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EXCLUSIF : La Jordanie commence des opérations secrètes contre l’EI en Syrie

Le roi Abdallah révèle à des membres du Congrès américain que des forces spéciales sont en préparation, et ajoute qu’il y a besoin de troupes « avec des tripes » pour combattre l’EI
Les forces spéciales jordaniennes lors d’une démonstration en dehors de Zarqa, au nord-est d’Amman, en mars 2016 (AFP)

La Jordanie a envoyé des troupes pour reprendre des mains des combattants de l’EI un passage frontalier clef entre la Syrie et l’Irak. Middle East Eye révèle que cette manœuvre a été effectuée dans le cadre d’une large campagne contre le groupe militant en Syrie.

Le roi Abdallah II a révélé la préparation de deux bataillons de forces spéciales pour des opérations secrètes lors d’une réunion avec des membres du Congrès américain, y compris John McCain et Paul Ryan, en janvier. Il a déclaré aux politiciens que des troupes « avec des tripes » sont nécessaires au combat contre l’EI, selon un compte-rendu détaillé de la réunion vu par MEE.

Un des bataillons, formé d’hommes des tribus du sud de la Syrie, est dirigé par un commandant syrien et a été recruté par les Anglais, a déclaré le roi.

Toujours selon le roi, un second bataillon était, vers la mi-janvier, en route vers le poste frontalier d’el-Waleed, à 240 km au sud de Palmyre, pour couper les routes de l’EI entre l’Irak et la Syrie. Début mars, les rebelles de la « New Syrian Army » (Nouvelle armée syrienne) soutenus par les États-Unis ont repris le poste des mains de l’EI.

Toujours selon le roi, un second bataillon était, vers la mi-janvier, en route vers le poste frontalier d’el-Waleed, à 240 km au sud de Palmyre, pour couper les routes de l’EI entre l’Irak et la Syrie. Début mars, les rebelles de la « New Syrian Army » (Nouvelle armée syrienne) soutenus par les États-Unis ont repris le poste des mains de l’EI.

Nous ne savons pas où se trouvent ces troupes en ce moment – les forces du gouvernement syrien ont elles-mêmes avancé vers Palmyre ces derniers jours tandis que l’EI a encouragé les civils à fuir la ville. Une source en contact avec les combattants rebelles de Palmyre a dit à MEE cette semaine qu’il n’y avait pas de preuve de leur présence dans la zone.

Le roi de Jordanie a déclaré avoir établi de solides relations avec le Royaume-Uni et travaillé avec ses forces spéciales en raison de « difficultés à obtenir des réponses des États-Unis ». Il a dit que la Jordanie et le Royaume Uni ont formé « une approche systématique pour s’occuper de Palmyre ».

Le ministre de la Défense britannique a refusé de commenter cet article. MEE n’a pas eu de réponse de la part des membres du Congrès à ses requêtes de commentaires faites avant la publication de cet article.

Le directeur politique de la Cour Royale, Manar Dabbas, qui a également participé à la réunion, a renvoyé MEE au conseiller de presse de la Cour royale jordanienne pour commentaire, et a ajouté : « Les discussions que nous avons eues à Washington étaient confidentielles ».

Crispin Blunt, membre du Parlement britannique et président de l’influent comité parlementaire des affaires étrangères, a déclaré à MEE qu’il n’était pas informé de la stratégie britannico-jordanienne pour Palmyre et qu’il n’était pas au fait des détails concernant ces bataillons. Il a cependant déclaré « être informé du fait que la Jordanie est prête à jouer un rôle réellement constructif avec la coalition internationale en Syrie, donc cela ne serait pas une surprise ».

Avec la mise en place de systèmes russe et syrien de défense anti-aériens autour de Palmyre, le roi Abdallah a répété que la Jordanie a besoin de se coordonner avec Moscou, ce qui soulève la question de savoir si son royaume serait en train de combattre l’EI aux côtés de la Russie, et par extension, Assad.

« Nous avons besoins de nous coordonner avec les Russes au niveau de la stratégie jordanienne à Palmyre et Deir ez-Zor, où nous nous préparons pour des frappes aériennes et des opérations de forces spéciales », a-t-il dit.

« Dans certaines zones nous ne pouvons nous battre contre l’EI sauf si nous nous coordonnons avec les Russes. Nous devons prendre une décision. »

Le plan exposé par le roi intervient dans un contexte de frustration parmi les alliés des Etats-Unis, qui craignent que la stratégie américaine pour la guerre syrienne, qui dure depuis cinq ans, soit incohérente et inefficace.

Le plan exposé par le roi intervient dans un contexte de frustration parmi les alliés des Etats-Unis, qui craignent que la stratégie américaine pour la guerre syrienne, qui dure depuis cinq ans, soit incohérente et inefficace.

« Pour nous, aussi mauvais que soit Assad, l’EI est notre ennemi principal », a-t-il dit.

Le roi et son ministre des Affaires étrangères, Nasser Judeh, ont dit aux Américains que les officiels jordaniens avaient été en contact avec l’opposition syrienne et le gouvernement afin de trouver un remplaçant pour Assad. Cette position avait déjà été refusée par un ancien général et un ancien Premier ministre, qui s’étaient enfuis en Jordanie.

Abdallah, qui a été formé comme officier des forces spéciales et sous qui la Jordanie est connue au Moyen-Orient comme la capitale de l’entraînement et de l’équipement d’opérations spéciales, a dit aux membres du gouvernement américain que la campagne aérienne menée par les États-Unis ne pourrait à elle seule détruire l’EI.

« Les États-Unis devraient se demander pourquoi l’EI est arrivé au point où il est maintenant », a dit le roi. C’est inacceptable. »

Un rôle limité mais grandissant

La Jordanie a conduit un nombre limité de frappes aériennes contre des cibles de l’État islamique en Syrie, et a également soutenu la CIA et les activités américaines, en accueillant des camps d’entraînements pour des combattants de l’opposition et en laissant passer armes, munitions et guerriers à travers ses frontières.

En outre, la direction générale du renseignement de Jordanie a des agents et des informateurs à l’intérieur des territoires de l’EI, ainsi que dans les groupes d’opposition syriens et irakiens. 

Tous les analystes et anciens officiels militaires haut-placés qui ont parlé à MEE s’accordent sur le fait que la campagne aérienne contre l’EI dirigée par les États-Unis ne pourra être un succès qu’à l’aide de troupes au sol. 

Cependant, une partie d’entre eux a remis en question ce que les forces spéciales jordaniennes pourraient accomplir et questionnent également l’intérêt des troupes pour Palmyre en janvier dernier.

Les analystes qui se sont entretenus avec MEE ont indiqué que la Jordanie devrait faire face à un choix : aux côtés de qui se battre si le pays élargit sa stratégie. 

Selon certains, le roi Abdallah est plus enclin à préparer son pays à une Syrie post-EI dans laquelle lui et ses conseillers savent de manière quasi certaine qu’Assad continuera à tenir les rênes.

Le roi Abdallah II rend visite aux formations militaires jordaniennes en novembre 2014 (AFP/Petra)

La Jordanie, aux côtés de l’Arabie saoudite, a été l’un des premiers pays à appeler publiquement Assad à quitter ses fonctions. Cinq ans plus tard, la position d’Assad est plus forte – ce qui laisse Amman en position de vulnérabilité.

« Ils font face à un scenario dans lequel, probablement, d’ici cinq à dix ans, l’EI pourrait avoir disparu, mais le gouvernement d’Assad serait toujours en place, » a déclaré Sean Yom, professeur assistant de sciences politiques et la Temple University de Philadelphie.

« Les Jordaniens vont devoir trouver un moyen, l’air embarrassé, de dire ‘’vous souvenez-vous de la fois où on vous a dit que vous devriez partir ?’’ », explique-t-il. « Ils doivent jouer aux échecs, pas aux pions. Ils doivent anticiper. »

La peur d’Assad

Au cours des discussions tenues à Washington en présence de représentants politiques américains, Abdallah et Judeh n’ont pas cessé de répéter que le processus en cours à Genève ferait qu’Assad allait perdre les élections.

Mais Yom et les autres affirment que cela est tout à fait incertain et qu’Abdallah et Judeh le savent bien.

Pour Thomas Pierret, professeur d’histoire contemporaine de l’islam à l’Université d’Édimbourg, « ils ne croient pas un mot de ce qu’ils disent sur les élections. Qui pourrait en effet le croire ? ».

Yom a même indiqué que des contacts de haut niveau au sein du gouvernement jordanien lui avaient dit qu’il était prévu qu’Assad reste en place.

La Jordanie a lancé une campagne de bombardement rapide contre l’EI en Syrie en février dernier après la capture de Muath al-Kassasbeh, un pilote jordanien brulé vif.

Lors d’une réunion privée avec des hommes politiques américains en Syrie, le roi de Jordanie aurait sans arrêt fait référence au film de Clint Eastwood Unforgiven (Impitoyable) et déclaré vouloir poursuivre l’EI en usant ses dernières réserves de pétrole et ses dernières balles.

Le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid Mouallem, a toutefois indiqué à la Jordanie que son pays n’avait pas besoin d’aider à la lutte contre l’EI et n’accepterait pas la présence de troupes armées au sol sur le territoire syrien.

« Nous n’autoriserons personne à violer notre souveraineté nationale », a-t-il dit.

« Au cours de toute la campagne, les Jordaniens ont dit et répété que ce n’était pas une attaque contre le gouvernement syrien », explique Yom. « Ils envoyaient tous leurs messagers porter ce message à travers tous les réseaux en Syrie. »

Le jeu de l’aide internationale

Selon Yom, les priorités de la Jordanie demeurent les mêmes un an après : « se tenir à distance d’Assad, gérer les flux d’aide étrangère et jouer la carte des élections même s’ils n’y croient pas. »

« Il leur faut un os à ronger pour les Américains », dit-il. « Le mot d’ordre est le suivant, nous sommes engagés à leurs côtés dans un plan à long terme pour combattre le gouvernement d’Assad, mettre en place un processus électoral juste et libre, et à ce moment, on votera pour ce nouveau gouvernement de Damas pro-Occident et on sera les meilleurs amis. »

« Ils savent qu’il [Abdallah] joue là un jeu et ils le jouent avec lui, et lorsque les Jordaniens auront besoin une prochaine fois de l’aide étrangère, ils accepteront, sachant que c’est un jeu qu’il n’a pas d’autre choix que de jouer – et Abdallah et son peuple savent qu’ils savent que c’est un jeu. »

Le président américain Barack Obama et le roi Abdallah II de Jordanie à la Maison Blanche en février (AFP)

La Jordanie n’était pas uniquement soucieuse de perdre l’argent américain en cassant l’alliance anti-Assad ; elle craignait également de perdre les financements de l’Arabie saoudite qui lui a versé plus de 5 milliards de dollars depuis 2011.

« Lorsque les Jordaniens s’adressent aux Saoudiens et aux Égyptiens, leur discours n’est pas le même que vis-à-vis des Américains. Lorsqu’ ils s’adressent aux Saoudiens en particulier, ils adoptent une ligne très dure, anti-syrienne », analyse Yom.

Tant que l’Arabie saoudite fournit une aide financière, la Jordanie sait pertinemment que le royaume ne peut que faire allégeance. Si les choses se détériorent entre la Syrie et la Jordanie, ils se retrouveront seuls.

Un problème d’ordre ?

L’appel d’Abdallah à agir s’inscrit dans le contexte d’une stratégie occidentale pour vaincre l’EI qui, selon un ancien militaire britannique haut gradé, est « terriblement inadéquate ».

« Beaucoup d’instincts du roi Abdallah sont justes », a dit l’officiel militaire, qui a demandé l’anonymat. 

« L’idée que, dès le début, il était possible de se débarrasser d’Assad puis, que lorsque l’EI s’est renforcé parce que vous n’avez pas réussi à mettre cela en place, vous pourriez d’une façon ou d’une autre troquer Assad tout en battant l’EI, était extrêmement naïve », a-t-il dit.

« Cela est véritablement une plainte de la part du roi Abdallah – et je la partage », a-t-il ajouté.

Cependant, même si la bataille contre l’EI était prioritaire pour toute la coalition, avant une sortie d’Assad, il reste quelques problèmes significatifs, selon des analystes.

« La raison pour laquelle la stratégie EI-puis-Assad ne peut fonctionner est la suivante : une fois l‘EI parti, il n’y aura pas d’incitations au départ d’Assad », explique Kyle Orton, analyste spécialisé sur le Moyen-Orient et chercheur associé à la Henry Jackson Society de Londres. « Il ne ferait que rester. C’est de toute façon le plan des Russes. »

Traduction de l’anglais (original). 

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