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Au Liban, le retour d’un ancien collabo d’Israël ouvre les plaies du passé

Le retour à Beyrouth d’Amer Fakhoury, ancien chef de la tristement célèbre prison de Khyam, et les réactions que celui-ci entraîne pointent des incohérences dans la mémoire collective des Libanais
Des membres du mouvement chiite libanais Amal tiennent une photo d’Amer al-Fakhoury lors d’une manifestation devant l’ancienne prison de Khyam, administrée par les auxiliaires libanais d’Israël lors de son occupation du Sud-Liban, pour exiger qu’il soit jugé, le 15 septembre 2019 (AFP)

Le retour à Beyrouth d’Amer Fakhoury, 56 ans, le 11 septembre dernier, a pris la tournure d’un véritable scandale. Cet ancien chef de la tristement célèbre prison de Khyam (Liban-Sud), administrée par les auxiliaires libanais d’Israël, l’Armée du Liban-Sud (ALS), n’avait plus mis les pieds au Liban depuis l’an 2000.

Cette année-là, il s’était enfui en Israël avec des milliers d’autres membres de la milice supplétive d’Israël et de leurs familles dans le sillage du retrait humiliant de l’armée israélienne. Après avoir vécu quelques temps en Israël, il s’est rendu aux États-Unis, où il a ouvert un restaurant.

Amer Fakhoury a été jugé par contumace en 1996 et condamné à quinze ans de prison pour collaboration avec Israël.

Conformément au code de procédure pénale libanais, la prescription de cette condamnation a été atteinte en 2016, ce qui l’aurait encouragé à rentrer à Beyrouth, en estimant qu’il ne serait pas inquiété. Mais il n’aurait jamais osé remettre les pieds dans la capitale libanaise s’il n’avait reçu l’assurance qu’il ne courrait aucun risque.

D’ailleurs, il a été accueilli à l’aéroport par un général de l’armée libanaise, qui l’a accompagné au siège de la Sûreté générale pour l’aider à réaliser les formalités nécessaires.

L’affaire aurait pu en rester là, si le retour de cet ancien agent n’avait pas été ébruité, provoquant une forte émotion dans le pays. « Quelqu’un a essayé d’introduire Amer Fakhoury au Liban par des moyens détournés », affirme à Middle East Eye Ahmad Taleb, président de l’Association des anciens détenus dans les prisons israéliennes.

Dès l’annonce de son retour, les médias se sont emparés de l’affaire et les réseaux sociaux se sont enflammés. Des hommes politiques, d’anciens détenus, des membres des familles de prisonniers qui ont péri à Khyam sous la torture ont remué ciel et terre.

D’anciens détenus sous l’occupation israélienne, dont Souha Béchara, icône de la résistance anti-israélienne, ont déposé des plaintes contre Fakhoury dès l’annonce de son retour.

L’ancien geôlier a été conduit au tribunal militaire, qui a délivré à son encontre un mandat d’arrêt après un bref interrogatoire, le 17 septembre. L’officier libanais qui l’a accompagné a également été mis aux arrêts.

« Ingérences américaines » et débat confessionnalisé

Au moment de l’audience, des dizaines de personnes, dont des ex-détenus de Khyam et des membres de leurs familles, ont manifesté à l’extérieur du tribunal pour dénoncer le retour de Fakhoury mais aussi les « ingérences américaines dans la justice libanaise ».

« Le pays est divisé au sujet de la vision vis-à-vis d’Israël. Certains estiment qu’il ne s’agit pas d’un ennemi »

- Ahmad Taleb, Association des anciens détenus dans les prisons israéliennes

Une délégation mandatée par l’ambassade des États-Unis s’était présentée au tribunal afin d’assister à l’audience, vu que Fakhoury est détenteur de la nationalité américaine, qu’il a obtenue après son départ d’Israël, en l’an 2000. Mais la juge d’instruction, Najat Abou Chakra, n’a pas autorisé ses membres à assister à l’interrogatoire, arguant du fait qu’aucun accord n’existait entre le Liban et Washington en ce sens.  

Le débat qui a suivi l’annonce de son passage devant le juge a rapidement pris des relents confessionnels. Ziad Assouad, député du Courant patriotique libre (CPL), le plus grand parti chrétien fondé par le président de la République Michel Aoun, a indirectement pris la défense d’Amer Fakhoury, son coreligionnaire.

Dans une interview accordée au quotidien arabophone An-Nahar, le parlementaire a estimé que la détention de Fakhoury « n’[était] pas légale, mais éminemment politique. »

« Conformément aux lois en vigueur, il a le droit de rentrer au Liban, parce que les crimes dont il a été accusé ont été prescrits », a-t-il estimé.

Cette prise de position est d’autant plus surprenante que le CPL est l’allié du Hezbollah, principal artisan de la libération du Liban de l’occupation israélienne.

Vue de la cour de la prison de Khyam le 24 mai 2000, un jour après la libération des détenus par une foule ayant fait irruption dans son enceinte (AFP)
Vue de la cour de la prison de Khyam le 24 mai 2000, un jour après la libération des détenus par une foule ayant fait irruption dans son enceinte (AFP)

Devant le malaise provoqué par ses déclarations, Ziad Assouad a tenté de préciser ses propos : « La trahison est une constante dans les textes de loi », a-t-il écrit dans un tweet. « Elle n’est ni discrétionnaire ni proportionnelle. Et tous ceux qui ont collaboré avec des étrangers contre le Liban ou sur son sol sont des traîtres. C’est ce que stipulent les textes de lois. »

Cette précision n’a fait qu’envenimer le débat, car implicitement, le député du CPL mettait Israël, qui est considéré comme un « ennemi » par la loi libanaise, sur un pied d’égalité avec la Syrie.

Bien que puissance tutélaire dont la présence au Liban pendant près de 30 ans ait été rejetée et combattue par une partie de la classe politique et de la population (notamment chrétiennes), la Syrie n’en reste pas moins – y compris aux yeux de la loi – un « voisin » avec qui le Liban possède de solides liens historiques, culturels et économiques.

« Israël a transformé la collaboration en question confessionnelle. Lorsque l’on évoque la connivence avec Israël, certains s’imaginent que c’est là l’apanage des chrétiens. Mais ils ne savent pas que le nombre de musulmans qui étaient dans les rangs de l’ALS dépassait celui des chrétiens »

- De Gaulle Abou Tass, ancien détenu de Khyam

« Le pays est divisé au sujet de la vision vis-à-vis d’Israël. Certains estiment qu’il ne s’agit pas d’un ennemi », se désole Ahmad Taleb.

De Gaulle Abou Tass, ancien détenu de Khyam, regrette la confessionnalisation du débat autour de l’affaire Fakhoury.

« Israël a transformé la collaboration en question confessionnelle », affirme-t-il à MEE. Lorsque l’on évoque la connivence avec Israël, certains s’imaginent que c’est là l’apanage des chrétiens », ajoute cet ex-détenu, qui se présente comme un résistant anti-israélien « fier de son identité chrétienne ».

« Mais ils ne savent pas que le nombre de musulmans qui étaient dans les rangs de l’ALS dépassait celui des chrétiens », souligne-t-il.

De Gaulle Abou Tass déplore que « la communauté prenne la défense d’un collaborateur à cause de son appartenance confessionnelle ».

« Qu’il soit musulman ou chrétien, le collabo reste un collabo », assène-t-il, en égrainant les noms de musulmans qui ont travaillé pour Israël, dont un « s’est converti pour devenir rabbin ».

« Je suis attristé que certains chrétiens prennent la défense de coreligionnaires collaborateurs, créant l’impression que seuls des chrétiens se sont compromis avec l’ennemi, ce qui est faux. »

Un retour « dans le cadre d’un projet »

Les arguments concernant la prescription qui toucherait les crimes imputés à Amer Fakhoury sont rejetés par les deux anciens détenus interrogés par MEE et par de nombreux autres militants, avocats et hommes politiques.  

En plus de tout ce qui lui est reproché et qui pourrait faire l’objet d’un débat juridique, l’ancien chef de la prison de Khyam a commis un autre crime plus récent. Il a admis, lors de son interrogatoire par la Sûreté générale, avoir obtenu la nationalité et un passeport israéliens, des faits imprescriptibles vu que le Liban et Israël sont techniquement en guerre depuis 1948.

De Gaulle Abou Tass, ancien détenu de Khyam
De Gaulle Abou Tass, ancien détenu de Khyam (avec son aimable autorisation)

Mais au-delà de cette dimension juridique, De Gaulle Abou Tass met en avant un aspect politique et national.

« Amer Fakhoury était un tortionnaire », se souvient-il. « Il a accroché à un poteau pendant une journée le détenu Ali Hamzé et a dissimulé son corps après sa mort. Sa dépouille n’a jamais été rendue à sa famille. Il a aussi lancé du gaz lacrymogène dans les cellules pour mater une mutinerie en 1987. »

« Le plus grave dans cette affaire est, toutefois, que son retour pourrait encourager d’autres collaborateurs d’Israël à rentrer, à se mêler à la population, à retrouver une place dans la société », estime-t-il. « C’est d’autant plus grave que la majorité d’entre eux ne semblent pas regretter leurs actes, on le voit dans leurs commentaires sur les réseaux sociaux. »

Après la libération du Liban-Sud, en 2000, aucun acte de représailles ou de vengeance n’a eu lieu contre des personnes suspectées d’avoir collaboré avec l’armée d’occupation israélienne.

« En France, après la libération, il y a eu une épuration qui a fait des milliers de morts. Jusqu’à ce jour, les descendants des collaborateurs des nazis ont honte du passé de leurs parents », souligne-t-il. « Au Liban, la Résistance [le Hezbollah] a fait preuve d’un esprit civilisé, et tous les suspects ont été remis à l’État pour être jugés », relève De Gaulle Abou Tass.

« Ce n’est pas une raison pour autoriser le retour au Liban de tortionnaires qui reprendraient tranquillement leur place dans la société comme si de rien n’était. Ceux qui veulent revenir doivent exprimer haut et fort leurs regrets », pense-t-il.

« Cette affaire a rouvert des plaies qui ne sont pas encore cicatrisées », ajoute Ahmad Taleb. « Moi-même, j’ai été arrêté par la milice [chrétienne] des Forces libanaises et transféré en bateau en Palestine, où j’ai passé douze ans et demi dans les geôles israéliennes », avant d’être libéré en l’an 2000.

« Le plus grave dans cette affaire est, toutefois, que son retour pourrait encourager d’autres collaborateurs d’Israël à rentrer, à se mêler à la population, à retrouver une place dans la société »

- De Gaulle Abou Tass

« Près de 65 % des collaborateurs sont revenus au Liban, ont été jugés et ont écopé de peines allégées », souligne Abou Tass. Quelque 6 000 anciens miliciens, y compris les membres de leurs familles, ont fui en Israël après la libération du Liban-Sud.

Seuls ceux qui ont du sang sur les mains ou qui ont occupé de très hautes fonctions dans l’ALS ou au sein des renseignements israéliens ont préféré ne pas revenir même après la prescription. Leurs noms figurent sur le registre 303 des services de renseignement militaires libanais.

Or, ce qui est surprenant dans l’affaire Fakhoury est que son nom a été retiré de cette liste des personnes jugées dangereuses pour la sécurité nationale, par une main mystérieuse qui cherchait, visiblement, à préparer son retour. Selon des sources proches du Hezbollah, 900 noms d’anciens collaborateurs qui figuraient sur cette liste ont ainsi été retirés.

L’ancien geôlier aurait donc bénéficié de complicités, ou du moins d’une bonne dose de complaisance. Le fait qu’il ait été invité à une cérémonie officielle à l’ambassade du Liban à Washington a suscité une foule de questions, surtout qu’il a posé pour une photo en compagnie du commandant en chef de l’armée libanaise, le général Joseph Aoun.

Dans ce contexte, le chef du Parlement libanais, Nabih Berry, n’a pas ménagé ses critiques à l’égard de l’ambassadeur du Liban à Washington, Gaby Issa (proche du CPL), à cause de la présence d’Amer Fakhoury lors d’une cérémonie officielle.

« L’ambassade devrait être ouverte à tout le monde, exception faite des agents d’Israël. On ne saurait être indulgent sur ce plan », a-t-il déclaré à la presse.

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Le retour de Fakhoury à ce moment précis n’a pas manqué de soulever de nombreuses interrogations. « Son retour entre clairement dans le cadre d’un projet et il faudrait essayer de savoir si une mission bien déterminée lui a été confiée », déclare De gaulle Abou Tass, qui s’étonne par ailleurs de la facilité avec laquelle cet ancien collaborateur a obtenu la nationalité américaine « alors que son registre regorge de crimes et d’atteintes aux droits de l’homme ».

Ahmad Taleb, lui, regrette l’absence de « réaction ferme » de la part des autorités. « Nous avons un semblant d’État au Liban et les prises de position officielles étaient en-deçà de la gravité de la situation », juge-t-il.

L’affaire Fakhoury a sans doute mis en exergue l’absence du pouvoir politique et les défaillances du système judiciaire au Liban, mais elle a surtout pointé une mémoire collective à géométrie variable, où les Libanais n’ont pas la même conception de la collaboration et ne s’entendent pas forcément sur l’identification de l’ennemi.

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