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Comment l'EI est en train de se réinstaller en Libye

Profitant des divisions entre gouvernements rivaux, un État islamique enhardi se réimplante en Libye tandis qu’il perd des territoires en Irak et en Syrie
Un convoi de l’EI traverse Syrte en 2015 (capture d’écran)

Les Libyens ont fait part de leurs craintes de voir un État islamique enhardi se redévelopper dans de vastes étendues de territoires où règne l’anarchie, alors que le groupe cherche à rétablir une nouvelle base de pouvoir après la chute de Mossoul en Irak et des opérations en cours pour mettre fin à son contrôle de Raqqa et Deir Ezzor en Syrie.

Près d’un an après la libération de Syrte, l’ancien bastion méditerranéen de l’EI, des combattants sont réapparus le jour de l’Aïd, attaquant un point de contrôle de l’armée avec une voiture piégée et tuant quatre soldats. Le lendemain, ils ont temporairement pris le contrôle du village de Wadi al-Ahmar, à 90 km à l’est de Syrte.

« Ce type de Daech a prêché ici, nous disant que Daech était de retour et voulait se venger »

Ahmed, habitant de Wadi al-Ahmar

« J’ai vu les véhicules armés à l’extérieur de mon village et je pensais que c’était un point de contrôle normal jusqu’au moment où j’ai vu le drapeau noir sur la voiture, mais il était alors trop tard pour faire demi-tour », rapporte Ahmed, un habitant du coin, à MEE.

« C’était Daech. Ils m’ont interrogé, ont pris mes papiers et m’ont envoyé à la mosquée. »

Après avoir enlevé trois imams salafistes locaux qui dirigeaient la mosquée, l’EI a installé son propre prédicateur pour diriger les prières de l’Aïd.

« Ce type soudanais, de Daech, a prêché ici, nous disant que Daech était de retour et voulait se venger », raconte Ahmed.

« Ils nous ont prévenus qu’ils recherchaient ceux qui soutenaient les forces de Misrata qui avaient chassé Daech de Syrte, ou quiconque avait repris son travail pour le gouvernement ou dans la sécurité après le départ de Daech. »

Harawa sous contrôle de l’EI (fourni par le conseil municipal de Harawa)

Prédicateurs de la mort

Lorsque l’EI a pris le contrôle de la région au début de l’année 2015, les combattants ont forcé les responsables du gouvernement et de la sécurité à signer des documents de repentance et à jurer allégeance à l’EI.

« Le prédicateur a déclaré qu’ils avaient une base de données de personnes qui s’étaient repenties et nous ont avertis que quiconque ayant ignoré cela et ayant repris son emploi normal serait tué », témoigne Ahmed.

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« Le sermon normal de l’Aïd évoque le pardon et la paix, pas le fait de tuer et massacrer. »

Les combattants de l’EI se sont filmés dans la mosquée et ont patrouillé dans le village dans des véhicules armés, avec une grande caméra vidéo professionnelle, avant de partir et de se diriger vers le désert.

« Ils sont partis vers midi, mais leur sermon et leurs activités visaient à nous envoyer un message clair : Daech est là et ils reviennent. Les gens sont très effrayés et certains ont déjà fui », affirme-t-il.

Le soir suivant, au crépuscule, les combattants de l’EI sont revenus avec une flotte d’une quarantaine de véhicules armés, après avoir coupé l’approvisionnement en électricité de Wadi al-Ahmar et des hameaux proches.

Ils ont établi des points de contrôle le long d’une portion de route de 70 km jusqu’aux premières heures de dimanche, au moment où ils ont été attaqués par un avion de guerre de l’armée nationale libyenne, les incitant à fuir vers le désert.

Les habitants du coin rapportent qu’au moins 70 km d’autoroutes côtières, situées entre les forces libyennes rivales, restent non sécurisées (MEE/Tom Westcott)

Le conflit civil booste l’EI

Si l’EI a pu prendre temporairement mais avec facilité le contrôle de Wadi al-Ahmar, c’est parce qu’il a exploité un vide de sécurité sur un tronçon de l’autoroute côtière centrale de Libye située entre des points de contrôle exploités par des forces militaires rivales loyales aux gouvernements libyens concurrents.

L’Armée nationale libyenne (ANL) – du gouvernement de l’Est –commandée par Khalifa Haftar, contrôle les terminaux pétroliers centraux de la Libye et contrôle théoriquement la route côtière jusqu’à l’Est de Syrte, après quoi la route est contrôlée par les forces d’al-Bunyan al-Marsous de Misrata, officiellement fidèles au gouvernement installé par l’ONU à Tripoli.

Un civil se rendant de Tripoli à sa ville natale de Ras Lanouf pour célébrer l’Aïd el-Adha quelques jours avant la réapparition de l’EI, a révélé que plus de 70 km d’autoroute à l’est de Syrte ne comportaient ni présence militaire ni points de contrôle, alors même qu’il était resté sous le contrôle de l’EI pendant plus d’un an.

« Je n’arrivais pas à y croire parce que cette route n’est pas sûre du tout. Nous savons que Daech opère au sud et tire régulièrement avec des armes lourdes sur les véhicules qui parcourent ce tronçon, surtout la nuit, de sorte que les habitants ne l’utilisent que du milieu de la matinée jusqu’à 18 h au plus tard », explique Aimen, un habitant du coin.

« La Libye est le troisième pays de Daech, et ces terroristes prospèrent là où il y a conflit »

Mohammed, militant à Syrte

« Je me sentais particulièrement en danger et je conduisais à grande vitesse dans cette zone. Le lendemain, vers 6 heures du matin jeudi, Daech a attaqué le premier point de contrôle de l’ANL avec une voiture piégée, tuant quatre soldats. »

Le véhicule piégé venait de la direction de la petite ville quelconque de Nufaliya, un ancien bastion d’al-Qaïda où l’EI s’était établi début 2015 avant de prendre le contrôle de l’ancienne ville natale de Mouammar Kadhafi, Syrte.

Alors que les forces de l’ANL ont encerclé Nufaliya pendant 24 heures après l’attaque, l’EI a porté son attention sur les villages côtiers qui se trouvent à l’ouest, notamment Wadi al-Ahmar.

Mohammed, un militant de la société civile de Syrte, raconte à MEE que les habitants étaient de plus en plus inquiets : à mesure que l’EI subissait des pertes de territoire et d’effectifs en Irak et en Syrie, il recentrait son attention sur la Libye, anciennement le troisième plus grand territoire et le seul tronçon de littoral jamais contrôlé.

« La Libye est le troisième pays de Daech, et ces terroristes prospèrent là où il y a conflit, alors l’actuelle guerre entre les forces de l’ANL et al-Bunyan al-Marsous leur a permis de devenir plus forts ici », estime-t-il.

Mohammed a affirmé que les deux côtés fermaient les yeux sur la présence de l’EI, en espérant que les combattants attaqueraient les forces d’en face.

« D’un côté, les forces d’al-Bunyan al-Marsous espèrent que Daech attaquera l’ANL, de sorte qu’elle perde les terminaux pétroliers qu’al-Bunyan al-Marsous et les forces de Misrata veulent encore contrôler. De l’autre, l’ANL espère que l’EI va commencer à combattre les forces d’el- Bunyan al-Marsous, que Haftar considère comme un obstacle à ses plans ultimes de prendre le contrôle de Syrte et de Tripoli. »

Des soldats libyens fidèles au gouvernement installé par l’ONU combattent l’EI à Syrte en 2016 (MEE/Tom Westcott)

Un air de déjà-vu

Selon Mohammed, les activités de l’EI lors de l’Aïd ont rappelé de manière inquiétante la première apparition de l’organisation dans la région au début de l’année 2015, comme si l’histoire se répétait.

À son apogée, l’EI contrôlait Syrte et une série de villes et de villages le long d’une route côtière centrale de 200 km, avant d’être finalement vaincue par les forces d’al-Bunyan al-Marsous en octobre 2016.

Mohammed dénonce avec véhémence ce qu’il qualifie de « manque total de soutien » à ceux qui ont été soumis à la domination de l’EI, ce qui selon lui, facilite une seconde vague de soutien au groupe terroriste.

« La plupart des Libyens sont des personnes très religieuses et restent vulnérables aux idéologies de l’EI », relève-t-il.

« Personne ne se préoccupe de nous ici dans cette région. Même la communauté internationale ne vient pas ici alors qu’il faut faire un travail important pour déradicaliser les jeunes et aider les gens à revenir à une vie normale après Daech. »

« Il était essentiel de rééduquer les gens et de les aider à croire en la démocratie, afin d’empêcher que l’EI ne redevienne une menace, mais ce travail n’a pas été fait et maintenant nous en subissons les conséquences. »

« Il était essentiel de rééduquer les gens afin d’empêcher que l’EI ne redevienne une menace, mais ce travail n’a pas été fait »

– Mohammed, militant de Syrte

Le rétablissement du soi-disant califat était à prévoir depuis avant la bataille libyenne de 2016 pour Syrte, un conflit provoqué par l’EI lui-même.

À partir de la mi-2015, le contrôle de Syrte et d’environ 200 km de territoire côtier a été laissé à l’EI, sans que celui-ci ne soit beaucoup importuné par les principales forces militaires libyennes.

En avril 2016, les combattants de l’EI ont lancé une attaque surprise contre les points de contrôle tenus par les forces de Misrata et ont rapidement gagné du terrain jusqu’à n’être plus qu’à 80 km de Misrata.

Alors que Misrata se préparait à défendre ses frontières, créant la force al-Bunyan al-Marsous, qui s’est plus tard ralliée au gouvernement installé par l’ONU à Tripoli, les habitants de Syrte avaient signalé que les forces de l’EI étaient en mouvement derrière les lignes de front.

Un habitant de Syrte a déclaré à MEE en 2016 que l’assaut de l’EI n’était pas une tentative d’étendre son territoire, mais simplement une couverture pour permettre à de hauts dirigeants de l’EI de fuir Syrte en toute sécurité et d’établir des cellules dormantes dans les zones périphériques.

Cette allégation a récemment été confirmée lors d’un entretien télévisé avec un prisonnier de l’EI incarcéré à Misrata, Fawzi al-Ayat.

L’ancien professeur, qui s’est rendu en Irak et en Syrie en 2012 et 2013 pour rencontrer le chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, a avoué que, sur ordre d’un émir saoudien de l’EI, les membres de l’EI à Syrte avaient facilité l’évasion d’une centaine de membres du groupe de la ville.

Leur objectif était de rétablir l’EI en Libye après la libération de Syrte par les forces d’al-Bunyan al-Marsous.

On pense que ces effectifs de l’EI se sont installés dans une zone montagneuse près de la ville de Beni Ulid, encore un bastion de partisans de Kadhafi et hors du contrôle de toute force gouvernementale libyenne, et de la ville d’Emslata, située près d’une réserve naturelle montagneuse, où ils se sont regroupés et ont rassemblé des soutiens parmi les habitants désabusés par la Libye post-Kadhafi.

Syrte lors de la libération par des forces fidèles au gouvernement libyen installé par l’ONU en 2016 (MEE/Tom Westcott)

Cellules dormantes

Selon les habitants, ils ont depuis élargi leur portée vers le sud et disposent maintenant d’un vaste réseau de cellules dormantes dans les zones désertiques du centre de la Libye.

Fin août, des combattants de l’EI ont exécuté neuf soldats et deux civils après avoir organisé une embuscade sur un point de contrôle de l’ANL dans la zone d’Al Djoufrah, entre Syrte et Sebha.

Des mouvements de l’EI vers les terminaux d’exportation de pétrole dans le sud de la Libye ont également été signalés. Un ingénieur au terminal de Ras Lanouf, s’exprimant sous couvert d’anonymat, assure que le personnel de sécurité était « conscient de l’activité de l’EI » dans la région.

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Le pétrole brut est exporté des terminaux voisins de Brega et d’Al Sedra, mais les usines de traitement du pétrole ne sont pas encore en fonction.

« Ces usines créent des gaz pétrochimiques très explosifs et, si nous sommes attaqués par Daech, ce serait très dangereux », prévient-il.

« Nous ne les redémarrerons pas tant que Daech est à proximité, car ce serait trop risqué. Pour l’instant, nous exporterons uniquement du brut lourd qui n’est pas explosif. »

« Nous ne savons pas ce qui se passera ensuite mais nous nous attendons à plus d’attaques »

– Ahmed, résident de Wadi al-Ahmar

L’ANL a réaffirmé sa présence à l’ouest le long de l’autoroute côtière, en établissant de nouveaux points de contrôle et en arrêtant les habitants de Wadi al-Ahmar accusés d’être des espions ou des partisans de l’EI.

Il y a quinze jours, des membres de l’EI sont venus dans le village pour ravitailler leurs véhicules et stocker des provisions, ce qui aurait dépassé les approvisionnements locaux, indiquant que leurs besoins en provisions avaient fait l’objet d’arrangements avec les commerçants. Plus à l’ouest, les forces d’al-Bunyan al-Marsous ont renouvelé les patrouilles dans le désert dans les régions au sud de Syrte.

Dans la ville de Harawa, où les civils résistants ont opposé une défense extraordinaire contre l’EI en 2015 avant d’être contraints de se soumettre lorsque l’EI a pris le contrôle de Syrte, les habitants ont établi leurs propres points de contrôle tenus par des civils armés, en l’absence de tout soutien militaire.

Les plus petits villages situés le long de l’autoroute ne possèdent ni la volonté ni la capacité de suivre ce chemin et restent non protégés.

« Nous ne savons pas ce qui se passera ensuite mais nous nous attendons à plus d’attaques », confie Ahmed.

« Je dois retourner à Tripoli pour travailler mais je ne crois pas que la route soit sûre et je crains de faire ce voyage. Au vu de la situation, l’EI pourrait établir un point de contrôle à tout moment. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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