En Tunisie, la pénurie d'eau échauffe les esprits
TUNIS – Chaque jour entre 16 h et 18 h, les femmes du village d’El Karma, une localité de Chebika, dans la région de Kairouan, au centre de la Tunisie, montent la garde devant le sabella, sorte de robinet collectif qui fait office de place du village.
Parées de bidons vides, elles discutent et jouent des coudes pour se préparer au filet d’eau qui arrive goutte par goutte et ne dure qu’une heure par jour.
« Cela fait vingt ans que c’est comme ça, on n’a jamais eu de robinet ni de douche chez nous. On est obligées de venir chercher l’eau ici », raconte à Middle East Eye Aïcha Chourabi, une des doyennes des mères de famille et des agricultrices réunies.
« Cela fait vingt ans que c’est comme ça, on n’a jamais eu de robinet ni de douche chez nous. On est obligées de venir chercher l’eau ici »
- Aïcha, habitante d'El Karma
Elles sont habillées en tenue de maison, des voiles superposés entre la tête et le cou pour se protéger du soleil de plomb et un seul mot à la bouche : « Fatiguée ».
« Je suis fatiguée de faire des allers-retours avec ces bidons ! », s’agace Aïcha. « Parfois, un voisin me prête sa charrette avec son âne mais ce n’est pas toujours le cas. De plus, l’eau qui sort d’ici est salée et a mauvais goût. On évite de la boire, on la garde surtout pour faire la vaisselle et laver les vêtements. »
À El Karma, ils sont nombreux à ne gagner qu’environ 10 dinars par jour (3 euros) du labeur agricole et ne peuvent pas se permettre de dépenser 1,5 dinar (40 centimes d’euro) dans l’achat d’un pack d’eau minérale.
Changer de maison et recommencer à zéro ? Certaines y ont pensé mais, pour elles, El Karma reste leur village natal et leur lieu de travail. « Et puis ici, nous avons toutes du travail, nous avons une maison. Qu’est-ce qu’on pourrait faire ailleurs ? Notre seul problème, vraiment, c’est l’eau », insiste Naima Chourabi, une autre femme présente ce jour-là.
« Imaginez que le jour de l’Aïd, nous avons dû laver les tripes et le mouton avec cette eau ! Nous récupérons parfois l’eau de pluie pour arriver à entretenir la maison. L’eau est souvent coupée, c’est pour cela que beaucoup d’entre nous viennent en avance avec les bidons. »
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Le cas d’El Karma n’est pas isolé. Selon une cartographie élaborée par une association, près de 57 000 familles en Tunisie n’ont pas accès à l’eau potable et doivent faire plus d’un kilomètre à pied pour aller jusqu’à un puits ou une fontaine.
La Tunisie est l’un des pays où la ressource en eau est la plus rare, avec seulement 430 mètres cubes par habitant et par an (la moyenne au Moyen-Orient et en Afrique du Nord est de 1 200 m3 par habitant), et la plus inégalement répartie puisque 80 % des ressources en eau se trouvent au nord du pays.
Les régions rurales sont desservies en eau soit par la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (SONEDE), soit par les Groupements de développement agricole (GDA) mis en place dans les années 1990 pour gérer l’alimentation en eau potable de certaines régions rurales et l’irrigation pour l’agriculture.
Sécheresse et exode
Ces associations – il en existe environ 1 400 sur tout le territoire – se retrouvent parfois endettées, faute de paiement par les consommateurs ou en raison de la corruption. Cela a pu entraîner dans certaines régions une coupure d’électricité pour non-paiement des factures, et donc l’arrêt des pompages pour les villages fournis en eau avec ce système.
Pour l’été 2018, la seule région de Kairouan a connu près de 31 mouvements sociaux (manifestations, sit-in, blocages de routes) liés à la question du manque d’eau.
L’Observatoire de l’eau géré par l’association Nomad 08, de Redeyef, qui recense les alertes sur les coupures, les fuites d’eau et les mouvements sociaux, a comptabilisé en moyenne une centaine de protestations liées à l’eau par mois cette année dans toute la Tunisie.
« Certaines personnes raccordent directement les tuyaux aux sabellas pour avoir l’eau chez elles. D’autres l’utilisent à tout-va pour l’agriculture. Il y a un vrai problème ! »
- Anis Jelassi, agriculteur
Dans le cas d’El Karma, les habitants accusent le GDA et sa mauvaise gestion d’être la cause des irrégularités d’approvisionnement en eau. Selon Anis Jelassi, agriculteur, malgré les tentatives pour organiser la répartition de l’eau pour les 140 familles qui vivent dans le village, le GDA a failli alors qu’il est pourtant un modèle de gouvernance locale.
« Cela n’est pas normal qu’on ait ce problème depuis des années ! », s’emporte-t-il. « Certaines personnes raccordent directement les tuyaux aux sabellas pour avoir l’eau chez elles. D’autres l’utilisent à tout-va pour l’agriculture. Il y a un vrai problème ! »
Dans le village, sur les routes de cailloux, on peut apercevoir plusieurs robinets, avec des tuyaux de bric et de broc rattachés directement au point d’eau. Certains fuient, d’autres sont mal rattachés, un gâchis obligé pour se procurer directement la denrée rare.
« Certains sont partis du village à cause de ça, ils n’en peuvent plus d’aller chercher l’eau de cette façon-là. Si on veut avoir de l’eau potable à boire, il faut parcourir 20 kilomètres de plus et aller jusqu’à un point de la SONEDE pour acheter de l’eau au bidon », ajoute Anis Jelassi.
Les fluctuations de la pluviométrie dans la région et les dernières années de sécheresse ont été vécues très durement par la population. La sécheresse a touché par exemple le barrage de Nabhana, qui alimente en eau une partie de la région, provoquant ainsi l’exode de certaines populations du village d’Aïn Boumra, par exemple. Le village, dont le nom est celui d’une source qui jaillissait de la montagne, n’a plus accès à l’eau depuis la révolution.
Même dans le nord de la Tunisie, qui alimente tout le pays en eau, beaucoup d’habitants ont des problèmes d’accès à l’eau depuis quatre ans.
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« Au cours de nos recherches pour le FTDES, nous avons pu voir des populations qui habitent littéralement au pied des barrages et qui n’ont pas accès à l’eau », atteste Zoé Vernin, coordinatrice du département justice environnementale au Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
« Sur le terrain, les associations ont encore du mal à discuter avec les acteurs régionaux en charge de l’eau. Il y a un manque de transparence, on sent que c’est difficile d’obtenir des informations de base, avant même de parler de corruption », ajoute-t-elle.
Un jour pour la vaisselle, un jour pour la lessive
Minyara Mejbri, coordinatrice du projet justice environnementale au sein du FTDES Kairouan, observe depuis trois ans les mouvements liés au manque d’eau dans la région. « Parfois, certains villages de la région n’ont pas d’eau pendant trois jours, d’autres ne peuvent pas irriguer leurs champs d’oliviers », constate celle qui documente, à travers des films courts, le quotidien des femmes rurales qui font plusieurs kilomètres à pied pour chercher de l’eau quand elles n’ont pas accès au robinet collectif.
« Beaucoup organisent les tâches ménagères en fonction de leur ration d’eau : un jour va être consacré uniquement à la vaisselle, un autre à laver les vêtements, par exemple. »
« Les problèmes ne sont pas seulement dus à la sécheresse, ils sont aussi causés par la mauvaise gestion des GDA. On peut voir que les gens qui payent leurs factures d’eau à partir du compteur au représentant du GDA dans certaines régions n’ont aucun système de traçabilité. Leurs reçus ne suffisent pas lorsqu’ils vont revendiquer le fait qu’ils ont payé. Et si certains n’ont pas payé, l’eau est de toute façon coupée pour tout le monde », témoigne Minyara.
« Le GDA est le seul intermédiaire entre le citoyen et le Commissariat régional au développement agricole [CRDA] donc, s’il y a un dysfonctionnement au niveau du GDA, le citoyen n’a pas d’autre possibilité de recours. »
À Beja, dans le nord-ouest du pays, à Ksar Aïn Hdid, un petit village qui possède une fontaine dans le village, les habitants vivent avec ce problème depuis deux ans. Certaines familles ont payé leur facture au GDA et se sont retrouvées, du jour au lendemain, sans eau. Elles se ravitaillent, pour beaucoup, à la fontaine locale pour remplir les bidons pour les animaux et la vaisselle.
« Si les gens ne payent pas leurs factures d’eau, ce n’est pas étonnant que le Groupement de développement agricole soit endetté et se retrouve à ne pas pouvoir gérer la répartition de l’eau ! »
- Ridha Garbouj, directeur général du génie rural et de l’exploitation des eaux au ministère de l’Agriculture
« Moi j’ai payé, j’ai un robinet chez moi. J’avais aussi un robinet pour mettre l’eau directement dans la mangeoire des bêtes et maintenant, plus rien. Je suis allé chez le représentant régional, chez le maire, et même le gouverneur est venu dans le village. On nous dit toujours : ‘‘On va trouver une solution d’ici peu’’, alors que cela fait deux ans que ça dure ! », s’énerve Mohamed Bettaieb, un habitant de la région qui a une douzaine de vaches, des moutons et des poules à abreuver.
Au sein du ministère de l’Agriculture, on temporise le problème. Le discours est même souvent culpabilisateur envers les citoyens. « Les GDA ont été mis en place pour rendre les citoyens et les agriculteurs plus autonomes dans la gestion locale de l’eau. Dans certaines régions, cela fonctionne très bien », explique Ridha Garbouj, directeur général du génie rural et de l’exploitation des eaux au ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche.
« Chaque GDA a un budget et un contrat de gérance bien précis, si les gens ne payent pas leurs factures d’eau, ce n’est pas étonnant que le GDA soit endetté et se retrouve à ne pas pouvoir gérer la répartition de l’eau ! Ils commencent par sacrifier l’entretien, puis la maintenance, puis la gestion », souligne-t-il en admettant que les mécanismes de contrôle, que ce soit pour les recouvrements de factures d’eau ou les problèmes de corruption, restent faibles.
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« Dans la région de Sidi Bouzid, le GDA a poursuivi en justice une personne pour factures impayées. Mais c’est vrai que cela reste faible par rapport au problème des non-paiements », raconnaît-il.
Selon lui, le problème de Ksar Hdid est davantage lié au tarissement de la nappe phréatique locale, suite à la sécheresse. « Le village est touché par la sécheresse comme d’autres régions. Nous avons mis en place des stratégies pour certains villages, telles que des camions-citernes, par exemple, qui circulent pour ramener de l’eau dans les maisons, ou encore des tracteurs. Nous encourageons aussi à la construction de majelas, sortes de citernes pour la récupération des eaux de pluie. »
À l’heure actuelle, le coût de ces citernes modernisées – selon une pratique ancestrale, les majelas, réservoirs creusés dans le sol, doivent récupérer l’eau de pluie – peuvent coûter jusqu’à 5 000 dinars (1 550 euros), un prix trop élevé pour les familles rurales.
Un manque de politique claire sur l’eau
Hamadi Habaieb, directeur général du bureau de planification et des équilibres hydriques, admet que le changement climatique va rendre les prochaines années difficiles. « Nous travaillons dès maintenant pour prévoir 2030 et 2050 : nous avons installé plusieurs usines de dessalement d’eau de mer à Sousse, Djerba, Sfax, Kerkennah, Zaghouan afin de rendre plus autonomes ces régions, vu qu’elles dépendent beaucoup de l’approvisionnement du nord du pays. Mais il faut que les gens commencent à prendre conscience de la valeur de l’eau. Il y a beaucoup de gaspillage, notamment dans l’agriculture. »
Là encore pourtant, les GDA en charge de l’irrigation et donc de l’agriculture sont aussi accusés de dysfonctionnements par les agriculteurs, qui paient souvent en avance le périmètre qui doit être irrigué.
Le problème de l’eau ne touche pas seulement les structures relevant du ministère de l’Agriculture. En juillet 2018, la SONEDE admettait aussi avoir du mal à gérer les coupures fréquentes, des coupures inopinées liées à la demande croissante en eau dans des périodes de canicule prolongées.
Le Grand Tunis a même connu en 2013 et 2016 une coupure générale liée à une rupture dans un conduit. Le gouvernement a mis en place une stratégie d’ici 2030 pour tenter de résoudre le problème d’accès à l’eau mais selon l’Observatoire de l’eau, il manque une politique globale de l’eau adéquate selon les spécificités de chaque région.
Tous les dysfonctionnements actuels témoignent d’un problème de gestion qui risque d’empirer avec les difficultés liées à la sécheresse. « Tous ces problèmes, et la soif de façon générale, ont provoqué la création d’activités clandestines. Les cas de forages de puits clandestins se sont multipliés depuis la révolution car les agriculteurs ne peuvent plus payer l’eau pour l’irrigation. Certains projets de construction de stations de traitement des eaux se retrouvent bloqués et certains GDA endettés. Au final, il reste difficile de comprendre la politique de l’eau en Tunisie, laquelle reproduit en fait des schémas d’inégalités », constate Ala Marzougui, de l'Observatoire tunisien de l'eau.
« On le voit par exemple à Djerba : en période estivale, les capacités en eau sont redirigées vers le secteur touristique pour faire face à une très forte demande. Résultat : les habitants subissent parfois des coupures d’eau »
- Zoé Vernin, coordinatrice du département justice environnementale au Forum tunisien des droits économiques et sociaux
Son association Nomad 08 a été lancée en 2013 à Redeyef, dans la région du bassin minier, par un groupe de jeunes chômeurs. Très vite, les activités de l’association se sont focalisées sur les coupures d’eau fréquentes et les revendications qui les accompagnaient. « Le droit à l’eau est consacré par la Constitution tunisienne et les citoyens le savent, tout comme tout le monde sait que le pays manque de ressources en eau. Donc l’enjeu, c’est vraiment la gouvernance de l’eau », analyse-t-il.
Pour lui, les solutions actuelles autour de la mise en place de stations de dessalement d’eau de mer ou de forages de nouveaux puits restent très coûteuses et pas forcément probantes sur le long terme.
Dans un rapport sur la sécurité de l’eau au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la Banque mondiale cite la Tunisie comme un bon élève sur la question du recyclage des eaux usées. Mais le rapport précise bien que le pays n’a pas réussi, tout comme l’Égypte, à mettre en place une politique de réutilisation de ces eaux usées à l’échelle nationale.
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Le gouvernement cherche aussi à rationaliser la consommation d’eau dans les cultures trop gourmandes (comme la pastèque), l’agriculture étant le plus gros consommateur d’eau en Tunisie.
L’observatoire encourage une politique de l’eau plus axée sur l’environnement et le développement durable. D’autres experts estiment qu’il faut repenser l’infrastructure hydrique du pays, basée sur de nombreux axes de transfert mais déséquilibrée surtout sur le plan socioéconomique.
« On le voit par exemple à Djerba : en période estivale, les capacités en eau sont redirigées vers le secteur touristique pour faire face à une très forte demande. Résultat : les habitants subissent parfois des coupures d’eau », relève Zoé Vernin.
Mais il est difficile aujourd’hui de parler d’une réelle sensibilisation à l’échelle nationale. Hamadi Bettaieb, du ministère de l’Agriculture, n’est pas ce cet avis : « Avant l’été, nous étions pourtant postés sur les aires d’autoroute et aux péages avec des pancartes disant ‘‘L’eau est comme de l’or, prenez en soin’’. »
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