En Cisjordanie, l’hôtel Banksy provoque la colère des militants palestiniens
BETHLÉEM, Cisjordanie - Quand l’hôtel Walled Off de Banksy est apparu à Bethléem, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Alors que l’hôtel semblait jouir d’une réputation internationale grandissante, un certain nombre de Palestiniens se sont mis à critiquer cette dernière initiative de l’artiste, y voyant un projet de « normalisation » qui appuie le tourisme de conflits.
Les soupçons suscités par ce projet, soutenu par Banksy, l’artiste graffeur basé au Royaume-Uni, tournent essentiellement autour du manque de transparence. La communauté internationale et les Palestiniens ont appris l’existence de cet hôtel au même moment, puisque les promoteurs de l’hôtel avaient gardé secret le projet jusqu’au jour de la révélation officielle.
Personne ne semble savoir à qui reviendront les bénéfices de l'hôtel, ou si les promoteurs ont eu à obtenir la permission des autorités israéliennes pour effectuer les rénovations nécessaires à un projet si controversé dans la région administrative de Cisjordanie, appelée aussi « zone C », où, d’après l’ONU, seulement 1,5 % des demandes de permis de construire déposées par des Palestiniens sont approuvées, en moyenne.
Sur le site de l’hôtel, les promoteurs n’ont pas ignoré le problème de savoir si l’hôtel « profite de la misère des pauvres gens », et ont promis aux invités qu’ils n’avaient aucune raison de s’inquiéter, puisque « Banksy ne toucherait pas un centime ».
« L’artiste a financé les coûts relatifs à l’installation et l’a désormais offerte pour qu’elle devienne une entreprise locale indépendante. L’objectif étant de remettre le budget à l’équilibre et de réinvestir tous les bénéfices dans des projets locaux », lit-on sur le site internet.
Les habitants qui critiquent l’hôtel ne sont pas convaincus. Ils expliquent à Middle East Eye que ces arguments sont trop vagues et ils se plaignent que l’artiste, réputé pour son goût du secret, n’ait pas expliqué franchement les aspects financiers du modèle commercial de l’hôtel.
Un gestionnaire des services d’accueil à Bethléem, qui a souhaité rester anonyme, a confié à MEE qu’il avait eu écho de rumeurs au sujet des finances de l’hôtel.
« Il ne fait aucun doute que quelque chose cloche autour de cet hôtel. Je connais quelqu'un qui y travaille : il affirme que les salaires des employés y sont trois à quatre fois plus élevés que la normale dans l’hôtellerie. Nous, nous voulons, pour commencer, savoir d’où vient l’argent, et deuxièmement, qui l’empoche. »
La veille de l’ouverture officielle de l’hôtel, des touristes et des journalistes se sont attardés devant, ont pris des photos de l’extérieur, mais l’entrée leur a été refusée. Le personnel et la direction de l’hôtel n’ont pas souhaité faire de commentaires à MEE au sujet des critiques exprimées par la communauté locale opposée à l’hôtel.
« N’importe qui peut revenir demain et entrer, mais pas aujourd’hui », a répondu à plusieurs reprises un agent de sécurité à toutes les questions que nous lui avons posées.
« La pire vue du monde »
Situé à seulement quelques mètres d’une partie du mur de séparation d’Israël, l’hôtel se vante d’offrir « la pire vue du monde ».
L’une des pommes de discorde les plus importantes se trouve sur un panneau placé à l’entrée de l'hôtel :
« Vous avez réussi ! Bienvenue en Cisjordanie – grand lieu d’histoire, marqué par des conflits. Vous pourriez croire opportun de choisir votre camp maintenant – mais n’en faites rien : ce mur est un mensonge. Il voudrait vous faire croire à tort qu’entre les gens qui vivent ici, il existe une simple séparation. Or, c’est faux. La plupart des Palestiniens vivent dans de bien pires conditions que leurs voisins. De nombreux Israéliens désapprouvent les cruautés infligées par le mur, mais d’autres Israéliens craignent pour leur sécurité. Cette exposition évoque le mur sous des angles bien différents et contient donc des informations qui risquent de choquer bien des gens ».
« Au mieux, l’hôtel soutient la ‘’normalisation’’ et banalise le sort des Palestiniens, où qu’ils soient », explique à MEE Amjad al-Qaisi, conseiller au Centre al-Haq pour le droit international appliqué.
Ce concept d’aller boire un café ou de prendre une bière ensemble, comme semble le suggérer l’hôtel, ne reflète en rien la réalité du terrain
- Amjad al-Qaisi, Centre al-Haq pour le droit international appliqué
« Au début, j’ai trouvé cette idée sympathique, car elle attirait l’attention sur le mur, l’occupation et les violations des droits humains qui lui sont associées, mais j’ai ensuite lu le panneau, et ça m’a vraiment écœuré », admet Qaisi, également membre du Réseau de soutien juridique du Centre de ressources BADIL pour les droits des réfugiés et des résidents palestiniens.
« Tout cette idée selon laquelle un ‘’grand nombre d’Israéliens’’ sont opposés au mur et qu’il leur pose problème, qu’il y a deux camps et que tous les deux désirent la paix, et qu’il n’y a que quelques extrémistes dans chaque camp, est vraiment problématique, et c’est tout le sens de ce panneau. »
Selon Qaisi, d’autres personnes impliquées dans le projet, dont quelques habitants, auraient dû y réfléchir à deux fois, mais « malheureusement, il y a en jeu d’autres parties prenantes qui cherchent à en tirer des avantages personnels ».
« Ce concept d’aller boire un café ou de prendre une bière ensemble, comme semble le suggérer l’hôtel, ne reflète en rien la réalité du terrain. On est ici en présence d’une forme brutale de colonisation qui s’accompagne de déplacements forcés de populations et de l’effacement de l’identité palestinienne. »
« Dans une telle situation, il est malencontreux de parler de rassembler les deux camps. Le pire, c’est que cela alimente le récit israélien et les stéréotypes que l’on rencontre dans le monde entier – quand des personnes des quatre coins du monde viendront voir ce projet, la première réaction de la majorité d'entre elles sera ‘’Waouh, c’est un projet vraiment sympa parce qu’il réunit deux populations qui ont un problème l’une avec l’autre sans véritable raison de s’en vouloir’’. Or, c’est là une très dangereuse simplification de ce qui se passe en réalité. »
Le « marché du mur »
L’hôtel a ouvert le 11 mars. La deuxième installation du projet, annoncée pour le 20 mars, comprend un magasin de souvenirs appelé le « Marché du mur », qui vendra du matériel de graffeur aux touristes désireux de laisser leur marque sur le mur.
Ces étrangers venus peindre le mur sont depuis longtemps critiqués par certains militants palestiniens – ce qu’admet le site de l’hôtel avec une pointe d’ironie.
« Certains n’approuvent pas ces dessins peints sur le mur car ils estiment que tout ce qui banalise ou normalise son existence est à proscrire. Mais d’autres voient d’un bon œil tout ce qui peut attirer l’attention sur le mur et la situation actuelle. Donc en résumé, vous pouvez peindre dessus ce que bon vous semble, mais rien qui puisse le banaliser ou le rendre trivial », indique le site internet.
L’idée de ce magasin pour graffeurs du dimanche horripile Qaisi, qui parle d’« enfantillage » et de « confondante naïveté ».
« Cette idée d’inviter les gens à créer de l’art sur ce mur est vraiment dégoûtante. Ce mur n’est pas seulement un mur, il est le symbole de l’oppression de tout un peuple qui dure depuis des décennies et de plusieurs générations de Palestiniens réprimés et opprimés par ce régime. Il est si puéril de donner aux gens l’impression qu’en venant voir ce mur pour le badigeonner de peinture et de graffitis, ils soutiennent la liberté, l’autodétermination et œuvrent pour la justice.
« C’est comme si un citoyen étranger lambda pouvait venir ici peindre un graffiti et s’endormir comme un bébé le soir venu, à la pensée d’avoir fait une bonne action en faveur de la paix dans le monde », s’emporte-t-il. « D’un côté, cela est si naïf. De l’autre, c’est préjudiciable, parce que les projets de ce genre mettent des bâtons dans les roues à ceux qui essaient vraiment d’œuvrer en faveur de la justice et de la protection des droits. »
L’hôtel a organisé deux journées portes ouvertes où habitants et touristes ont été autorisés à aller jeter un coup d’œil à l’intérieur – le premier jour du lancement du projet, et quelques jours plus tard.
Muhannad Adaal, un militant palestinien, qui vient visiter l’hôtel pour la première fois, explique à MEE : « L’hôtel pourrait s’avérer positif pour Bethléem : c’est toujours bon pour le tourisme et les caisses de la ville ». Cependant, il regrette que l’occupation israélienne devienne un business pour certains, et s’inquiète de voir les touristes quitter l’hôtel sans comprendre la réelle nature du conflit.
« Il est immoral d’instrumentaliser l’occupation à des fins personnelles et de se faire de l’argent avec cet hôtel », ajoute-t-il. « Et c’est aussi le concept même de l’hôtel qui est problématique. Même peindre sur le mur est un problème – le mur a l’air plus joli, il devient un objet d’art. Les gens vont donc venir voir ce que fait Banksy sans comprendre la réalité du mur.
« Depuis la construction de cet hôtel, le nom de Banksy a pris plus d’importance que le mur lui-même. Ce qui compte, ce n’est pas la vue que les clients de l’hôtel ont sur le mur. Ce qu’il faudrait, c’est qu’on raconte toujours plus de choses au sujet de ce mur et la façon dont il a bouleversé la vie des gens ».
Il est immoral d’instrumentaliser l’occupation à des fins personnelles et se faire de l’argent avec cet l’hôtel
- Muhannad Adaal, militant palestinien
D’autres activistes n’apprécient pas que Banksy et ses projets ne soutiennent pas le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) à cause de ses travaux antérieurs, et qu’il invite des musiciens qui sont allés jouer en Israël avant.
Un peu avant, le site internet de Banksy avait présenté un événement, le 13 mars, avec le DJ Fatboy Slim en vedette. Le site précisait que le spectacle avait été annulé en raison de la construction d’une route, mais plusieurs activistes ont expliqué à MEE qu’à cause des spectacles précédents du DJ à Tel Aviv, l’hôtel avait été prévenu que des manifestants empêcheraient la tenue de tout événement avec cet artiste.
« Visiblement, Banksy ne comprend pas le sens du boycott ou alors, il n’en est pas solidaire, alors que le mouvement BDS fait partie de nos luttes les plus importantes. Si vraiment il soutenait les Palestiniens, il se joindrait à eux et n’autoriserait pas que des artistes anti-BDS viennent ici », affirme Adaal.
« Par ailleurs, ces panneaux qui parlent de laisser venir à l'hôtel des Israéliens et des Palestiniens gâchent tout. J'aime toute idée de paix, mais elle doit d’abord se fonder sur la justice. Nous ne pouvons pas ouvrir nos hôtels et nos maisons aux Israéliens, les laisser se balader ici facilement et voir se normaliser la situation avant d’avoir vraiment franchi les étapes qu’il reste avant.
« Tant que n’existe pas un authentique mouvement en faveur de la paix, les Israéliens ont tout loisir de voir le mur de l’autre côté », ajoute-t-il. « Ils n’ont pas à venir ici. »
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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