En pleine guerre, les Yéménites célèbrent le retour du football
AL MOUKALLA, Yémen - Le mois dernier, des supporters venus de différents endroits de la province de l’Hadramaout se sont rendus au stade Baradem, dans la ville portuaire d’Al Moukalla, au sud-est du Yémen, pour assister à la finale entre Al Sha’ab Hadramaut et Salam al-Ghourfa, deux équipes de la ligue de football de l’Hadramaout.
L’événement a lieu chaque année et rassemble près de 40 équipes locales. Le premier match du tournoi a eu lieu en août et la finale reportée au mois d’octobre, parce que la construction du stade principal d’Al Moukalla n’était pas terminée. Les matchs suivants se sont donc déroulés dans de plus petits stades à Al Moukalla et dans la ville d’Ash Shihr.
Quelques heures avant le match, le stade était presque complet. La police a bloqué les routes menant au stade et des soldats ont tiré des coups de feu en l’air pour disperser la foule. De hauts fonctionnaires, comme le gouverneur local, étaient présents.
Fadi Haqqan, supporter des Sha'ab Hadramaut, s’est réjoui de voir les deux équipes s'élancer sur le terrain. « C’est un jour mémorable, avec une participation sans précédent », a-t-il déclaré.
Ces milliers de personnes étaient là pour essayer d’oublier les malheurs de la guerre civile qui a englouti la plus grande partie de la nation.
« L’Hadramaout veut envoyer un message de paix, de coexistence et d’amour. Tout le monde a participé à cette impressionnante célébration », affirme à Middle East Eye Fahemi Ba Hamdan, commentateur sportif. Les fans qui n’ont pas pu entrer dans le stade sont allés chercher un endroit au sommet d’une colline, d’où regarder le match dans des conditions convenables.
« L’Hadramaout veut envoyer un message de paix, de coexistence et d'amour »
- Fahemi Ba Hamdan, commentateur sportif
Le tournoi fut suspendu en 2015 et 2016, après la prise de contrôle de la ville côtière par la branche yéménite d’al-Qaïda, qui profita de la guerre en avril 2015 pour étendre sa présence et son pouvoir dans le sud.
En mars 2015, le pays s’est enfoncé dans une guerre civile opposant d’un côté la coalition, menée par les Saoudiens, des pays arabes et du Golfe qui soutiennent le gouvernement renversé du Yémen et, de l’autre, les rebelles chiites houthis. Bilan : au moins 10 000 morts parmi les civils et trois millions de personnes déplacées.
« Sous al-Qaïda, les activités sportives ont été suspendues, et seules de petites équipes ont organisé des matchs », raconte M. Haqqan, tandis que des hordes de supporters de l’équipe, le visage peint aux couleurs du drapeau rouge et blanc, gravitaient autour du stade.
« Nous attendons ce moment depuis des mois », ajoute-t-il.
Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP) a transformé certains lieux publics en bases militaires, où des militants ont été formés et envoyés se battre contre les rebelles houthis.
Les gens de la région disent qu’AQAP a diffusé son idéologie et cherché à étendre son influence en réparant des centrales électriques, en pavant des routes et en important du carburant. Le sport n’était pas la première de leurs priorités.
En avril 2016, Al Moukalla – capitale de l’Hadramaout, la plus grande province du Yémen – a été reconquise par les forces de la coalition yéménite et saoudienne, soutenues par les États-Unis. AQAP a été forcée de se retirer de la ville, et des forces pro-gouvernementales fidèles au président Abd Rabbo Mansour Hadi ont été déployées pour la protéger des attaques des combattants.
Les hauts responsables locaux, installés dans des sièges VIP, ont profité de l’euphorie de ce grand rassemblement pour se vanter d’avoir réussi à rétablir la paix dans l’ancienne forteresse d’al-Qaïda. Par la suite, le gouverneur de l’Hadramaout, Faraj al-Bahsani, a déclaré aux journalistes que cette victoire « augurait sans conteste » d’une ère de paix et de stabilité.
La ville est loin du champ de bataille principal mais, l’année dernière, au moins deux attaques faisant des dizaines de victimes ont été revendiquées par le groupe État islamique (EI).
Les athlètes se font combattants
La ligue de football a été suspendue en 2015, et de nombreux joueurs ont abandonné leur équipe pour s’enrôler et combattre dans les forces progouvernementales. Avant la finale, les soldats de Sha’ab Hadramaut ont demandé à leurs supérieurs la permission d’y participer.
« De nombreux joueurs du club sont issus d’unités militaires »
- Saleh al-Naqeeb, président du club Sha'ab Hadramaut
« De nombreux joueurs sont issus d’unités militaires. Ils ont eu droit à des permissions [pour participer] », explique Saleh al-Naqeeb, le président du club Sha’ab Hadramaut.
Après le tournoi, les joueurs sont retournés à la surveillance de la ville et de ses postes de contrôle.
Depuis le début de la guerre, le sport a beaucoup souffert. D’importants bombardements aériens et tirs d’artillerie ont endommagé les installations de Sanaa ainsi que d’autres villes, et les athlètes ont soit pris part aux combats, soit fui le pays.
De nombreuses installations à Al Moukalla sont encore debout, mais en mauvais état, parce qu’elles ne sont pas entretenues depuis très longtemps.
Les autorités locales regrettent de ne pas en avoir les moyens : la guerre a gravement affaibli l’économie d’un des pays les plus pauvres du monde arabe.
Le stade Baradem, principal stade de football d’Al Mukalla, a été en partie endommagé par un cyclone tropical inhabituel, qui frappa la province en novembre 2015.
Les autorités locales ont investi 151 millions de riyals yéménites (510 000 euros) dans la rénovation, mais les routes menant au stade sont toujours criblées de nids-de-poule et débordent d’eaux usées.
« Sans rien obtenir en retour »
Les habitants s’accordent à dire que, malgré l’enthousiasme suscité par le tournoi et l’espoir renouvelé d’assister à d’autres événements sportifs, ils ne sont toujours pas satisfaits. Ils ont exigé du gouvernement de débloquer des millions de dollars pour reconstruire les sites endommagés, édifier de nouveaux stades et financer des tournois similaires.
Certains habitants ont exigé des autorités locales de consacrer une partie des recettes pétrolières à la reconstruction des infrastructures.
L’Hadramaout produit jusqu’à 40 000 barils de pétrole brut par jour et génère des millions de dollars de revenus pour le gouvernement basé à Aden, reconnu par la communauté internationale.
« Nous nous rencontrons parfois en plein air ou nous louons un appartement parce que nous n’avons pas les moyens de rénover le bâtiment du club, incendié sous al-Qaïda. L’Hadramaout contribue largement au trésor du pays sans rien recevoir en retour », regrette Naqeeb.
« L’Hadramaout nourrit le trésor du pays sans rien recevoir en retour »
- Saleh al-Naqeeb, chef du club Sha'ab Hadramaut
Naqeeb raconte que le quartier général du club fut incendié lors d’une brève confrontation entre forces progouvernementales et AQAP, qui avait pris d’assaut la ville en 2015.
Cependant, la réticence du gouvernement à allouer des fonds au sport est compréhensible. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le pays est confronté à la pire épidémie de choléra au monde avec près d’un million de cas attendus d’ici à la fin de l’année. Environ un quart des 28 millions d’habitants du pays sont confrontés à la famine et les salaires de milliers de fonctionnaires n’ont pas été versés depuis septembre dernier.
Lundi dernier, la coalition dirigée par les Saoudiens a fermé toutes les frontières aériennes, terrestres et maritimes du Yémen, après le tir d’un missile balistique par les Houthis contre Riyad, samedi. L’Arabie saoudite a refusé d’autoriser l’aide de l’ONU en carburant, nourriture et médicaments, envoyée par avion et par bateau. Samedi, le ministre des Transports a annoncé que certains vols seraient autorisés, car le blocus est allégé, mais cela n’a pas encore été mis en œuvre, selon la compagnie aérienne nationale du Yémen.
Sha’ab Hadramaut a battu Salam al-Ghourfa 2 à 1, et remporté le tournoi, qui fut suivi de célébrations. Des centaines de fans sont descendus dans la rue en dansant, klaxonnant et brandissant des drapeaux.
« Ce que les gens recherchent, c’est la paix », conclut Haqqan.
Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].