En Tunisie, la musique se vit en lives virtuels
Dans son plus beau costume de concert et avec son écharpe rouge, le musicien tunisien Kamel Cherif s’approche tranquillement de la scène pour prendre place devant un auditoire ravi. Mais la scène est en réalité… son salon, et le concert de ce soir ne ressemble à aucun autre.
Plutôt qu’une mer de visages, Cherif regarde l’objectif brillant du téléphone à clapet positionné au milieu de son salon, diffusant le concert en direct à des gens invisibles confinés à travers le monde.
Voilà à quoi ressemble un concert en direct à l’ère de la pandémie du COVID-19.
Pendant cette période d’isolement social imposé, une scène culturelle musicale jeune et vibrante a réagi en passant dans l’espace numérique, postant ses performances sur les plateformes des réseaux sociaux et diffusant directement chez ses fans.
Depuis le début de la pandémie, des initiatives musicales en ligne sont apparues à travers le monde marquant une nouvelle étape dans la progression vers la vie numérique.
Le groupe égyptien Massar Egbari, par exemple, a récemment publié une vidéo. Les membres y interprètent séparément en quarantaine un enregistrement de leur chanson « Malgré la distance ».
Le groupe de rock égyptien Cairokee a annoncé qu’il diffuserait, de la même manière, en streaming et en direct, un concert depuis leurs domiciles dans la semaine.
L’artiste de jazz franco-libanais Ibrahim Maalouf a aussi commencé à créer des cours de musique virtuels à domicile pour ses fans en quarantaine à travers le monde.
Et au Liban, les 46 musiciens classiques et chanteurs de l’orchestre national ont joué simultanément, confinés chez eux.
Le groupe Facebook Corona Live Music est né de ce changement de paradigme. Créée par un groupe de musiciens et amis tunisiens, cette page est un forum ouvert où tout le monde peut poster ce qu’il veut, des pianistes confirmés aux chanteurs amateurs. Tout passionné de musique est le bienvenu.
Depuis 2016, Kamal Cherif, 40 ans, joue régulièrement un mix de jazz, de musiques du monde et de classiques arabes dans des clubs et restaurants de Tunis.
Les « j’aime » et les commentaires en temps réel défilent dans le coin inférieur gauche du flux en direct… équivalent virtuel des applaudissements ravis à l’ère de la distanciation sociale
Mais l’auditoire qui afflue aux concerts qu’il diffuse chaque soir depuis le début du confinement touche un public comme il n’en a jamais eu.
Ce soir, il cambre ses épaules où est perché un violon électrique. L’enregistrement de l’introduction au piano de la chanson classique « Ahwak » (Je t’adore) du légendaire chanteur égyptien Abdel Halim Hafez débute et, avec un sourire, Kamel Cherif lève le coude à hauteur des cordes.
« Bravo maestro », écrit l’un des spectateurs tunisiens, confiné confortablement à Paris. « Magnifique », lui répond un autre, de l’autre côté de la ville, dans la banlieue de Tunis.
Certains auditeurs applaudissent tandis que d’autres identifient leurs amis en commentaires, attirant ainsi davantage de personnes à ce rassemblement virtuel qui prend rapidement de l’ampleur jusqu’à dépasser le millier de participants – mélange principalement de loyaux fans tunisiens et de nouveaux venus du pays et de la diaspora.
« Confinés, les gens découvrent plus d’artistes et de concerts que jamais. C’est une occasion rêvée pour beaucoup de musiciens tunisiens », assure Kamel Cherif à Middle East Eye. « Ils peuvent également venir du monde entier, il n’y a pas de frontières sur internet. »
Maintenir le lien à l’ère de l’isolement
C’est une époque étrange pour ceux qui se produisent en direct.
Dans une allocution télévisée le 22 mars, le président tunisien Kais Saied a demandé à la grande majorité des 11,7 millions d’habitants de la nation de rester chez eux, ordonnant la fermeture temporaire de milliers de restaurants, bars et autres espaces publics.
Comme dans de nombreux secteurs, le confinement menace les moyens de subsistance des musiciens qui tirent une grande partie de leurs revenus en se produisant en public.
Depuis son lancement il y a quatre semaines, le groupe Corona Live Music s’est transformé de fait en centre de la vie artistique virtuelle de la Tunisie.
Le nombre de membres s’est rapidement envolé jusqu’à dépasser les 9 000 personnes, faisant de la page l’un des plus grands groupes de musique live au monde apparu en réaction à la pandémie de COVID-19.
La possibilité pour chacun de partager ou de reposter des concerts en direct ou leur enregistrement amplifie l’influence des musiciens qui participent, qu’ils soient professionnels ou amateurs.
Les conséquences du confinement pour les artistes et la perspective de l’ennui qui allait accompagner ce confinement ont profondément perturbé le guitariste Oubey Naffeti. Il ne pouvait plus rencontrer et répéter avec les autres membres de son groupe de rock.
« Nous faisions entre trois et cinq concerts par semaine [avant le confinement] », indique Oubey Naffeti à MEE. « Désormais, nous sommes tous chez nous, sans argent. »
Pour entretenir le lien et simplement passer le temps, Oubey Naffeti et les autres musiciens ont commencé à s’envoyer des vidéos de sessions d’improvisation enregistrées depuis chez eux, ce qui a évolué en partage de streaming en live auquel leurs amis pouvaient accéder en temps réel. À l’aide de l’option « Séance vidéo » sur Facebook, tout le monde peut diffuser un flux vidéo en direct à un nombre indéfini de spectateurs.
Cette expérience est à l’origine d’une idée lumineuse, initiée par le guitariste et plusieurs amis : si des contacts proches peuvent partager un flux de musique en direct depuis la quarantaine, qu’est-ce qui empêcherait de divertir un public plus large ?
« Nous avons commencé par faire des listes de musiciens qui avaient partagé de la musique avec nous et après cela, nous avons organisé un grand concert et nous les avons tous invités », raconte-t-il.
Ce cercle relativement restreint a lancé la page Facebook Corona Live Music. En quelques jours, la page a explosé jusqu’à atteindre des milliers de membres, des centaines de vidéos et des streamings en live mis à jour constamment.
C’est le Coachella virtuel du confinement
Si les streamings live remplacent virtuellement les spectacles du bar local, le groupe Corona Live Music est l’équivalent en ligne d’un festival de musique en plein air, avec des dizaines de messages quotidiens diffusés à toute heure.
La communauté a également misé sur le sens de l’humour mordant typiquement tunisien.
Les administrateurs travaillent avec les artistes pour créer des programmes de streaming en live, avec des posters parodiant ceux de grands festivals comme celui de Coachella en Californie ou de Glastonbury au Royaume-Uni.
Ils promeuvent le contenu programmé avec des titres tels que « Festival de la Maison » et « Corona Culture Organisation ».
Des lives aux clips préenregistrés, parcourir cette page, c’est visiter une galerie haute en couleurs de différents styles, présentant la grande diversité d’une scène musicale en ligne florissante.
Dans une vidéo, un homme tape vivement sur une caisse claire sur des lignes de basse funky, tandis que dans une autre, un couple chante des duos de café-concert, guitare à la main et le drapeau tunisien fièrement accroché en arrière-plan.
Un autre streaming en live commence. Cette fois une femme chante en arabe et joue des accords jazzy au clavier sur des pistes très trafiquées en fond sonore.
Myriam Toukabri est l’une des artistes expérimentées à avoir trouvé un nouveau média pour développer sa carrière musicale qui comprend déjà de nombreuses prestations en public.
Elle a commencé à jouer avec son père, pianiste de jazz, à l’âge de 4 ans. À l’Institut supérieur de musique de Tunis, elle a rencontré son futur mari, Wacim. Ensemble, ils ont formé un groupe de jazz appelé Remake et ont commencé à jouer régulièrement dans la capitale.
Désormais confiné, le couple se produit en direct depuis son salon. Myriam, 28 ans, chante, et Wacim l’accompagne à la guitare dans de courtes vidéos qu’ils postent sur la page Facebook.
Avec sa voix douce aux accents de jazz, elle reprend des groupes francophones populaires tels que Pink Martini, en se balançant légèrement et en tenant son nouveau-né dans ses bras.
« Le monde virtuel a aidé tellement de personnes à être entendu par un plus grand auditoire », estime-t-elle. « J’ai découvert que cela a réellement boosté la créativité chez les artistes tunisiens. »
Autre groupe à miser sur la scène musicale virtuelle pour soutenir le lancement d’une carrière précoce : Lotus Hands Band.
Le groupe est composé du père, Karim Hachaichi, et de ses deux fils, Oussama et Yassine, auxquels il a appris à jouer de la guitare et de la basse dès l’âge de 5 ans. Ce trio joue un mélange de rock classique et de reprises pop, un numéro qu’ils présentaient en tournée et avaient produit dans plusieurs festivals à travers la Tunisie.
Mais à travers sa célébrité virtuelle, le groupe a trouvé un réservoir de fans totalement nouveau au-delà de son bastion, sur l’île déserte de Djerba à 7 heures au sud de Tunis, où selon eux les opportunités pour les musiques expérimentales sont limitées.
« La scène musicale du sud de la Tunisie est dominée par le folklore », indique Karim. « Il n’y a pas de scène rock là-bas, ce n’est pas comme à Tunis où diverses salles de concert existent depuis longtemps. »
Leurs vidéos et streamings en live sont devenus viraux dans la sphère musicale tunisienne, leurs publications sont souvent repartagées des centaines de fois et cumulent des milliers de vues depuis le début du confinement.
Si Kamal est guitariste et professeur de musique depuis des décennies, le membre du groupe qui se distingue est sans conteste Yassine, 13 ans, le benjamin de la famille. Sa précocité et sa dextérité à la guitare et au chant lui ont valu un voyage à Beyrouth l’année dernière, où il a représenté la Tunisie à l’émission télévisée panarabe, Voice Kids.
Yacine espère à l’avenir devenir musicien professionnel. Les membres du groupe apprécient l’exposition de plus en plus grande dont bénéficie ce talent maison.
« La culture de la musique en streaming live va perdurer et se partagera ainsi avec de plus en plus de personnes », prédit-il. « Je pense que ça ne se limitera pas seulement à la musique, mais s’étendra également à la danse et aux autres types de performance. »
Musique sans frontières
Étant donné que plus d’un Tunisien sur dix vit à l’étranger, le groupe Facebook a également rempli un vide ressenti par ceux qui se trouvent physiquement loin de leur pays.
« En fait, j’aime cette période, mes amis partagent davantage leur musique et j’ai l’impression d’être plus liée à eux »
- Safa Medini, musicienne
Dans la ville de Cesena au centre de l’Italie, Safa Medini, étudiante tunisienne à l’université, observe les événements en Tunisie depuis un confinement qui a commencé fin février.
« C’est assez compliqué d’être hors de Tunisie car j’ai toujours appartenu à cette communauté et aux gens avec lesquels je jouais de la musique là-bas », indique l’auteure-compositrice-interprète de 21 ans.
Chez elle, elle était parfaitement intégrée dans la scène musicale tunisienne. Elle a rencontré de nombreux artistes célèbres dans le cadre de son précédent emploi chez Sofar Sounds, qui organise des concerts dans le monde à domicile pour promouvoir l’intimité de la musique en public.
Bien avant les restrictions dues au confinement, Safa Medini avait bien compris la difficulté de retrouver l’intimité d’un spectacle public en ligne. Mais elle ajoute que le confinement est une période spéciale, pour elle, en tant que Tunisienne à l’étranger.
« En fait, j’aime cette période, mes amis partagent davantage leur musique et j’ai l’impression d’être plus liée à eux », explique-t-elle. « Mais bien évidemment, ce n’est pas comme lorsque j’étais en Tunisie. »
Les artistes comme la chanteuse de jazz Myriam Toukabri saluent l’ingéniosité de leurs homologues musiciens en ces circonstances extraordinaires. Mais il y a des limites à l’expérience virtuelle, en particulier lorsqu’il s’agit de faire l’expérience de la musique en public.
Pour l’instant, elle ne peut qu’attendre que les lieux publics finissent par rouvrir, et elle espère y rencontrer certains des nouveaux fans qui ont découvert sa musique, en chair et en os.
Après un mois de confinement, elle pressent que les gens auront envie de concerts en public comme jamais auparavant.
« Ce qui se passe actuellement est très cool », estime-t-elle. « Mais je pense qu’une fois que le confinement sera terminé, les gens, relâchés, apprécieront la musique en public d’une nouvelle façon. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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