Algérie : quand les Youtubers s’attaquent aux élections, les autorités paniquent
ALGER - Le coup n’est pas venu de la presse écrite, ni de l’opposition, ni de la société civile, qui, à eux trois, peinent à incarner de véritables contre-pouvoirs. Contre cette voix-là, les autorités se retrouvent impuissantes, et c’est sans doute ce qui les inquiète le plus.
En moins d’une semaine, leurs vidéos ont enregistré presque trois millions de vues. Anis Tina, DZ Joker et Kamel Labiad, trois Algériens très connus sur YouTube, ont réalisé trois clips très différents contre les élections législatives qui se tiendront dans quatre jours (le 4 mai). En face : le gouvernement déploie toute son énergie, via des médias traditionnels, à mobiliser les Algériens pour qu’ils aillent voter.
Anis Tina, 27 ans, compte plus de 700 000 abonnés. Sa dernière vidéo, postée le 26 avril, est une parodie du film « Le Messager », célèbre biopic du prophète Mohammed.
Dans la version d’Anis Tina, qui compte plus d’1,2 million de vues, une tribu « du peuple » résiste à une tribu « de députés » qui appelle les gens à aller voter. Le film touche à des questions sensibles comme l’abstention, la corruption et le clientélisme puisque les parlementaires finissent par proposer de l’argent au représentant du peuple.
Tournée en arabe, dans une forêt, avec des comédiens en costumes d’époque, cette version du Messager parlera à tous les fans de la série Kaamelott – et ils sont nombreux en Algérie – notamment par ses ressorts humoristiques basés sur l’anachronisme. On voit par exemple un des personnages, censé vivre au VIIe siècle, utiliser un ordinateur portable, et un autre parler avec son compagnon de Messenger.
La vidéo inspire un hashtag sur Twitter
L’autre vidéo virale est celle de DZ Joker. Postée le 27 avril, elle affiche déjà plus d’1,8 million de vues et a inspiré sur Twitter le hashgtag Mansotich (jeu de mots fabriqué à partir du verbe sowat, voter, et qui signifie « je ne vais pas sauter le pas », autrement dit : « je ne vais pas voter ».
DZ Joker, de son vrai nom Chemseddine Lamrani, 26 ans, compte aussi parmi les plus anciens Youtubers algériens puisque ses premières vidéos remontent à 2011. Il s’est notamment fait connaître avec ses parodies de « Game of Thrones » ou de « Braveheart ».
Dans une sorte de slam subversif, il énumère les nombreuses situations de détresse sociale auxquelles les Algériens sont confrontés dans leur quotidien.
Son texte est appuyé par des images : celles du harraga flottant dans l’eau qui s’excuse auprès de sa mère parce que son bateau s’est retourné, du malade couché sur un lit d’hôpital qui dénonce la construction « d’une mosquée de deux milliards d’euros » au détriment d’hôpitaux, du père de famille qui n’a pas assez d’argent pour nourrir sa famille ou encore du sportif obligé de ramener sa baignoire sur les lieux d’entraînement.
À la fin du clip dans lequel on comprend qu’il s’adresse à l’Algérie en disant « Elle » et aux dirigeants en disant « eux », il conclut : « Ce n’est pas contre toi que je dis ça, tu m’as bien compris, toi je t’aime, mais je parle d’eux ».
Des personnalités algériennes en zombies
Mais la plus violente est sans doute celle de Kamal Labiad, un autre internaute adepte des parodies, postée le 22 avril sur YouTube.
Dans un détournement de film de zombies, qu’il a intitulé « La takon Chiyyat » (Ne sois pas un cireur de pompes), on voit une berline s’avancer dans la nuit et le brouillard, à l’arrière de laquelle est assis le président Abdelaziz Bouteflika que l’on ne distingue que grâce à ses yeux qui s’allument comme ceux d’un robot. Sur la plaque d’immatriculation de la voiture est écrit « Il ne meurt pas ».
Un compte à rebours explique ensuite que les élections législatives approchent mais qu’« elles n’intéressent aucun homme sage et honorable sauf les chiyyatine [brosseurs de pompe] qui courent derrière leur maître dès qu’ils sentent son odeur ».
Les acteurs du film, dont une bonne partie sont des zombies, ont été remplacés par des personnalités algériennes connues pour être des fidèles du président.
Parmi elles : le Premier ministre Abdelmalek Sellal, l’ancien ministre du Commerce et leader du Mouvement populaire algérien (MPA) Amara Benyounès, la cheffe du Parti des travailleurs (PT) Louisa Hanoune, le prédicateur Chemseddine Bouroubi, Anis Rahmani, le directeur de la chaîne télé Ennahar, ou encore, en bébé géant surgissant au milieu de la route, le député Front national de libération (FLN) d’Annaba Bahaeddine Tliba, présumé impliqué dans des affaires de corruption.
Sur la route où est écrit « La route qui ne mène nulle part », les zombies et une voiture surmontée d'une énorme brosse, se mettent à courir derrière la berline, conduite par Saïd, le frère du président, qui se dirige vers un bâtiment appelé « La ferme de Bouteflika et sa famille ».
Kamel Labiad, qui apparaît à visage découvert dans la vidéo, prend ensuite la parole pour « conseiller » aux Algériens « de ne pas aller voter ». « Il ne faut pas donner de légitimité à ceux qui ont trahi le pays », explique-t-il.
À LIRE : Législatives en Algérie : l’obsession de la participation
La participation à ces élections est un enjeu crucial pour le gouvernement qui veut s'en prévaloir pour asseoir sa crédibilité.
Samedi 29, le président Bouteflika a adressé un « message à la nation » pour exhorter les Algériens à voter. « L'élection législative de cette année revêt une importance accrue car elle se situe dans le sillage d'une profonde révision constitutionnelle survenue l'année dernière, tout comme elle se déroule dans une conjoncture financière lourde de défis pour notre pays », est-il écrit dans un communiqué diffusé par l'APS, l'agence de presse officielle.
Mohamed Aïssa, le ministre des Affaires religieuses, a dénoncé « une violente campagne sur les réseaux sociaux ». « On en a un qui ‘’mansotich’’ – qu’il saute ou pas – et un autre qui se moque de Rissala (Le Prophète) et des compagnons du prophète. Un autre qui jure dire la vérité alors qu’il ment ».
Dans cette vidéo, Seddik Chihab, le porte-parole du Rassemblement national démocratique (RND), parti d'Ahmed Ouyahia, le directeur de cabinet de la présidence, estime que la vidéo de DZ Joker est le résultat d'une manipulation.
En Algérie, « détourner des suffrages » ou « déterminer des électeurs à s’abstenir de voter » est puni par le code électoral d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et d’une amende de 6 000 à 60 000 DA (50 à 510 euros). Mi-avril, un utilisateur Facebook a été selon le ministre de l’Intérieur, « présenté devant les tribunaux » pour avoir détourné l’affiche électorale officielle. Jusqu’à aujourd’hui, son sort reste inconnu.
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