Déclaration de patrimoine en Tunisie : les députés hésitent
TUNIS - Faut-il publier la liste des biens immobiliers que possède un député, des voitures d’un haut fonctionnaire ou des montres de luxe d’un ministre ? Non, selon la version initiale du projet de loi gouvernemental.
La publication était interdite, pire, elle était passible d’un an de prison ou d’une amende allant de 100 à 1 000 dinars (de 33 à 330 euros). C’est ce que prévoyait à l’origine le projet de loi présenté par le gouvernement de Youssef Chahed qui restreignait l’accès et le contrôle à l’instance constitutionnelle de lutte contre la corruption. Mais avec la pression de la société civile, la conviction de certains élus de l’opposition, la situation a évolué.
Yassine Ayari, ancien bloggeur et actuel député a affirmé à Middle East Eye que « c’est une étape importante et nécessaire pour purifier l’atmosphère politique, pour jouer carte sur table ». « Je pense que c’est important pour la confiance des gens dans leurs députés et autres responsables publics. Être une personnalité publique, cela donne des avantages et aussi des obligations ».
En effet, la déclaration de patrimoine, si elle est correctement implémentée, serait sans doute l’un des outils les plus efficaces pour rétablir la confiance dans une classe politique et un État en mal de crédibilité, mais sans doute pas le seul.
« Je pense que c’est important pour la confiance des gens dans leurs députés et autres responsables publics »
- Yassine Ayari, ancien bloggeur et député
Si les déclarations sont publiques alors les citoyens et, a fortiori, la société civile et les journalistes pourront scruter les variations de patrimoine et comparer ce qui est déclaré avec la réalité.
Sabrine Ghoubantini, élue dissidente de Nidaa Tounes, a insisté en commission pour que la publication évite la propagation des rumeurs et la calomnie.
Après la révolution de 2011, certains politiques tunisiens ont choisi de publier leurs déclarations pour mettre fin à des suspicions d’enrichissement illicite, à l’instar de Moncef Marzouki, ex-président de la République (il a publié sa déclaration au terme de son mandat) ou bien de Hamma Hammami, porte-parole du Front Populaire, une coalition de gauche (opposition), qui a déclaré et publié sa déclaration alors qu’il n’était même pas concerné par cette mesure.
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Imed Hazgui, le président de l’instance d’accès à l’information a déclaré dans un entretien avec Barr al Aman, association tunisienne qui vise à améliorer les politiques publiques par le biais des médias : « Par principe, je défends la transparence jusqu’au bout. Ça ne me dérangerait pas de publier ma déclaration. »
Quant au président de l’instance tunisienne de protection des données personnelles, il a répondu qu’il était favorable à la « consultation sur place » des déclarations, mais pas à leur publication.
Pourtant, le dilemme sur la protection des données personnelles a été tranché dès 2005 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’affaire d’un élu local polonais qui refusait de publier son patrimoine au motif d’atteinte à sa vie privée.
L’argument de la protection de la vie privée
Pour la CEDH, les données disponibles dans la déclaration sont des données personnelles mais « le grand public a un intérêt légitime à s'assurer que les politiques locales sont transparentes et que l'accès en ligne est plus facile et efficace. Sans un tel accès, l'obligation n'aurait aucune importance pratique ou incidence réelle sur la mesure dans laquelle le public est informé du processus politique ».
Même la loi tunisienne sur l’accès à l’information protège les données personnelles. Néanmoins, cette protection peut être levée pour garantir « l’intérêt commun », une condition qui reste à l’appréciation de la justice.
Cependant, le projet de loi sur la déclaration de patrimoine et la lutte contre les conflits d’intérêts et l’enrichissement illicite est au point mort. Il n’est pas programmé à l’agenda du Parlement.
Ce texte se trouve dans une zone grise entre la plénière et la commission « du consensus ». Une instance informelle du Parlement tunisien où les élus ayant proposé des amendements peuvent les défendre et en discuter avec le représentant gouvernemental à l’initiative de ce projet.
L’une des questions essentielles traitées dans cette commission était la publication du contenu des déclarations de patrimoine.
Le projet de loi sur la déclaration de patrimoine et la lutte contre les conflits d’intérêts et l’enrichissement illicite est au point mort
Le 19 juin dernier, lors des discussions générales autour de ce projet, seuls cinq élus, ne faisant pas partie de la coalition gouvernementale Ennahda - Nidaa Tounes, ont évoqué le sujet. Quatre se sont exprimés en faveur de la publication. Néanmoins, Hager ben Cheikh Ahmed s’y est opposée. Elle s’est appuyée entre autres sur les risques « terroristes » qu’encourent les déclarants comme argument contre la transparence.
Ce jour-là, les députés Ennahdha rechignaient à prendre position et répétaient en chœur que « la question n’était pas tranchée au sein du groupe parlementaire ». Un gain de temps pour le premier groupe parlementaire avec 69 élus du parti islamiste qui a renforcé sa position de leader de la scène politique tunisienne notamment par le résultat des municipales tenues en mai dernier.
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Certains d’entre eux évitent de répondre aux questions des journalistes, d’autres se disent favorables à la publication du contenu des déclarations. Le lendemain, mercredi 20 juin, sans se mettre en avant, les élus d’Ennahdha se greffent à l’élan du « bloc Watanyia (patriotique) » constitué principalement d’élus dissidents de Nidaa Tounes. Ces derniers se prononcent en faveur de la transparence et de la publication des déclarations.
Mais lesquelles ? Faut-il tout publier ? Ou se contenter des « trois présidents » : celui de la République, du Parlement et le chef du gouvernement ?
La « guerre » de Chahed
La publication a été retenue pour un groupe de fonctions hétéroclite : le président de la République, du Parlement, le chef du gouvernement, les ministres, leurs chefs de cabinet et leurs conseillers. Sans compter les membres d’instances indépendantes, du Conseil supérieur de la magistrature, de la Cour constitutionnelle et des conseillers élus régionaux et locaux.
La réforme de la déclaration de patrimoine intervient dans un contexte particulier en Tunisie. Le gouvernement de Chahed a entamé une « guerre contre la corruption » en mai 2017.
Une guerre-éclair, saillante par les arrestations de personnalités proches du pouvoir, comme des hommes d’affaires ou d’anciens candidats à la présidentielle, mais sans changement radical dans la corruption au quotidien.
Selon l’indice de perception de la corruption par l’organisation Transparency International, la Tunisie stagne : 75e en 2016, elle n’a gagné qu’une place en 2017.
La loi organique sur la réconciliation nationale, amnistiant des fonctionnaires corrompus sous le régime de Ben Ali a été – difficilement, certes - mise en place
Sur le plan légal, des signaux contradictoires sont envoyés : des législations avancées ont été adoptées, que ce soit en terme d’accès à l’information (2016) ou en terme de protection des lanceurs d’alerte (2017). et simultanément, la loi organique sur la réconciliation nationale, amnistiant des fonctionnaires corrompus sous le régime de Ben Ali et court-circuitant le processus de justice transitionnelle a été – difficilement, certes - mise en place.
Les lois sont loin d’être suffisantes à elles seules. La Tunisie dispose d’une loi portant déclaration sur l’honneur du patrimoine des membres du gouvernement et de certaines catégories de fonctionnaires. Cette loi a été discutée et adoptée en avril 1987, soit quelques mois avant le coup d’État médical de Ben Ali.
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Cette loi n’a pourtant servi strictement à rien. Sur plus de 25 000 déclarations déposées en trois décennies, aucune n’a été utilisée ni par la justice ni par aucune structure de l’État, selon la Cour des comptes tunisienne.
Cette loi de 1987 prévoyait le secret des déclarations et criminalisait la publication du contenu. Le Premier ministre de l’époque, Rachid Sfar, interrogé dans le rapport de Barr al Aman, La déclaration de patrimoine en Tunisie, évaluation d’une politique publique, a affirmé que cette mesure n’avait qu’un but « préventif » et aucun « mécanisme de contrôle ou de répression ».
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