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Des salafistes sous influence saoudienne jouent sur les deux tableaux dans la guerre civile en Libye

Kadhafi a invité les madkhalistes dans les années 2000 pour protéger son fief. Aujourd’hui, le mouvement est ancré dans le deux camps rivaux de cette guerre
Dans l’est de la Libye, les madkhalistes exercent une influence croissante sur le général Khalifa Haftar (AFP)

TRIPOLI – Ils étaient autrefois fidèles à l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi. Désormais, les membres d’un mouvement islamique obscur se sont alliés aux différents rivaux dans la guerre en Libye.

En conséquence, selon les citoyens et les analystes, les madkhalistes sont devenus une force motrice dans ce conflit qui dure maintenant depuis quatre ans et constitueront un élément décisif pour tout nouvel équilibre des forces dans le pays.

« Les madkhalistes peuvent vous accuser de tout ce qu’ils veulent, sans preuve »

- Une source libyenne 

Les madkhalistes suivent les préceptes de Rabi al-Madkhali, un intellectuel salafiste saoudien octogénaire. Le mouvement s’est développé en Égypte, en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe dans les années 1990 en réponse à l’activité politique des Frères musulmans. Il est guidé par un axe central qui veut que tout individu ou groupe au pouvoir doit être obéi.

« Le madkhalisme demande une loyauté absolue à l’égard des gouvernements, même s’ils usent d’une violence extrême et injustifiée contre leurs sujets, tant qu’ils ne commettent pas d’actes d’infidélité clairs », écrit Andrew McGregor, directeur d’Aberfoyle International Security. 

« Cette position extrême distingue le groupe des autres mouvements salafistes pour lesquels la limite à ne pas franchir est la violence injustifiée infligée aux musulmans. »

Les madkhalistes ont également refusé de participer aux élections et à d’autres processus démocratiques au motif que cela inspire de la loyauté envers des individus et des organisations plutôt qu’envers Dieu, selon McGregor.

Comme le souligne le journaliste Taylor Luck, ces principes se sont révélés utiles aux gouvernements « pour contrebalancer les groupes d’opposition islamistes et consolider leur propre légitimité religieuse ».

L’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a été évincé en 2011 (Creative Commons)

Kadhafi a d’abord invité les madkhalistes en Libye dans les années 2000 pour combattre la menace posée par le Groupe islamique combattant en Libye (GICL), qui se battait pour renverser le dictateur à la tête du pays depuis longtemps. 

Au début des soulèvements de 2011, des cheikhs madkhalistes d’Arabie saoudite avaient émis des fatwas avertissant que la révolution contre Kadhafi était une « sédition » et avaient appelé les Libyens à rester chez eux.

Sept ans plus tard, les membres du groupe sont ancrés dans les camps rivaux de la guerre civile et jouent de plus en plus un rôle décisif dans la politique et la vie quotidienne libyennes.

Bien que les madkhalistes aient été qualifiés de « quiétistes » en raison de leur soutien au statu quo, ils mettent en pratique leur propre vision religieuse de la société, conformément aux objectifs de la politique étrangère saoudienne dans la région.

Jouer sur les deux tableaux

En dépit de son image d’opposant aux fondamentalistes religieux que le commandant militaire Khalifa Haftar a lui-même forgée, les madkhalistes se sont alliés avec l’ancien allié de Kadhafi et sont considérés comme essentiels pour qu’il conserve le pouvoir dans son fief oriental de la Cyrénaïque.

Lorsque Haftar a lancé l’opération Dignité, sa campagne de 2014 pour vaincre les militants à Benghazi, le cheikh Madkhali a émis une fatwa pour soutenir Haftar contre les Frères musulmans, lesquels entretenaient des liens avec ses opposants.

À ce moment-là, Haftar a dissous une force madkhaliste connue sous le nom de brigade al-Tawhid et l’a incorporée à ses propres forces, a écrit l’an dernier Ahmed Sala Ali de l’Atlantic Council.

Soldats de l’autoproclamée Armée nationale libyenne de Haftar (AFP)

Aujourd’hui en Cyrénaïque, les forces madkhalistes ont été pleinement intégrées à l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar, tandis que ses fils Khaled et Saddam – selon des sources locales – dirigent deux brigades madkhalistes qui contrôlent Benghazi et infligent des punitions publiques et des exécutions arbitraires.

Pourtant, alors que leurs forces soutiennent la campagne de Haftar dans l’est du pays, les madkhalistes font également partie des forces de sécurité du gouvernement de Fayez el-Sarraj, soutenu par l’ONU, à Tripoli.

Ils constituent ici une partie importante la force spéciale de dissuasion Rada, qui compte environ 1 500 hommes. Dirigée par Abdel Raouf Kara, la force Rada a imposé, selon des observateurs, un contrôle impitoyable sur la capitale et ses environs.

En l’absence d’une sécurité et d’une justice opérationnelle, les tâches de maintien de l’ordre et de détention sont déléguées à des groupes armés affiliés à l’État. Un nombre croissant de groupes armés adhérant à l’idéologie salafiste-madkhaliste sont responsables du secteur de la sécurité en Libye, se spécialisant dans le contrôle des centres de détention et des services de renseignement.

Selon un rapport récent d’experts de l’ONU sur la Libye et des témoignages recueillis sur le terrain, certaines franges de la population libyenne semblent particulièrement visées, à l’instar des personnes déplacées originaires de Benghazi et les familles dont les membres appartiennent à des groupes armés révolutionnaires ou islamistes ou sont des adeptes du soufisme.

« Les madkhalistes peuvent vous accuser de tout ce qu’ils veulent, sans aucune preuve », témoigne une source qui travaille à l’aéroport de Mitiga à Tripoli, contrôlé par Rada.

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« Ils contrôlent les prisons et les forces de sécurité. Ils peuvent le faire. Pour eux, l’excuse que quelqu’un représente une menace pour la stabilité suffit : ils vous accusent d’être un terroriste ou un trafiquant, ainsi personne ne demandera votre libération, car pour tous, vous ne serez qu’un criminel. »

Lors d’un incident particulièrement médiatisé en novembre dernier, Rada a imposé la fermeture du festival annuel du Comic Con de Tripoli, arrêtant les organisateurs pour « actes d’indécence et contre les bonnes mœurs ».

Dans la prison de Mitiga, également contrôlée par Rada et située à proximité de l’aéroport, les détenus sont soupçonnés d’être des trafiquants d’êtres humains, de carburant, d’armes ou de drogues, mais un contingent important est soupçonné d’être affilié à des groupes de combattants comme al-Qaïda ou le groupe État islamique (EI).

« Kara dit vouloir les punir, mais je pense qu’il veut juste les endoctriner différemment », assure notre source.

« Personne ne peut voir ces détenus. Les organisations locales ne peuvent pas entrer. Honnêtement, je ne pense pas qu’ils veuillent les rééduquer. Je crois fermement qu’ils veulent leur faire un nouveau lavage de cerveau, avec leur doctrine salafiste. Les prisons ont toujours été utilisées dans ce but. »

Pouvoir madkhaliste – et saoudien – croissant

Dans l’est de la Libye, le pouvoir des madkhalistes s’est accru au point qu’ils peuvent, selon les habitants, exercer leur influence directement sur Haftar.

L’affaire Mahmoud Mustafa Busayf al-Werfalli, commandant de l’Armée nationale libyenne recherché par la Cour pénale internationale (CPI), en est un exemple.

La CPI accuse Werfalli d’avoir ordonné et participé à des exécutions extrajudiciaires de prisonniers à Benghazi.

« Seize cheikhs parlaient au téléphone avec des salafistes à Sebha. Seuls quatre d’entre eux étaient Libyens. Les autres étaient Saoudiens »

- Bashir Alzawawi, chercheur libyen 

Haftar a annoncé son arrestation, mais Werfalli est toujours en cavale. Des sources locales affirment que les madkhalistes avaient menacé de retirer leur soutien s’il était arrêté.

Plusieurs citoyens de Benghazi ont déclaré par téléphone à MEE que Werfalli vivait, libre, à Benghazi et qu’il était toujours actif sur les réseaux sociaux, où il a notamment posté des images pour saluer ses partisans.

Lors d’un autre incident, un groupe d’experts de l’ONU a rapporté en janvier 2017 qu’une cargaison de littérature en arabe importée d’Égypte, comprenant des œuvres de Nietzsche, Paulo Coelho et du lauréat du prix Nobel égyptien Naguib Mahfouz, avait été confisquée par les madkhalistes dans la ville d’Al Marj.

Les salafistes locaux ont dénoncé une « invasion culturelle » d’ouvrages sur l’islam chiite, la chrétienté ou des romans de sorcellerie, et des passages contenant des phrases érotiques.

Un mois plus tard, l’Armée nationale libyenne de Haftar a publié un décret interdisant aux femmes de moins de 60 ans de voyager sans être accompagnées par des parents de sexe masculin.

Les madkhalistes contrôlent actuellement plus de mosquées que tout autre groupe en Libye, assure un chercheur à MEE (AFP)

Le chercheur libyen Bashir al-Zawawi explique à MEE que les madkhalistes contrôlent actuellement plus de mosquées que tout autre groupe en Libye et améliorent régulièrement leur propagande. 

« Les madkhalistes gèrent dix-sept écoles islamiques à Tripoli, trois à Misrata, une à Kufra et plus récemment à Derna. Ils ont leurs propres livres et un niqab particulier pour les filles », relève-t-il.

« Ils utilisent différents moyens de communication, notamment des conférences, 28 stations de radio à travers le pays et une influence considérable sur les réseaux sociaux pour diffuser leurs idées et leurs points de vue antidémocratiques. »

Le groupe, ajoute-t-il, a récemment commencé à diffuser des conférences en direct sur Facebook.

« Lors d’un événement, seize cheikhs ont parlé au téléphone avec des salafistes à Sebha [une ville du sud-ouest de la Libye] », souligne Alzawawi. « Seuls quatre d’entre eux étaient Libyens. Les autres étaient Saoudiens. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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