EN IMAGES : Oran, source d’inspiration pour Yves Saint Laurent
Dans cette petite maison de ville haussmannienne aux persiennes bleues et aux balcons en fer forgé, où la lumière jaune qui filtre derrière la porte d’entrée laisse deviner un bout d’intimité, est né Yves Henri Donat Mathieu-Saint-Laurent, un 1er août 1936.
Depuis, le 11, rue Stora à Oran, dans l’Ouest de l’Algérie, a connu l’indépendance et l’oubli. Le quartier populaire a vu fleurir paraboles, supérettes et moteurs de climatiseurs.
Mais grâce à Mohamed Afane, patron d’un ensemble hôtelier et amoureux de la culture et des arts, la maison natale du grand couturier a retrouvé ses couleurs. Après l’avoir rachetée, il l’a réhabilitée pour en faire une école de création « pour les jeunes dont la plupart ne savent pas qu’un des plus grands stylistes au monde est Oranais », explique-t-il à Middle East Eye. (Photos : MEE/Mohamed Kaouche)
Pour Mohamed Afane, il est important de rappeler « que tout est parti d’Oran ». C’est dans un petit atelier caché au premier étage de la cour, accessible par le couloir de la maison, qu’Yves Saint Laurent a dessiné ses premiers croquis, près de 300 000, et ses toutes premières créations.
Ici, nous sommes loin de Marrakech, régulièrement associée au créateur, et de son bleu Majorelle. C’est dans cet Oran colonial que le styliste a passé ses jeunes années, entre la maison, le lycée Lamoricière et le célèbre cinéma Century, face à la Méditerranée, entre un bleu et un blanc que l’on retrouvera dans de nombreuses créations.
« Notre monde à l’époque était Oran et non Paris. Ni Alger, la ville métaphysique de Camus aux blanches vérités, ni encore Marrakech et sa bienfaisante magie rose. Oran, une cosmopole de commerçants venus de partout, et surtout d’ailleurs, une ville étincelant dans un patchwork de mille couleurs sous le calme soleil d’Afrique du Nord », a, un jour, témoigné Yves Saint Laurent, décédé en 2008 à Paris à l’âge de 71 ans.
Pendant plusieurs années, Mohamed Afane a multiplié démarches et recherches pour recomposer la matrice oranaise du génie. Il fallait racheter la maison – occupée par une famille qui, heureusement, a préservé la structure initiale de l’habitation – après de difficiles tractations, chiner durant des mois objets et meubles d’époque en Algérie et en France, retrouver les matériaux de construction et de restauration, s’acharner à trouver croquis et archives du maître, etc.
À quelques rues de ce qu’on appelait à l’époque « le village nègre », c’est-à-dire le quartier où vivaient les Algériens, et où ont commencé les manifestations pour l’indépendance à Oran, Yves Saint Laurent a grandi dans un milieu bourgeois.
Les Mathieu-Saint-Laurent sont arrivés en Algérie en 1870 après le départ d’Alsace de Pierre Mathieu de Metz, arrière-grand-père du couturier, qui ne veut pas devenir Allemand. Famille de magistrats, les Mathieu-Saint-Laurent vont régulièrement au théâtre ou à l’opéra. Charles, gérant d’une compagnie d’assurance et directeur d’une chaîne de cinéma, et Lucienne ont trois enfants : Yves et ses deux sœurs cadettes, Michèle et Brigitte, nées en 1942 et 1945.
La maison du 11, rue Stora est un foyer où s’exprime le raffinement de la vie mondaine oranaise, aux côtés des amies de la mère du futur couturier, venues prendre le thé et discuter des dernières modes et des pièces de théâtre qu’elles ont pu voir. Lorsqu’arrive l’été, la famille quitte la villa oranaise pour se rendre à Trouville, une des plages les plus prisées des environs d’Oran.
« Mais à partir des études secondaires, j’ai mené une vie double : d’un côté il y avait dans notre maison, la gaieté et le monde que je m’inventais avec mes dessins, mes décors, mes costumes, mon théâtre », témoigne Yves Saint Laurent dans Le Monde en 1983. « De l’autre, dans une école catholique, c’étaient des épreuves et un monde dont, rêveur, pensif, timide, je me trouvais exclu et où mes compagnons se moquaient de moi, me terrorisaient et me battaient. »
L’écrivain Kamel Daoud, qui vit à Oran, se penche sur une machine à écrire d’époque, placée pour le décor dans la maison réhabilitée. « L’homme qui a vécu ici a su rendre célèbres le fugace érotique, la désincarnation exhaussée par les tissus et les parfums, le trait, la courbe, l’aile devenue élan », écrivait-il en mars 2021 en hommage à Yves Saint Laurent, « un enfant d’Oran », au moment où il mettait les pieds dans la maison pour la première fois, avant que les travaux ne commencent.
« Je m’attarde dans l’atelier du génie. Il ne reste rien que cette ombre obscure de la pièce. Le creux de la niche où le couturier est peu à peu venu au monde par lui-même. Des étagères, un papier peint. Il faut tout restaurer : l’architecture, les murs, la façon de se souvenir en Algérie, la richesse refusée, le visage d’YSL, ses premiers coups de crayon, une filiation. Yves Saint Laurent habita pendant dix-huit ans au 11, rue Stora. Je ne m’y attendais pas. L’histoire est plus riche que n’importe quel discours ou déni. Il suffit de se pencher pour ramasser des morceaux d’éternité insécables. »
Lors de l’inauguration, le 26 juin, trois stylistes algériens ont été invités à montrer leurs créations au public – Nabil Hayari, venu spécialement de Paris, et deux autres couturiers très en vogue en Algérie, Redouane Kerzabi et Hassniya – et des centaines de croquis d’Yves Saint Laurent ont été exposés, inspirés des « Paper Dolls ».
Ces poupées de papier sont à l’effigie de modèles célèbres de l’époque, comme Bettina ou Suzy. Il en découpe la silhouette dans les magazines de sa mère, pour en imaginer deux collections : l’automne-hiver 1953-1954 et 1954-1955. Le jeune homme de 17 ans crée 11 poupées, plus de 500 vêtements et accessoires.
« Ma mère passait presque tout son temps à s’habiller, j’étais fasciné par les robes qu’elle portait d’une soirée à l’autre. Mon père […] était un être exceptionnel, j’étais pour lui le bon Dieu, c’était quelque chose d’inouï de tendresse », raconte-t-il dans Tout terriblement, un documentaire réalisé par Jérôme de Missolz.
En plus de l’école qui occupera la maison natale, Mohamed Afane veut consacrer un espace-musée au styliste, qui occupera 1 000 mètres carrés dans un de ses hôtels au centre d’Oran, et mettre en place des circuits historiques autour des déambulations du jeune Yves Saint Laurent dans la ville – notamment la très Art déco École des beaux-arts, la cathédrale Notre-Dame-du-Sacré-Cœur (transformée depuis en bibliothèque) et le théâtre d’Oran qui lui inspira plusieurs dessins – ou encore autour de la maison d’été de la famille sur la côte oranaise à l’ex-Trouville, rachetée par la star du raï Cheb Mami.
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