France : des militants pro-palestiniens victimes d’un hacker franco-israélien
C’est une nuit dont Pierre Stambul, président de l’Union des Juifs Français pour la Paix (UJFP), se souviendra longtemps. Dans la nuit du 9 au 10 juin, ce militant de longue date des droits du peuple palestinien a vu débarquer le RAID, une unité d’élite de la police nationale française, à son domicile de Marseille. Un assaut violent d’autant plus surprenant que ce commando de la police n’intervient que dans des situations extrêmes telles que les prises d’otages, les arrestations de malfaiteurs à haut risque ou encore la lutte anti-terroriste. Autant de situations qui ne concernent en rien Pierre Stambul.
« Vers 3h30 du matin, j'ai entendu un gros bruit, des portes ont été défoncées, y compris celles des voisins. C'était la police qui intervenait car, selon elle, je l'aurais appelée en disant que j'avais tué ma femme et que j'allais faire un carnage avec mon arme. Les membres du RAID m'ont tutoyé, frappé, menotté et maintenu au sol alors que ma compagne était présente et leur certifiait qu'il ne s'était rien passé », raconte à Middle East Eye Pierre Stambul, au sortir de sa garde à vue de sept heures.
Le lendemain de cet incident chez Pierre Stambul, c’est au tour de Jean-Claude Lefort, député communiste honoraire du Val de Marne et président honoraire de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), d’être victime d’une intervention d’une vingtaine de policiers de la Brigade anti-criminalité (BAC) à son domicile situé en banlieue parisienne. Constatant son absence, les policiers n’ont cependant pas défoncé la porte. « Je me trouvais à 500 km de chez moi et j’ai reçu dans la nuit un appel de mon voisin dont je n’ai pris connaissance qu’au matin. Il m’a informé que la police avait débarqué avec la BAC et les pompiers et avait fortement tapé contre ma porte. Mon voisin leur a alors indiqué que je n’étais pas là », précise-t-il à MEE.
Un même mode opératoire
Dans ces deux cas, le même modus operandi : un coup de fil passé à la police par quelqu’un se faisant passer pour Pierre Stambul et Jean-Claude Lefort.
Pierre Stambul explique ainsi à MEE avoir reçu, dans la soirée précédant l’intervention du RAID, plusieurs coups de fil suspects sur une ligne qu’il utilise rarement. Devant l’insistance de l’appel, il a fini par décrocher : « J'ai répondu mais on a vite raccroché. Je pense que cela a permis à un hacker de pirater mon numéro et de téléphoner ensuite à la police en se faisant passer pour moi ».
Dans le cas de Jean-Claude Lefort, c’est son voisin qui a reçu un coup de fil étonnant : « Vers 23h30, avant l’intervention de la police, mon voisin de palier m’a téléphoné en me disant qu’il avait été appelé prétendument par la police qui lui a demandé si j’habitais bien là. Comme le coup de fil semblait suspect, car la police de ma ville sait parfaitement où j’habite, il a raccroché sans répondre. Le lendemain de l’intervention, j’ai demandé des explications à la police qui m’a indiqué avoir reçu un appel de ma part leur affirmant que j’avais tué mon épouse et que j’étais armé. La police a évidemment rappelé le numéro, et la personne au téléphone a confirmé le meurtre et a continué à prétendre être Jean-Claude Lefort ».
Sur la piste du hacker Ulcan
Un procédé identique qui les a mis aussitôt sur la piste d’Ulcan, pseudonyme de Grégory Chelli, un hacker israélo-palestinien qui vit à Ashdod, au sud de Tel Aviv. Ce dernier s’était fait connaître l’été dernier, lors de la guerre d’Israël contre bande de Gaza, en s’attaquant à plusieurs journalistes et sites de médias qu’il estimait « pro-palestiniens ». En réaction à des critiques émises par la presse française sur l'offensive israélienne sur le territoire de la bande de Gaza, il avait organisé des attaques informatiques contre des médias français comme Rue 89, Libération, Médiapart ou Arrêt sur Images, rendant ainsi leur site indisponible pendant un certain temps.
Grâce à la technique du phreaking, qui lui permet de récupérer le numéro de sa cible et de faire des appels en se faisant passer pour elle, Ulcan a également harcelé plusieurs journalistes. Ainsi en août 2014 a-t-il appelé la police en se faisant passer pour Pierre Haski, fondateur de Rue 89, en déclarant avoir tué son épouse et s'être retranché armé à son domicile. Aymeric Caron, un journaliste qui avait eu un vif débat sur France 2 avec l’écrivain Bernard-Henri Levy au sujet de la politique d’Israël, avait également fait l’objet d’un harcèlement informatique revendiqué par Ulcan.
De façon encore plus dramatique, le hacker franco-israélien s’en était pris au journaliste de Rue 89, Benoît Le Corre, dont il avait appelé les parents pour leur faire croire que leur fils était mort. Le père du journaliste était décédé quelque temps après d'une crise cardiaque. Sa dernière cible a été le patron d'Orange, Stéphane Richard, dont il a révélé le numéro privé sur sa page Facebook peu après l’annonce faite par le PDG français de son désir de « se retirer d’Israël ».
Jean-Claude Lefort a eu confirmation par la police que l’auteur de cette usurpation d’identité et dénonciation calomnieuse était bien Ulcan. « Ce hacker s’est vanté sur sa page Facebook de ce qu’il a fait à Pierre Stambul et à moi, et m’a menacé plus gravement encore », déplore-t-il auprès de MEE.
Si Jean-Claude Lefort et Pierre Stambul ont porté plainte, seul le premier a obtenu des excuses des forces de l’ordre. Trois jours après l’assaut, Pierre Stambul n’avait toujours reçu ni excuses ni explications de la part des autorités. Selon ses propres informations, Jean-Claude Lefort a précisé à MEE que la police du département du Val de Marne avait également porté plainte, ce qui suppose l’ouverture d’une enquête.
L’activisme pro-palestinien dans la visée du hackeur
Pas plus que Jean-Claude Lefort, Pierre Stambul ne doute un instant qu’Ulcan est à l’origine de l’incident qui l’a mené en garde à vue : « Nous sommes régulièrement menacés par la LDJ, la Ligue de Défense Juive, qui est un groupuscule d'extrême-droite. Depuis quelques mois, nous sommes aussi menacés par Ulcan, proche de la LDJ. Il a utilisé le même procédé contre deux de nos membres, par ailleurs membres de BDS France (Boycott, Désinvestissent, Sanctions), qui a abouti, pour eux également, à une intervention de la police en pleine nuit », précise-t-il à MEE.
Tous deux estiment avoir été visés en raison de leur engagement pour la défense des droits du peuple palestinien. « Ulcan a des cibles favorites : les personnes engagées clairement pour une solution conforme au droit international en Israël et en Palestine », note Jean-Claude Lefort.
Pierre Stambul fait lui aussi le lien entre ses engagements et l’incident dont il a été victime : « L'UJFP est une association qui lutte pour les droits des Palestiniens et contre l'occupation de leur terre. Le jour de l’assaut du RAID, je devais me rendre à Toulouse pour tenir une conférence sur le sionisme et l'antisémitisme. Sur le site de la Ligue de Défense Juive, il y avait un appel à empêcher à tout prix la conférence. Mais elle a eu lieu, rassemblant trois cents personnes », déclare-t-il à MEE.
Un climat sécuritaire délétère
Jean-Claude Lefort s’étonne de la quasi-impunité dont semble jouir Ulcan ainsi que de l’impuissance apparente de la France à faire cesser ses agissements : « Je suis surpris qu’un État n’ait pas des moyens supérieurs à ceux d’un seul individu. Certes, la France et Israël n’ont pas d’accord d’extradition. Mais cela suffit ! Seules des pressions pourraient obliger les autorités israéliennes à s’occuper de cet individu », s’indigne l’ancien député.
Jean-Claude Lefort souligne ainsi le rôle ambigu de la LDJ, toujours autorisée en France alors qu’elle est interdite aux États-Unis et en Israël. Sans accuser directement ce groupuscule, l’ancien député indique qu’Ulcan n’a pu agir qu’avec l’aide de relais et de complicités en France. En août 2014, après les incidents qui avaient opposé les membres de la LDJ à des manifestants contre le bombardement de Gaza à Paris et à Sarcelles, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve avait alors précisé : « Si les conditions de droit sont remplies, concernant l'ensemble des groupes qui peuvent poser problème, nous procéderons à des dissolutions. Si elles ne sont pas réunies, nous ne le ferons pas ». Une déclaration non suivie d’effet.
Dans un texte publié sur le site de l’UJFP, Pierre Stambul dénonce une police française « entre incompétence et collusion » : « Est-ce qu’un mandat d’arrêt international a été lancé contre Grégory Chelli ? A ma connaissance, aucun. On a affaire à une agression par un psychopathe d’extrême-droite protégé par un État voyou, et la France laisse faire ».
Pour Pierre Stambul, les harcèlements dont sont l’objet des militants pro-palestiniens indiquent par ailleurs un mouvement de panique en Israël, mais aussi en France, devant les succès que remporte le mouvement BDS : « Des amis israéliens m’ont contacté après ma garde à vue et m’ont dit qu'il y a en ce moment une vraie campagne hystérique contre BDS et que cela explique peut-être ce qui vient de m'arriver », explique-t-il à MEE en précisant que durant sa garde à vue, le journaliste israélien Gideon Levy avait tenté d’expliquer à la police française qui était Ulcan. En vain.
Au-delà, c’est également un certain climat sécuritaire, dans une France post-attentat de Charlie Hebdo, qui inquiète. Jean-Claude Lefort fait ainsi le parallèle avec le vote récent d’une loi sur le renseignement décriée par la société civile car donnant aux autorités des pouvoirs de surveillance exorbitants en cas de suspicion de terrorisme : « On ne peut pas à la fois faire voter une loi sur le renseignement destinée à lutter contre le terrorisme, donner de tels moyens aux services français et laisser Ulcan agir ainsi. C’est du cyber-terrorisme, il faut être cohérent. Sinon à quoi sert cette loi ? ».
Pascal Boniface, directeur de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), s’interroge quant lui sur la pertinence d’un recours étonnant, car extrême, au RAID - même dans le cas d’une suspicion d’assassinat. Des voix s’élèvent déjà pour pointer dans ces incidents les premières dérives des projets sécuritaires du gouvernement français.
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