Entre vide politique et crise économique, l’UGTT plus puissante que jamais
TUNIS – « Je pense que l’UGTT devrait commencer à se questionner sur le mélange des genres entre positions politiques et positions syndicales. Elle doit savoir dissocier les deux, même si elle a un rôle politique à jouer. »
Cette remarque de Naoufel Jammali, député Ennahdha et membre du bureau politique, en dit long sur la place qu’occupe aujourd’hui l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), puissante et historique centrale syndicale créée en 1946, devenue au fil du temps troisième force (avec Nidaa Tounes et Ennahdha) dans les négociations politiques.
Depuis plus d’un an, la crise politique que traverse le gouvernement tunisien, en partie liée aux problèmes internes du parti majoritaire, Nidaa Tounes, s’est par exemple accentuée avec le manque de soutien de l’UGTT, qui reproche à Youssef Chahed, le chef du gouvernement, ses intentions de privatiser les entreprises publiques et un manque de progrès dans les réformes sociales.
Jeudi 20 septembre, elle a annoncé une grève générale dans le secteur public pour les 24 octobre et 22 novembre, marquant ainsi son désaccord avec le gouvernement alors que des discussions laissaient entrevoir des signes de détente. La dernière grève générale en Tunisie imposée par l’UGTT remonte à… 1978.
En mai dernier, lors des discussions autour du pacte de Carthage II (feuille de route économique et sociale) initiées par le président de la République, la centrale a exigé, aux côtés de Nidaa Tounes, la démission de Youssef Chahed, et démontré sa capacité à faire entendre sa voix. Mais depuis, entre des discussions et négociations avec le gouvernement et la présidence, le positionnement de l’UGTT reste ambigu.
L’UGTT s’est dite ouverte au dialogue avec le gouvernement et s’est montrée conciliante lors de la signature d’un accord, le 7 juillet, sur les améliorations de la situation des fonctionnaires et des retraités. La semaine dernière, elle s’est même dite ouverte à la privatisation de deux entreprises publiques.
« Nous ne sommes pas là pour créer des tensions, mais nous ne pouvons pas nous taire face à cette hausse des prix inédite et à la détérioration du pouvoir d’achat »
- Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT
La rencontre du lundi 17 septembre entre Youssef Chahed et le secrétaire général, Noureddine Taboubi, a même été « positive », selon le chef du gouvernement.
Pourtant, deux jours plus tôt, la centrale syndicale multipliait les sorties médiatiques pour manifester son désaccord avec Chahed, notamment sur la hausse des prix.
« Nos bras restent ouverts pour trouver des solutions. Nous ne sommes pas là pour créer des tensions, mais nous ne pouvons pas nous taire face à cette hausse des prix inédite et à la détérioration du pouvoir d’achat », avait prévenu Noureddine Taboubi le 15 septembre.
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Il avait également émis la possibilité d’un report des élections prévues en 2019. Dans le journal Acharaa Al Magharibi, fin août, il exprimait son désarroi face à l’inertie du gouvernement, même après la signature de l’accord signé le 7 juillet : « Malheureusement, nous enchaînons les signatures de procès-verbaux sans résultat. D’où la profondeur de la crise actuelle, notamment sur le plan politique. C’est une catastrophe. »
Et alors que l’UGTT avait fermement demandé le départ de Youssef Chahed en mai dernier, elle ne s’est plus exprimée sur le sujet depuis l’été, renvoyant, la semaine dernière, la question au Parlement.
Un électron libre
« Notre position sur le départ de Youssef Chahed reste inchangée, non pas pour des raisons personnelles, mais parce que le diagnostic socioéconomique est sans appel : l’inflation a atteint les 8 %, le dinar est en chute libre et nous n’avons pas réellement avancé sur les négociations salariales. Pour nous, c’est désormais au Parlement de statuer si Chahed doit partir ou non », explique Samir Cheffi, secrétaire général adjoint de l’UGTT à Middle East Eye en marge d’une réunion du conseil administratif, jeudi 20 septembre à Hammamet.
« Cependant, il faut faire la part des choses : notre position contre la politique du gouvernement ne doit pas entamer pas notre capacité à négocier et à dialoguer malgré nos désaccords », poursuit-il.
Même si la réunion du 17 septembre semble avoir apaisé quelques tensions, l’UGTT a par exemple boycotté la conférence nationale organisée par le gouvernement, mi-septembre, sur le projet de loi de finances 2019.
« Nous n’avons pas à jouer un rôle de figurant dans ce projet de loi, et vu que nous n’avons pas été consultés dans son élaboration, nous ne sommes pas venus », relève Samir Cheffi.
L’UGTT, électron libre ? « Elle n’a pas vraiment le choix », analyse pour MEE Max Ajl, chercheur en sociologie. « Elle doit continuer à assumer cette position car c’est le seul organe qui représente encore, même de manière imparfaite, la voix de la classe ouvrière et des classes les plus défavorisées face aux partis politiques qui ne sont pas vraiment en phase avec ces classes-là. »
« L’UGTT n’a pas vraiment le choix. Elle doit continuer à assumer cette position car c’est le seul organe qui représente encore, même de manière imparfaite, la voix de la classe ouvrière et des classes les plus défavorisées »
- Max Ajl, chercheur en sociologie
« Il est donc normal qu’elle assume des positions radicales, c’est une façon de préserver sa crédibilité dans un contexte où le niveau d’austérité n’a jamais été aussi élevé. »
Avec 500 000 adhérents en 2017, l’UGTT est devenue pour de nombreux observateurs « une troisième force politique », même si les cadres de l’UGTT s’en défendent.
« Nous ne sommes pas une force politique mais une force syndicale – et l’une des plus organisées en Afrique – qui défend des principes de justice sociale », argumente Samir Cheffi.
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Salah Hamzaoui, auteur de la thèse « Pratiques syndicales et pouvoir politique : pour une sociologie des cadres syndicaux », perçoit une mutation de la mouvance syndicale depuis sa création.
« L’organisation syndicale comprend plusieurs niveaux. Les bureaux régionaux, avec une catégorie de travailleurs syndicalistes, représentent les bases et les revendications sociales. Relativement autonomes par rapport au pouvoir politique, ils sont capables de mobiliser contre lui, comme l’ont montré les grèves générales à travers l’histoire de la Tunisie, dont celle du 26 janvier 1978 », explique-t-il.
« Ensuite, parmi les dirigeants, certains depuis la révolution se sont impliqués politiquement : l’UGTT a commencé à discuter avec la gauche et l’ancien parti communiste [PCOT devenu aujourd’hui Front populaire] et a même ouvert le bureau exécutif à des membres de la gauche. À ses débuts, l’UGTT était plutôt proche du parti Néo-Destour avant de devenir une force contestataire contre le parti unique. »
« Plus qu’un syndicat classique, mais pas non plus un parti politique »
Aujourd’hui, la centrale syndicale a pris une forme hybride, « plus qu’un syndicat classique, mais pas non plus un parti politique », comme le qualifie la chercheuse en sociologie Hela Yousfi dans son livre L’UGTT, une passion tunisienne (enquête sur les syndicalistes durant la révolution 2011-2014).
La centrale syndicale s’impose dans les négociations politiques et discute avec tous les acteurs, à l’image de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), avec qui elle vient de signer un accord sur les majorations salariales dans le privé.
Mais elle fait aussi encore office de médiatrice dans certaines crises sociales comme celle du sit-in d’El Kamour en juin 2017, lors duquel elle avait convaincu les manifestants, au bout de trois mois, d’accepter un accord avec le gouvernement.
Un mélange des genres qui gêne parfois les partis politiques, obligés de négocier directement avec l’UGTT. Dans le cas du pacte de Carthage, c’est le positionnement de la centrale en défaveur de Youssef Chahed qui a fait la différence.
« L’habitude de l’UGTT de travailler avec le pouvoir est restée, même après la révolution. Mais cette allégeance, si elle existe, n’est jamais avouée », constate Salah Hamzaoui, renvoyant ainsi aux positions radicales de l’UGTT affichées dans les médias.
« La direction de l’UGTT se retrouve face à un dilemme : elle est en faveur d’une entente avec le pouvoir pour un ordre social, mais en même temps, est obligée de prendre parti pour les travailleurs lors des moments sociaux ou des grèves qui émergent pour protester contre la situation économique. Pour ne rien arranger, certaines bases n’obéissent pas toujours aux mots d’ordre de la direction… »
« L’habitude de l’UGTT de travailler avec le pouvoir est restée même après la révolution. Mais cette allégeance, si elle existe, n’est jamais avouée »
- Salah Hamzaoui, chercheur en sociologie
Lors des émeutes de janvier 2018 contre l’augmentation des prix, l’UGTT est restée en retrait, ne se manifestant que les 13 et le 14 janvier pour les négociations sociales avec le gouvernement et les signataires du pacte de Carthage. Le secrétaire général de l’UGTT s’était même aligné, à l’époque, sur Youssef Chahed, déclarant que les émeutes et les pillages « n’avaient rien à voir avec les revendications sociales ».
Avec Youssef Chahed, le bras de fer n’est pas terminé. Cette semaine, alors que le chef du gouvernement a présenté quelques mesures de la nouvelle loi des finances 2019 et animé un forum sur les partenariats publics-privés avec la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), l’UGTT lui rappelle que la privatisation éventuelle de certaines entreprises publiques reste un point de litige.
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« Nous sommes pour la restructuration et la réforme de certaines entreprises publiques en difficulté mais aucunement pour la privatisation de ce qui reste le fleuron de l’économie tunisienne », martèle Samir Cheffi à MEE.
« La crise entre l’UGTT et le gouvernement se cristallise autour de la question de la privatisation, car la centrale n’est pas seulement un syndicat ordinaire de travailleurs ou de prolétaires, c’est aussi un syndicat qui représente les fonctionnaires de l’État », souligne Mohamed Sahbi Khalfaoui.
« La mise en vente des entreprises publiques mettrait en péril son existence même. Les syndicalistes ont donc la conviction que cette privatisation est une attaque frontale contre l’UGTT. »
Et l’avenir ne s’annonce pas des plus paisibles, les pressions du FMI, qui estimait fin août que certaines réformes n’avaient pas encore été prises pour réduire le déficit, promettant de nouvelles mesures impopulaires contre lesquelles pourrait se dresser l’UGTT.
« Face au vide politique actuel, l’UGTT se retrouve malgré elle, ou pas, à occuper un rôle politique. Historiquement, elle a aussi un poids car le président de la République sait que chaque fois qu’un gouvernement est entré en conflit avec l’UGTT, cela s’est mal terminé pour le gouvernement en question », rappelle Mohamed Sahbi Khalfaoui, professeur en sciences politiques. « Donc qu’on le veuille ou non, l’UGTT, même si elle ne veut pas exercer le pouvoir, est bien un acteur politique. »
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