », détaille-t-elle.

« Le premier ressemble davantage à une étude, tandis que le second est une version copiée du tableau de Charles Chaplin qui était [suspendu] à un mur du palais de Dolmabahçe. Nous ne pouvons donc en aucun cas le qualifier de peintre de nu. »

D’après Ölçer, de tels débats éclipsent le reste des œuvres du prince.

Femmes dans la cour est l’une des deux peintures de nu d’Abdülmecid II (Musée Sakıp Sabancı)
Femmes dans la cour est l’une des deux peintures de nu d’Abdülmecid II (Musée Sakıp Sabancı)

En exil, Abdülmecid se mit à la photographie, capturant des images de tout le continent.

Il entretint aussi des relations avec les communautés musulmanes, en particulier celles du sous-continent indien. Dans les premières années de son exil, il contacta notamment des Indiens de confession musulmane qui s’étaient fermement opposés à l’abolition du califat, dont un Aga Khan compatissant.

La santé d’Abdülmecid commença à se détériorer après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, ce qui le força à s’installer dans la capitale française, où il décédera en 1944.

La demande d’enterrement du prince à Istanbul fut rejetée par le gouvernement républicain. Ainsi, après avoir passé dix jours à la morgue de la Grande Mosquée de Paris, le dernier calife de l’islam fut enterré à Médine – la ville dans laquelle cette fonction avait été établie 1 300 ans plus tôt.

L’exposition Le Monde extraordinaire du prince : Abdülmecid Efendi se tient au musée Sakıp Sabancı d’Istanbul jusqu’au 1er mai.

Traduit de l’anglais (original).

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