À Djerba, les juifs comptent sur « leur » ministre
DJERBA, Tunisie – Pour mieux appuyer son propos, Youssef Wazan sort une kippa de sa poche et la pose sur sa tête : « En France, dans certains quartiers, tu peux avoir des problèmes si tu te promènes avec une kippa sur la tête. Ici, rien, aucun problème. »
D’un geste de la main, le membre du comité des représentants juifs de Hara Kebira, quartier du sud-est de Houmt Souk, la principale municipalité de l’île de Djerba, balaie la rue : devant lui, des garçons jouent aux billes devant une école hébraïque. Derrière, des policiers filtrent le flux de voitures à l’aide de blocs de béton posés sur la route.
À Hara Kebira, les quelque 1 300 Tunisiens juifs – sur environ 2 000 dans le pays – vivent tranquillement. Ils ne s’attendent pas à ce que la nomination d’un ministre de même confession, une première depuis 1956, bouleverse leur quotidien.
À l’évocation de René Trabelsi, en charge du portefeuille du Tourisme depuis le remaniement ministériel approuvé le 12 novembre par l’assemblée, ce sont des musulmans du quartier qui s’enorgueillissent le plus de la promotion d’un local.
Les quelque 1300 Tunisiens juifs ne s'attendent pas à ce que la nomination d'un ministre de même confession bouleverse leur quotidien
« Trabelsi est très bien. C’est un vrai professionnel du tourisme. Il va faire venir des gens du monde entier à Djerba. Il est d’ici et a mangé plusieurs fois chez nous », se félicite Abdou Derza en montrant son fil d’actualité Facebook où figure la photo officielle de René Trabelsi.
L’aide cuisinier du restaurant « Chez Manau » prépare ensuite le plan de travail pour la confection de ce qui fait la spécialité culinaire du quartier, les bricks, ici à base de purée de pomme de terre, de câpres, de harissa et, bien sûr, d’un œuf.
Une nomination attendue depuis 2015
Un peu plus loin, c’est Hamdi, lui aussi musulman, qui est le plus prompt à s’opposer aux critiques apparues après cette annonce, qualifiant le nouveau ministre de « sioniste ». « Nous sommes tous Tunisiens, tous Djerbiens. On ne s’occupe pas de politique, et la religion, ça concerne chacun », affirme-t-il à Middle East Eye.
Au moment du vote de confiance, le député indépendant Yassine Ayari s’en était pris au Premier ministre Youssef Chahed : « Vous nous ramenez un ministre nul, connu pour son appartenance sioniste. Vous n’avez qu’à changer l’étoile rouge par l’étoile de David sur le drapeau tunisien ».
La posture n’étonne pas les Tunisiens juifs de Hara Kebira qui s’attendaient à ce genre d’attaque. L’annonce elle-même ne les a que peu surpris.
« En 2015 [lors de la formation du gouvernement issu des premières élections législatives et présidentielle libres du pays], on avait déjà parlé d’un ministre juif. On y pensait mais j’ai attendu de voir le nom de René Trabelsi inscrit noir sur blanc pour y croire vraiment », raconte à MEE Mehir Bitan, représentant d’une société de luminaires européenne et fils du grand rabbin de Tunisie, Haïm Bitan.
Les juifs interrogés soulèvent d’eux-mêmes les autres controverses liées à la nomination de René Trabelsi : sa double nationalité franco-tunisienne, le possible conflit d’intérêts – René Trabelsi possède une agence de voyage, Royal First Travel – ou encore son utilisation politique par le parti musulman conservateur, Ennahdha, dominant au sein de l’assemblée.
Mais ce qui les préoccupe le plus, c’est la capacité du ministre à amplifier le retour des touristes constaté cette année : « René Trabelsi doit améliorer les chiffres du tourisme [qui représentait avant la révolution 7 % du PIB]. Il connaît le secteur, il en est capable, mais il devra beaucoup travailler », juge Youssef Wazan. Car, comme tous les autres Tunisiens, c’est la crise économique qui inquiète les juifs de Hara Kebira.
« René Trabelsi doit améliorer les chiffres du tourisme. Il connaît le secteur, il en est capable mais il devra beaucoup travailler. »
- Youssef Wazan, membre du comité des représentants juifs de Hara Kebira
Les hommes travaillent essentiellement dans le domaine de la bijouterie. Dans leurs boutiques, au cœur de la médina de Houmt Souk, les discussions tournent surtout autour de la chute du dinar face à l’or et de la crise économique : « J’ai perdu au moins 50 % de mon activité », estime Gadi, un bijoutier tout juste trentenaire.
« Avec la dépréciation de la monnaie et la stabilité du prix de l’or, à la fin de l’année, c’est comme si j’avais perdu de l’argent malgré mon travail », se désole le jeune père de famille qui évoque rapidement son rêve d’exil.
Israël : entre attirance et repoussoir
Contrairement à ses compatriotes musulmans, il ne se voit pas devenir harraga, un « brûleur » de frontière risquant sa vie sur un bateau pour rejoindre clandestinement l’Europe. C’est Israël qui l’attire, « là où c’est mieux qu’en Europe ». Là-bas, pas de problème de visa non plus.
Seulement, il faut de l’argent, beaucoup d’argent, tant la coût de la vie est cher, surtout pour un Tunisien. Mais Gadi ne désespère pas : « Je suis en contact constant avec des gens là-bas. Si j’ai une opportunité, j’irais. Ça peut-être demain ou dans cinq ans. »
Ce désir d’exil est ce que veut contenir à tout prix les responsables de la communauté. De plus de 4 000 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les juifs de Djerba sont tombés à moins de 1 000 au début des années 2000 du fait de l’indépendance du pays et surtout des différentes guerres israélo-arabes.
En 2011 et 2012, plusieurs familles sont parties de peur de voir leur pays se transformer en un nouvel Irak. L’hémorragie a été vite contenue grâce à une solidarité interne sans faille, cimentée par un conservatisme religieux.
Hara Kebira compte douze synagogues où se pressent les hommes dès 7 h du matin pour la première prière. Il existe quatre écoles pour accueillir les 300 enfants. Des établissements où garçons et filles sont strictement séparés et où l’enseignement qui comprend des cours de religion se déroulent en hébreu.
Les élèves bénéficient d’un dérogation spéciale qui leur permet de diviser leur scolarité entre école tunisienne classique et ces écoles spécifiques, installées dans le quartier et financées par la communauté. De 8 h à 10 h, ils sont avec leurs camarades musulmans, de 10 h à midi, ils rejoignent l’école hébraïque. L’après-midi, retour dans l’établissement tunisien et en fin d’après-midi jusqu’à 19 h, cours en hébreu à Hara Kebira.
Un rythme soutenu que ne regrette pas l’adolescent Gamleel : « Entre les cours, sur les chemins, on peut jouer avec les autres enfants juifs. On peut jouer dans la rue sans problème. Avant, j’étais à Tunis où je n’étais qu’à la maison, à la synagogue ou à l’école ».
« Je n'irai en Israël car je ne suis pas sûr qu'ils iront dans des écoles où filles et garçons sont séparés »
- Un père de famille à Hara Kebira
Un père renchérit : « J’ai quatre enfants. Jamais je n’irai en Israël car je ne suis pas sûr qu’ils iront dans des écoles où filles et garçons sont séparés. Là-bas, certaines filles portent des pantalons et pendant Shabbat, des hommes viennent à la synagogue en voiture ! »
Les dirigeants de la communauté assument parfaitement ce conservatisme, gage, selon eux, de sa bonne santé : « Avec une dizaine de naissances par an, nous nous agrandissons, alors qu’à Zarzis ou à Tunis, les juifs restants vieillissent car il n’y a pas de renouvellement », décrit Youssef Wazan.
Fort conservatisme religieux
Seulement, cette stratégie à ses revers. Rares sont les enfants à aller au-delà du bac. Ils travaillent dès l’âge de 16-17 ans pour aider leur père. Les femmes sont cantonnées majoritairement à Hara Kebira où elles officient comme mères au foyer ou trouvent un travail dans le quartier. Malgré son dynamisme la communauté demeure petite et les mariages consanguins sont élevés provoquant des maladies génétiques comme le « déficit en facteur V et VIII », causant un trouble de la coagulation qui entraîne des saignements intempestifs, comme l’a montré la chercheuse tunisienne Lilia Romdhane.
Et il y a l’ennui d’une existence relativement monotone. Le point de vue est minoritaire mais il existe. Gadi, par exemple, ne cache pas son attrait d’une vie dans une grande ville.
Djerba, île touristique par excellence, ne manque pas de cafés, de boîtes de nuit et autres divertissements, mais avec qui en profiter ?
« Nous n’avons aucun problème avec les musulmans. Mais on vit côte à côte, plutôt qu’ensemble », constate-t-il. Mehir Bitan a des amis musulmans et profite de la vie djerbienne mais il concède que c’est parce que, lui, gagne bien sa vie.
Alors, il reste les fêtes religieuses. Les mariages et Bar Mitsvah sont autant d’occasions d’investir la salle des fêtes. Il n’est pas rare que les familles installées en Europe, et même en Israël, se déplacent alors.
« Même Abdelfatah Mourou [membre d’Ennahdha et vice-président de l’Assemblée nationale] vient nous voir dans les grandes occasions. Il est plus proche de nous que des dirigeants de Nidaa Tounes [parti présidentiel fondé sur une base anti-islamiste] », s’amuse Mehir Bitan.
Le pèlerinage de la Ghriba est, évidemment, le grand moment de la communauté. La synagogue, située à 7 km au sud de Hara Kebira, est le lieux de convergence pour célébrer Lag Ba’omer qui commémore la fin de désastres pour les juifs de Judée. Des croyants du monde entier converge alors dans le lieu saint qui contiendrait des vestiges du Temple de Salomon.
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