Aller au contenu principal

En Turquie, des cliniques clandestines traitent les blessés syriens pour les renvoyer au front

Des médecins clandestins dans la ville frontalière de Reyhanlı et ailleurs dans le sud de la Turquie prodiguent les soins de base aux combattants rebelles blessés dans les combats
Gazwan Darwisa dans la clinique Reyhanlı (MEE/Costanza Spocci)

Reyhanlı, TURQUIE – Un groupe d’hommes à la barbe fournie et aux plaies à demi-cicatrisées traîne près d’un garage niché dans les ruelles de cette ville de la province de Hatay, dans le sud de la Turquie.

Ils dévisagent les nouveaux arrivants avec suspicion et chuchotent entre eux, appuyés contre la façade grise maculée d’un immeuble voisin. Ces hommes ne sont pas mécaniciens. Ils ne montent pas la garde devant un garage qui répare des voitures mais devant un centre médical illégal où les combattants de Syrie sont envoyés pour être soignés avant d’être renvoyés au front.

Située à deux pas de la frontière syrienne, Reyhanlı est l’un des endroits où les groupes rebelles envoient leurs blessés dans des cliniques comme celles-ci.

Fahet, directeur de la clinique, explique avoir ouvert il y a deux ans. Il ne dispose d’aucune autorisation délivrée par le gouvernement turc, mais a déclaré que les autorités ont à plusieurs reprises fermé les yeux.

« Les autorités turques sont au courant de l’existence de la clinique, mais n’ont jamais posé de problèmes », a-t-il confié à Middle East Eye.

Les types de cas traités ici ont tendance à être extrêmes. Des Syriens blessés claudiquent dans la clinique qui empeste le désinfectant. Certains portent des plâtres, d’autres sont soutenus par des béquilles et certains se remettent d’amputations.

À tout moment, la clinique aide environ 30 cas « graves », des gens qui ont été blessés par des mortiers, des éclats d’obus et de balles et ceux qui ont été paralysés par leurs blessures.

Malgré l’extérieur glauque, les installations sont meilleures que ce à quoi l’on pourrait s’attendre. Les murs sont d’un blanc étincelant, il y a des téléviseurs à écran plasma et des lits confortables.

À l’intérieur de la clinique à Reyhanlı, à deux pas de la frontière syrienne (MEE/Constanza Spocci)

Il n’y a pas de femmes adultes ici et la clinique s’occupe principalement d’hommes âgés de 20 à 40 ans qui viennent des villes syriennes d’Idlib, Hama et Alep.

Cette clinique en particulier traite les combattants affiliés à Ahrar al-Sham, un groupe syrien qui combat aux-côtés d’al-Qaïda, mais presque toutes les grandes milices d’opposition auraient la leur. Les groupes affirment que c’est un devoir moral et religieux de soigner leurs combattants blessés et, le cas échéant, leurs familles aussi.

Jabal Ezzawie, un combattant d’Idlib, a amené sa fille de trois ans ici après qu’elle a été blessée dans une attaque aérienne et tous deux demeurent maintenant au centre pendant qu’elle se rétablit.

« Certains observateurs de notre quartier général m’ont dit que des avions russes allaient bombarder mon quartier », a déclaré Ezzawie.

Il a immédiatement couru chez lui, mais il est arrivé juste au moment où tout s’effondrait avec sa fille à l’intérieur.

« Elle était blessée, alors j’ai sauté dans une voiture et me suis précipité vers le poste frontalier de Bab el-Hawa [puis à la clinique]. »

Les médecins ont pratiqué une intervention chirurgicale d’urgence sur sa main et son bras ; Ezzawie dit qu’elle se remet rapidement.

Gazwan Darwisa, un trentenaire barbu, a été moins chanceux. Il a perdu une jambe dans une frappe aérienne russe et est hospitalisé dans l’établissement depuis sept mois.

« Prenez toutes les photos que vous voulez. Ça m’est égal, je suis déjà sur la liste noire du régime », a-t-il dit en riant.

Le rétablissement fut une route longue et difficile. Darwisa a été opéré d’abord dans un hôpital de la ville turque d’Antakya, mais a été amené ici pour commencer sa rééducation et attend désormais une prothèse.

Envoyer les gens du champ de bataille vers un réseau d’institutions médicales semi-légales en Turquie est devenu un schéma familier.

« Tous les blessés graves vont directement des postes frontaliers de Bab el-Hawa et Bab el-Salama à l’hôpital le plus proche en Turquie », a déclaré le Dr Hazem, le seul médecin opérant à la clinique, à MEE.

Il a une vingtaine d’années et a seulement quatre ans d’école médicale derrière lui, mais quand la guerre l’a chassé des salles de classe, il a commencé à travailler dans les hôpitaux de fortune qui ont surgi pour soigner la foule de combattants blessés.

« Après avoir été opérés, les patients sont envoyés dans l’une des 21 cliniques informelles situées dans la province de Hatay ou hébergés dans des maisons privées », a expliqué Hazem.

La Turquie, qui fournit des soins médicaux gratuits aux réfugiés syriens enregistrés, ne peut pas faire face à la pression des dizaines de milliers de blessés, ce qui crée un besoin que comblent les centres médicaux illicites.

Blue Hospital en Turquie

Depuis 2012, le « Blue Hospital » de Reyhanlı a été au cœur de ce système de convoyage. C’est le plus grand hôpital privé de la région et dispose d’un centre de rééducation de pointe avec une zone de cardiologie, des machines de physiothérapie et des lits pour 60 patients au maximum qui sont soignés gratuitement.

Ici, le personnel a sauvé d’innombrables vies, mais le projet (un peu comme la petite clinique-garage) n’est pas légal. La direction affirme qu’elle exploite les failles d’enregistrement pour éviter de se faire remarquer, mais cet arrangement officieux a amené certains à y voir des motifs politiques.

Le Blue Hospital et le personnel de la petite clinique-garage taisent leur financement, bien que tous deux admettent avoir reçu une aide d’une organisation humanitaire turque controversée, İnsani Yardım Vakfı (İHH).

« İHH travaille en étroite collaboration avec Ahrar al-Sham, fournissant un soutien dans les territoires qui sont sous le contrôle du groupe dans le nord de la Syrie. Elle construit des hôpitaux de campagne, des réservoirs d’eau et distribue de la nourriture », a déclaré Rami Jarrah, un journaliste syrien du site d’informations ANA Press.

Selon Jarrah, cela a contribué à renforcer Ahrar al-Sham, qui accroît son contrôle en fournissant des services de base aux populations vivant dans ses zones.

Le Dr Omar Aswad de Syrian Expatriate Medical Association affirme qu’İHH soutient la plupart des cliniques de Reyhanlı et Kilis et travaille avec les ONG.

« Toutes les ONG travaillant à distance dépendent de l’autorisation de l’İHH, ainsi que des convois de l’İHH pour le transport d’aide humanitaire en Syrie », a-t-il déclaré.

Le groupe a également été associé à la contrebande d’armes, sous couvert d’aide humanitaire, bien qu’il nie ces allégations.

Beaucoup de ceux qui cherchent un traitement disent envisager de retourner sur le front.

« Lorsque j’aurais récupéré à 100 %, je serai prêt à repartir et à me battre à nouveau », a déclaré à MEE Somar, un jeune homme de 23 ans originaire de Hama, soulignant que les soins étaient corrects et professionnels.

Cependant, rien ne garantit que, en cas de nouvelle blessure, il pourra compter sur l’une des cliniques illicites pour le soigner avec succès. Toutes les cliniques illicites et non réglementées ne sont pas égales.

Dans un champ près de la ville turque de Kilis, à quelques kilomètres de Bab el-Salama, une caserne jaune convertie en clinique est tapie le long d’une route poussiéreuse. Elle est également financée par l’İHH et regorge d’hommes souffrant de blessures de guerre horribles, mais les conditions y sont bien pires.

Les patients ne portent pas de robes, mais revêtent des pulls et des chapeaux ornés du drapeau saoudien. Les hommes sont confinés à six ou sept par chambre, le sol est sale et l’odeur de la mort s’attarde dans l’air. Certains appartiennent à Ahrar al-Sham tandis que d’autres affirment leur allégeance à l’Armée syrienne libre (ASL). Presque tous ont été envoyés dans cette clinique depuis des hôpitaux turcs situés à Kilis ou Gaziantep.

En avril dernier, un sniper du gouvernement syrien a atteint Shadi Shekri d’une balle dans la poitrine alors qu’il se battait à Alep avec la 16e division des Brigades Salaheddine sous l’égide de l’ASL.

« J’ai rampé sur le sol de manière à ne pas être touché une fois de plus. J’ai roulé dans un fossé, en espérant qu’un de mes coéquipiers me voie et vienne à mon secours avant de perdre conscience », a-t-il raconté.

Quand il s’est réveillé, il se trouvait dans un service de médecine de Gaziantep. Il n’a pas de papiers d’identité ni d’argent, mais ce n’était pas un problème.

« Dans les hôpitaux turcs, il y a toujours un facilitateur pour les combattants, chacun en charge d’une brigade différente. Son travail consiste à vous fournir des documents et un kimlik [permis de résidence turc qui vous permet d’être soigné] », a déclaré Shekri.

Ces facilitateurs fournissent également des conseils et du soutien aux blessés et les aident à trouver des cliniques qui les soignent suffisamment pour les renvoyer au front.

Reportage complémentaire d’Eleonora Vio.

 

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

 

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].