Coronavirus : la jeunesse marocaine est prête pour « le monde d’après »
Leur arrivée au foundouk de Derb Dabachi, dans la médina de Marrakech, ne passe pas inaperçue. Depuis le début de la crise, les membres de l’association Kech’Jeunesse, tous dans la vingtaine, sont devenus des visages familiers pour les cinquante habitants des lieux, à qui ils livrent régulièrement masques, nourriture, vêtements et médicaments. Parfois, deux d’entre eux, l’un coiffeur, l’autre kinésithérapeute, interviennent même gratuitement.
Dans cet ancien caravansérail transformé en lieu d’hébergement, les conditions de vie sont spartiates. Jeunes et locataires échangent des sourires, des nouvelles et, malgré les précautions, quelques poignées de main. Difficile de se passer de chaleur humaine.
Lancée par un restaurateur de ce quartier populaire dès l’instauration de l’état d’urgence sanitaire, puis du confinement, cette initiative, qui permet de suivre 250 personnes, est vite passée entre les mains de la toute jeune association.
« On voit des gens qui souffrent, qui galèrent, on sait ce que c’est, la faim. Ça nous a touchés, on s’est investis. Petit à petit, on s’agrandit, on s’organise. On a appris comment fonctionne une association, le rôle du bureau… On veut continuer à développer les activités, toujours avec une sensibilité humanitaire. Quand on pense aux jeunes, on pense sport ou musique, mais il faut d’abord nourrir les gens », explique Kamal, 29 ans.
Kech’Jeunesse est une nouvelle née du label « Morocco L’Ghedd » (Le Maroc de demain), qui fédère des associations de jeunes partout dans le pays, afin d’augmenter leur visibilité et leur force d’action. Ce collectif s’est beaucoup mobilisé depuis le début de la crise, en particulier pour sensibiliser la population et distribuer des masques.
« S’ils n’avaient pas été là, la situation aurait été bien pire. La population marocaine a pris conscience que [sa] jeunesse avait des valeurs, qu’elle était capable de se mobiliser, qu’elle avait du courage, qu’elle était patriote », se réjouit Ahmed Ghayat, acteur associatif et fervent soutien de tous ces jeunes. « Sur le terrain, ces jeunes de milieux populaires ont un vrai savoir-faire. Quand ils parlent avec les parents, les anciens, le message passe. »
Ce n’est pas Ghizlane, une mère du foundouk marrakchi qui le contredira. Cette habitante communique facilement avec l’équipe. Elle est contente de voir des jeunes intervenir et leur fait confiance car « ils font du bon travail ».
Une exemplarité que souligne le rapport d’enquête mondiale sur les jeunes et le COVID-19, paru il y a peu : pour les 18-29 ans, la crise est l’occasion d’aider leur communauté par l’action collective. À travers la planète, un jeune sur quatre se serait d’ailleurs engagé bénévolement.
« Un plafond de verre empêche [les jeunes] d’exprimer leur potentiel. Ils sont encore essentiellement tournés vers les réponses à des besoins primaires non satisfaits »
- Karim Tahri, président de Tariq Ibnou Ziad Initiative
Efficaces sur le terrain, mais aussi sur la toile. Au Maroc, les réseaux sociaux – Facebook en premier – représentent le premier usage d’internet chez les 15-34 ans. Une voie royale pour communiquer auprès d’un public plongé de plain-pied dans la transition digitale et réceptif, faute d’interaction sociale.
« Le digital a été le catalyseur de nombreuses initiatives et a donné de l’autonomie aux jeunes. Ça les a rapprochés entre eux », estime Karim Tahri, président de Tariq Ibnou Ziad Initiative (TIZI), 2 000 adhérents, dont la vocation est de réduire le fossé entre la classe politique et les jeunes en initiant ces derniers à la vie publique.
« Un plafond de verre [les] empêche d’exprimer leur potentiel. Ils sont encore essentiellement tournés vers les réponses à des besoins primaires non satisfaits », déplore-t-il.
Webinaires, débats et, surtout, appel à candidatures pour ses TIZI Awards (en partenariat avec la Harvard Kennedy School), TIZI, comme d’autres réseaux nationaux, voire internationaux, conduits par de jeunes Marocains à la recherche des leaders de demain, a profité du confinement pour poursuivre en ligne les activités engagées avant la pandémie.
Laisser émerger des leaders
Pour deux de ses membres, Asmae et Moaad, cette question du leadership est centrale pour permettre à la jeunesse de prendre définitivement sa place. « Je pense sincèrement que, durant le confinement, les jeunes se sont bien approprié l’espace et ont pu mettre en valeur leur créativité et leur capacité de résilience », observe Asmae.
L’appropriation. Voilà, aux yeux de la jeune femme, l’un des nœuds du problème. « Il n’y aura jamais assez de places tant que la jeunesse ne se les appropriera pas. Nous ne devons pas attendre qu’on nous [les] donne, nous devons les arracher, nous introduire à la table et présenter nos idées, faire preuve d’esprit critique […] et oser demander des comptes », défend-elle.
« Les jeunes ont fait entendre leur voix grâce à l’hyperconnexion, reste à savoir ce qu’il en sera en termes d’application sur le terrain. Entendre et prendre en considération, c’est très différent. Quand malgré toutes tes compétences et ta volonté de changer les choses, tu vois qu’il sera toujours plus facile pour une personne de 40 à 60 ans d’avoir le leadership, tu ne peux pas avancer », pointe Moadd, entre autres explications au sentiment de stagnation d’une grande partie des jeunes citoyens.
« Il y a dix ans, un wali [préfet] n’aurait jamais reçu un jeune dans son bureau », affirme Ahmed Ghayat. Rien n’est toutefois gagné. « L’enjeu est de ne pas laisser retomber le soufflé. La principale richesse du Maroc, c’est sa jeunesse et elle n’est pas bonne qu’à distribuer des flyers durant les élections. »
Afin d’asseoir leur crédibilité, les projets « made in confinement » devront se structurer, exister hors des réseaux sociaux, prendre conscience de leur potentiel et laisser émerger des leaders. « L’avenir, c’est l’affaire des jeunes de 20 ans ! », martèle le militant associatif.
Mais ils veulent quoi, au fait, ces jeunes de 20 ans pour le « Maroc d’après » ?
Pour Asmae, il s’agit d’inclure plus de jeunes dans les processus de gouvernance et cela commence par rendre accessible, y compris dans les établissements publics, les clubs qui les incitent à s’impliquer. « Parfois, on est un peu entre nous mais qui change-t-on ? De qui améliore-t-on la conscience ? »
« La principale richesse du Maroc, c’est sa jeunesse et elle n’est pas bonne qu’à distribuer des flyers durant les élections »
- Ahmed Ghayat, acteur associatif
« La société dont je rêve est une société où il y a assez d’opportunités pour réaliser tes rêves », confie Moaad. Et d’ajouter : « À 20 ans, on a besoin de mentors, de modèles 100 % marocains qui sont restés et ont réussi. »
Au QG de Kech’Jeunesse, Kamal ne dit pas autre chose : « Il faut des leaders intellectuels pour lever les tabous et parler de tout, comme au siècle des Lumières. Nous avons besoin d’être écoutés, que nos bonnes idées soient mises en application, de nous sentir proches du débat. »
Gabriel, Sénégalais d’origine mais Marocain de cœur, espère que le pays donnera à ses jeunes une chance, mais exhorte aussi sa génération à se montrer courageuse. « Je viens de loin, j’ai vécu plein de choses, quand j’entends mes amis se plaindre, ça me fait mal. Je défends leur pays, mais [ils] ne me comprennent pas toujours ».
Pour Mostapha, l’important, c’est l’emploi et de se sentir bien. Optimiste et un brin provoc’, Mohamed s’imagine un instant aux « manettes » et lance : « Ça va évoluer dans le bon sens, nous sommes les plus nombreux. »
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