Au milieu des mines, les petits marchands de ferraille de Mossoul ont oublié l’école
Les couleurs vives de leurs imperméables en plastique et de leurs sweats à capuche tranchent avec les ruines détrempées par la pluie de la vieille ville de Mossoul. Dans ce décor de désolation, les plus jeunes marchands de ferraille de la ville vont et viennent.
« Nous sommes 25 à travailler ici », affirme Hamoudi, 9 ans, accroupi au sol pour éventrer un appareil électroménager. « Nous recevons 5 000 dinars irakiens [environ 3,70 euros] pour 100 kg de ferraille collectée. »
Dans le paysage en ruine bordant le Tigre, un cimetière pour les centaines de personnes tuées par les frappes aériennes incessantes de la bataille contre le groupe État islamique (EI) en 2017, les garçons travaillent avec agilité et dans la bonne humeur.
Âgés de 7 à 14 ans, les garçons – dont la plupart ont uniquement donné leur prénom à Middle East Eye – parlent avec entrain des dangers des mines et des engins explosifs improvisés, faisant des gestes exagérés avec les mains tout en imitant le bruit des explosions.
« Mon frère a été tué par une mine la semaine dernière », raconte Mohammed, un petit garçon de 12 ans. « C’est un travail dangereux », affirme-t-il platement.
Les garçons affirment travailler pour un homme d’une trentaine d’années. Approché par MEE, il s’est couvert le visage avec une écharpe pour éviter d’être identifié et s’est éloigné.
Si les jeunes garçons disent avoir particulièrement peur des ceintures de kamikaze de l’EI abandonnées qu’ils trouvent dans les décombres, il leur arrive aussi de jouer avec les horribles vestiges de la guerre.
Mohammed essaie un gilet militaire de camouflage de l’EI qu’il a trouvé, avec plusieurs poches pour contenir des chargeurs d’AK47. Comme il est ridiculement trop grand, il le jette et part éclatant de rire.
« Il y a des corps partout, dans les maisons », explique Ahmed, 10 ans. « Regardez, là, un combattant de l’EI. »
Étendu à travers les décombres, le corps peut être identifié comme étant celui d’un combattant de l’EI par son treillis, désormais recouvert de moisissure de couleur turquoise. Les garçons montrent fièrement les entrées et les sorties des tunnels utilisés par les combattants de l’EI pour se déplacer dans la vieille ville au cours des phases finales de la guerre.
« Nous travaillons ici parce que nous n’avons pas d’argent et parce que nous n’avons pas le choix », explique à voix basse Omar, 14 ans, pendant que les garçons plus jeunes courent en riant et jettent sur le côté les objets indésirables.
Derrière eux, des bulldozers rasent sans relâche les vestiges riverains de la vieille ville de Mossoul, le centre historique qui fut le dernier bastion des combattants de l’EI, qui ont gouverné la ville pendant trois ans.
Un an et demi plus tard, la vie a repris son cours dans une grande partie de Mossoul et des efforts de reconstruction sont déployés dans toute la ville, notamment aux abords de la vieille ville. Néanmoins, selon les habitants, cet ancien tronçon résidentiel bordant le fleuve, détruit par les frappes aériennes, devra être rasé et totalement reconstruit.
Une mosquée dissimulée par un parc à ferraille
Non loin de là, les ruines de la célèbre mosquée al-Nouri et de son minaret adjacent, al-Hadba (le bossu), sont dissimulées par un chantier et imperceptibles depuis l’axe principal. C’est depuis cette mosquée qu’Abou Bakr al-Baghdadi a annoncé la création de l’État islamique en 2014. L’organisation a fait exploser le minaret alors que les forces irakiennes se rapprochaient de la ville.
Alors que de nombreux débris métalliques – rampes, tôle ondulée froissée, barils de pétrole vides – sont déjà entassés, les enfants et les jeunes effectuent de nouvelles livraisons de ferraille récupérée tout au long de la journée.
« Pas de photos, pas de photos ! », crie un certain Omar, qui affirme être le gérant du parc à ferraille, en sortant de son pick-up Toyota et en se dirigeant à grandes enjambées vers l’entrée.
« Je suis chargé de nettoyer les décombres de Mossoul. J’ai un contrat avec le gouvernement », indique-t-il. « Les affaires ne sont pas bonnes et je gagne peu d’argent. »
Originaire de Bagdad, Omar affirme qu’il n’a aucune obligation de payer les ramasseurs de ferraille accablés par la pauvreté qui remplissent le parc, mais qu’il le fait par pitié parce qu’ils n’ont rien.
Mohammed, gérant d’un autre parc à ferraille originaire d’Erbil, capitale de la province kurde du nord de l’Irak, explique que le parc de la mosquée al-Nouri, installé sur un terrain loué à un propriétaire qui y tenait autrefois un garage, est en réalité le sien.
« Nous avons dix sites à Mossoul », affirme Mohammed. « Je ramassais de la ferraille à Ramadi auparavant et nous nous sommes installés ici il y a un an. Il y a une usine à Erbil, je rapporte toute la ferraille et ils la recyclent. »
Mohammed, qui affirme tenir une entreprise privée, reçoit 65 000 dinars irakiens (environ 48 euros) par tonne et explique que les affaires se portent bien.
Selon un employé d’un des dix parcs à ferraille de Mohammed dans la ville, il faudra au moins cinq ans pour nettoyer complètement Mossoul.
Dans les parcs à ferraille, des chariots en bois chargés de métal sont pesés et leur contenu est jeté dans d’énormes tas. Chaque panier est ensuite pesé à nouveau, cette fois à vide, afin de calculer le poids de chaque livraison.
« Ces gamins sont pauvres et ont perdu leur famille. Je les aide donc en achetant la ferraille qu’ils collectent », explique Mohammed. D’après un employé, environ 80 enfants, dont beaucoup sont orphelins, rapportent du métal récupéré dans ce seul parc à ferraille.
« Nous avons tous dû quitter l’école pour aller travailler. Nous faisons cela par nécessité. Nous n’avons pas le choix »
– Motaz, 11 ans
Ferhal, 14 ans, affirme pouvoir collecter au maximum 100 à 120 kg de ferraille par jour, qui lui rapportent environ 10 000 dinars irakiens (environ 7,36 euros). Il est l’un des quatre garçons qui travaillent aux abords de la vieille ville, sur les ruines escarpées d’un bâtiment éventré où trône désormais une excavatrice à l’abandon.
« Il n’y a pas d’autre choix pour nous, pas d’autre travail », déplore Hussein, 20 ans. « Tout le monde ici a perdu quelque chose ou quelqu’un. Ma mère est morte. Je suis le seul membre de ma famille encore en mesure de travailler. »
Motaz, un garçon de 11 ans qui tente timidement de cacher sa cigarette et son sourire édenté sur les photos, explique que son père a été tué à la guerre et qu’il est ainsi devenu l’unique soutien de famille.
« Nous avons tous dû quitter l’école pour aller travailler. Nous faisons cela par nécessité. Nous n’avons pas le choix », déclare-t-il en jetant sans prendre de précautions des débris sur la route, où patientent des chevaux débraillés attachés à des charrettes en bois, depuis le sommet du bâtiment en ruine.
« De toute façon, nous ne voulons pas retourner à l’école. Pourquoi y retournerions-nous ? » ajoute-t-il.
Ces garçons travaillent pour leur compte et gagnent le double du salaire journalier du groupe d’enfants majoritairement plus jeunes qui travaillent le long du fleuve.
« Nous prenons tous les types de ferraille, mais ça, nous ne prenons pas », explique Hussein en montrant un terrain vague environnant clos par des bobines d’armature enchevêtrées, des câblages utilisés dans la construction.
« Ce métal est trop difficile à manipuler parce que tout est encastré dans la maçonnerie, donc nous le laissons. »
Un travail dangereux
Mais ces bobines d’armature ne partent pas à la poubelle.
Dans une rue détruite de Mossoul-Ouest, Najum Hassan emploie quatre jeunes hommes, dont un de ses fils, pour arracher les bobines d’armature des bâtiments en ruine.
« Il n’y a pas beaucoup de travail à Mossoul aujourd’hui, il y a très peu d’emplois et si nous ne les prenons pas, elles restent là », soutient-il.
« Nous travaillons principalement avec des bobines d’armature. Nous obtenons 170 000 dinars irakiens [environ 125 euros] par tonne. Elles sont redressées mécaniquement dans un atelier ici à Mossoul, puis nous la rapportons et nous les vendons à ceux qui reconstruisent leurs maisons et leurs bâtiments à un prix de 400 000 dinars irakiens [environ 294 euros] par tonne. Tout sera réutilisé. »
Hassan, qui travaille dans le secteur de la ferraille depuis 1975, explique qu’il navait jamais prévu de récupérer des bobines d’armature provenant de milliers d’habitations détruites à Mossoul.
Il verse à ses employés, dont le plus jeune est âgé de 13 ans, un salaire de 10 000 dinars irakiens (environ 7,36 euros) par jour. Auparavant, le salaire journalier était de 25 000 dinars irakiens (environ 18,39 euros), mais l’hiver rigoureux a ralenti le travail et entraîné une baisse de rémunération, précise-t-il.
« Il y a beaucoup de travail mais la pluie nous a retardés », explique Hassan. « Nous travaillons plus au printemps et en été, car il est très difficile de faire ce travail quand il pleut, mais nous continuons de travailler à l’heure actuelle. »
Un de ses employés, Yazan, âgé de 16 ans, indique que les opérations de récupération ont commencé six mois après la libération de Mossoul, lorsqu’il est devenu évident que personne ne leur venait en aide.
« Nous avons commencé parce qu’il n’y avait pas de soutien du gouvernement ou du conseil local », explique-t-il.
« Tout le monde à Mossoul fait tout, tout seul, même la reconstruction. Ce sont les habitants qui travaillent ici, pas les organisations. Nous n’avons eu que très peu d’aide ou de soutien, que ce soit au niveau local ou international. »
La situation actuelle à Mossoul-Ouest, où les circonstances familiales difficiles forcent certains enfants à partir à la recherche de ferraille dans des ruines dangereuses et où les habitants financent par eux-mêmes les opérations de déminage et de reconstruction, reflète les affirmations répandues parmi les habitants selon lesquelles le gouvernement irakien n’apporte pas un soutien adéquat à la reconstruction de la ville.
Même au-delà de la vieille ville, les ruines de Mossoul peuvent être mortelles.
Yazan raconte qu’un de ses cousins a récemment perdu un œil après qu’un morceau de bobine d’armature s’est enroulé et l’a touché au visage ; selon l’adolescent de 16 ans, il s’agit d’une blessure courante chez ceux qui récupèrent ces bobines.
Les bâtiments à travers la ville sont également encore jonchés d’EEI et d’autres munitions non explosées.
Pourtant, le travail poursuit son cours.
« C’est un travail dangereux, affirme Hassan. Si nous trouvons une bombe, chose qui nous arrive souvent, nous appelons la police et celle-ci vient pour la faire enlever ou la faire détoner. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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