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La Casbah d’Alger, une cité à l’agonie que plus rien ne peut réanimer

Explosions de gaz, effondrements de bâtisses et infiltrations d’eau sont devenus le quotidien des habitants de la Casbah d’Alger, pourtant classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO
Des habitants de la Casbah regardent un immeuble qui s’est effondré, le 6 juin 2020 (AFP/Ryad Kramdi)
Des habitants de la Casbah regardent un immeuble qui s’est effondré, le 6 juin 2020 (AFP/Ryad Kramdi)
Par Zohra Souamès à ALGER, Algérie

En ce matin d’été, la Casbah d’Alger se réveille avec les bruits des outils des artisans. Alors que d’habitude, les rires des enfants retentissent depuis les venelles de la citadelle et viennent égayer l’atmosphère, la recrudescence des cas de contaminations au coronavirus contraint les habitants de la vieille cité à rester à l’abri dans leur maison.

« Qu’elles [les autorités] ramassent au moins les ruines ! La saleté est partout. En ces temps d’épidémie, c’est inexcusable ! », s’énerve Boualem, la cinquantaine, un habitant du quartier.

Un camion chargé de bouteilles de gaz commence sa distribution dans la Basse-Casbah, partie inférieure de la vieille cité connectée au quartier du port. Parmi les presque 40 000 habitants (selon le recensement de 2008) de la Casbah, beaucoup ne sont pas reliés au gaz de ville. Ces bonbonnes permettent donc de se chauffer, de cuisiner et d’avoir de l’eau chaude.

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« Le gaz butane est aussi dangereux que les fondations fragilisées de nos maisons. On essaie de faire attention, mais nous vivons sous la menace d’une éventuelle explosion ou d’une contamination toxique à cause d’une fuite », déplore Mouloud, 46 ans, qui, dans les ruelles pentues de la Casbah, peine à transporter la bouteille de gaz jusqu’à son domicile.

C’est ici, dans la Casbah d’Alger, classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO depuis 1992, considérée comme un des plus beaux sites de la Méditerranée, qu’un comptoir phénicien s’est installé au VIe siècle. La vieille ville correspond aujourd’hui aux limites tracées par les remparts d’époque ottomane édifiés dès la fin du XVIe siècle.

Ce n’est toutefois pas pour sa prestigieuse histoire que la Casbah fait régulièrement la une de l’actualité mais pour les problèmes d’insalubrité – effondrement d’immeubles, explosions de gaz ou problèmes liés à la précarité de l’habitat – qui menacent non seulement son existence mais aussi la vie de ses habitants.

80 % du patrimoine bâti classé rouge

Selon une étude publiée en février par l’Organisme nationale de contrôle technique de la construction (CTC), 80 % du patrimoine bâti est classé « rouge » : en d’autres termes, il menace de tomber en ruines.

Les résultats de l’enquête, menée entre juin et septembre 2020, ne seraient pas meilleurs aujourd’hui : en dépit de tout l’argent injecté par l’État – quelque 900 millions de dollars dans le cadre d’un « plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur de la Casbah d’Alger » créé en 2012 –, la situation ne cesse de s’aggraver.

Le souvenir de l’effondrement de l’immeuble de la rue Tamglit, en avril 2019, dans la Basse-Casbah, est toujours vif dans l’esprit des habitants. Cinq personnes d’une même famille, dont deux enfants, avaient trouvé la mort.

En décembre 2020, huit personnes ont été secourues par les pompiers après l’effondrement d’un mur extérieur et d’escaliers dans un ancien immeuble.

« Nous avons perdu plus de 400 maisons sur les 1 700 que compte la Casbah et si rien n’est fait, ce patrimoine va être effacé de la carte géographique d’Alger », a alerté Ali Mebtouche, président de la fondation Casbah.

Youcef, qui habite dans la Basse-Casbah, regrette que la presse ne parle que des accidents mortels, alors « qu’il y a des problèmes tous les jours ». « Quand il n’y a pas de pertes humaines, ce sont des familles qui se retrouvent à la rue », rapporte-t-il à Middle East Eye.

« Les autorités nous abandonnent, et quand on trouve des solutions, on nous punit »

- Sabah, mère de trois enfants

Le relogement des familles dont les maisons ou les immeubles sont en ruine ou menacent de s’effondrer fait souvent des déçus. Certains, faute de connaître les bonnes personnes, se retrouvent exclus du relogement malgré la précarité de leur habitation.

L’ascension des ruelles escarpées de la Casbah rend la respiration difficile, en raison du taux élevé d’humidité. Nous arrivons devant un immeuble de quatre étages. Le lieu est si précaire qu’il semble désaffecté. Pourtant, une famille de cinq personnes continue de vivre dans l’unique pièce encore habitable du rez-de-chaussée.

À 46 ans, Sabah, mère de trois enfants, est la seule riveraine du quartier n’ayant pas bénéficié d’un relogement en 2019.

Malgré plusieurs recours, sa situation n’a pas évolué positivement.

« Quand un déménagement est prévu, des agents de la wilaya [préfecture] passent la veille avec la liste des noms des bénéficiaires pour leur demander de se préparer. Un voisin nous a appelés pour nous dire que nous étions concernés. Nous avons passé la soirée à rassembler nos petites affaires, les enfants étaient euphoriques. Le matin, nous avons appris que notre nom avait été barré de la liste. Seule explication : quelqu’un leur aurait dit que nous n’habitions plus la maison en donnant pour preuve que nos enfants étaient scolarisés ailleurs », confie Sabah à MEE.

Des bâches sur les couvertures

Sabah travaille comme garde-malade chez une femme habitant Bologhine, un quartier situé dans la proche banlieue nord d’Alger. Connaissant les conditions difficiles de Sabah, elle lui a prêté une pièce qui lui permet de passer la nuit chez elle avec ses enfants.

« Il s’agit d’une toute petite pièce qui permet aux enfants de dormir au chaud en hiver. J’ai scolarisé les enfants dans cette commune car j’y travaille chaque jour et c’est plus facile pour moi de les récupérer le soir. Les autorités concernées nous abandonnent, et quand on trouve des solutions, on nous punit », poursuit amèrement Sabah.

Dans la Casbah, Sabah vit avec son époux et ses trois enfants dans une pièce de 10 mètres carrés. Son mari est chauffeur de taxi et passe souvent ses nuits dans la voiture. La cuisine et les sanitaires sont dans la même pièce. Les murs sont fissurés et l’unique aération est assurée par une fenêtre en bois qui résiste difficilement au vent pendant l’hiver.

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« Nous dormons entassés les uns sur les autres. En hiver, les enfants sont souvent malades à cause du froid. En été, la chaleur accentue les mauvaises odeurs qui sortent de la cuvette des toilettes. Ça devient irrespirable », décrit Sabah.

Elle souligne qu’en hiver, les infiltrations d’eau causent aussi des pannes électriques. Le radiateur à bain d’huile ne réchauffe pas suffisamment. « Pendant les grandes pluies, nous avons l’impression d’être à l’extérieur. On utilise des bâches sur les couvertures afin qu’elles ne soient pas trempées », ajoute-t-elle.

Toutes ces contraintes, et bien d’autres, font que cette famille vit dans un désarroi total. Et cette situation impacte l’état psychologique des enfants.

« Ma cadette, âgé de 13 ans, est suivie par un psychologue. Récemment, il y a eu une explosion de gaz chez les voisins, et depuis, la petite se sent très mal. Elle n’arrive pas à surmonter la frayeur qu’elle a eue ce jour-là. Je pensais que ça allait passer, mais ses institutrices à l’école me rapportent qu’elle est complètement absente. D’ailleurs, elle a refait sa quatrième alors que je suis à cheval sur les études de mes enfants », confie Sabah avec inquiétude.

Selon elle, les choses ont empiré après la déception causée par le déménagement annulé. Les enfants ont vu leurs amis partir pour des maisons plus décentes alors qu’eux sont restés injustement privés de cette opportunité.

Dans les ruelles escarpées de la Casbah, où les véhicules ne peuvent pas passer, les poubelles sont ramassées par des ânes (AFP/Ryad Kramdi)
Dans les ruelles escarpées de la Casbah, où les véhicules ne peuvent pas passer, les poubelles sont ramassées par des ânes (AFP/Ryad Kramdi)

Depuis deux ans, chaque lundi, Sabah se rend à la daïra (sous-préfecture) pour s’enquérir de la situation. C’est la journée de réception, précise-t-elle.

« Je ne comprends pas pourquoi mon dossier est bloqué. Les voisins ont signé une pétition sur laquelle il est écrit que j’habite bien cette maison depuis plusieurs années. La dame qui m’emploie m’a fait une lettre qui explique qu’elle me cède une pièce momentanément. Mais rien ne change. Avant la fin du mois, il y aura une nouvelle vague de relogements, j’espère qu’on sera parmi les bénéficiaires », souffle-t-elle avec beaucoup d’espoir.

Sabah n’est pas la seule dans cette situation. Il est souvent difficile d’imaginer que certaines maisons de la Casbah, aux murs rongés par les infiltrations, puissent être habitées. Mais il suffit de lever la tête pour voir le linge étendu aux fenêtres, pour comprendre que des familles y vivent.

Certaines d’entre elles ont accroché des banderoles sur les façades des immeubles afin d’interpeller les pouvoirs publics sur leur situation.

En février 2020, le wali d’Alger (préfet) Youcef Cherfa avait annoncé une nouvelle feuille de route pour rattraper le retard dans les travaux de restauration, en précisant que le projet de réhabilitation de la Casbah d’Alger avait bénéficié d’enveloppes financières conséquentes de la part de l’État, sans pour autant en préciser le montant.

Un an est passé et la Casbah semble aller toujours plus mal.

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