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Gestion des déchets en Tunisie : une catastrophe toxique à venir

La décharge de Borj Chakir est devenue un symbole de la crise des déchets en Tunisie, alors que le gouvernement se débat entre coupes budgétaires et intérêts personnels
Des camions transportent des ordures à Borj Chakir, l’un des plus grands sites d’enfouissement des déchets de Tunisie (Morched Garbouj/SOS BIAA)

BORJ CHAKIR, Tunisie – Observant de loin son village, Borj Chakir, autrefois renommé pour ses champs d’oliviers, Ridha Trabelsi pense à la façon dont les choses ont changé. Les cultures de cette bourgade située à la périphérie de Tunis ont disparu, ensevelies par l’une des plus grandes décharges du pays, et la montagne de déchets en putréfaction grossit chaque jour davantage.

Une terrible puanteur assaille le village, résultat de 2 500 tonnes d’ordures apportées quotidiennement depuis l’agglomération de Tunis et déversées à proximité des 1 500 habitants de Borj Chakir. Cette odeur trahit ce qu’il se passe lorsque les ordures se décomposent : la lixiviation des produits chimiques, y compris du sulfure d’hydrogène, qui polluent les ressources en eau, le sol, l’air et les personnes.

Ridha Trabelsi (à gauche) et son fils Mohammed (Alessandra Bocchi/MEE)

« Lorsque le vent souffle dans cette direction, mon fils Mohammed commence à avoir de fortes quintes de toux », a déclaré Trabelsi dans son café, évoquant comment son fils de 16 ans souffre depuis des années de fatigue chronique et d’asthme, ainsi que d’une affection cardiaque qui nécessite désormais une intervention chirurgicale. « Je ne peux ni courir ni travailler dur parce que ça me fatigue trop », a ajouté Mohammed.

Selon Trabelsi, le dossier médical de son fils indique qu’il existe un fort lien entre son asthme, causé par les toxines de la décharge, et l’état de son cœur.

Borj Chakir est la preuve visible d’une bombe toxique à retardement qui menace d’exploser dans toute la Tunisie : plus de la moitié des équipements spécialisés dans la gestion des déchets ont été détruits lors des émeutes de la révolution de Jasmine en 2011, le financement dédié au nettoyage des sites s’est tari et, selon les détracteurs, la décision de centraliser la gestion des déchets prise après la révolution a exacerbé, plutôt qu’atténuer, un problème qui était déjà urgent.

Pas grand-chose n’est fait pour empêcher la situation de pourrir davantage. Les autorités ont présenté des plans visant à étendre la décharge de Borj Chakir jusqu’à la faire arriver à moins de 25 mètres de certaines habitations du village. La quantité de déchets déversés par jour est déjà plusieurs fois supérieure aux 44 tonnes autorisées dans les sites d’enfouissement au sein de l’UE.

Mohammed n’est pas un cas isolé. « On a diagnostiqué un cancer du poumon à l’un des villageois qui a travaillé dans la décharge pendant près d’une décennie », a déclaré Trabelsi. « Un autre a eu sa jambe amputée après avoir marché sur une seringue infectée. »

D’autres habitants se disent aussi affectés. Semial, une femme d’une trentaine d’années, a montré sur ses jambes des croûtes et des éruptions cutanées. Ses médecins lui ont dit que celles-ci étaient causées par une réaction à la décharge. « Les docteurs m’ont dit que je ne pouvais rien y faire si je continuais à vivre ici. »

Une pelle mécanique traverse la montagne de déchets de Borj Chakir (Morched Garbouj/SOS BIAA)

Des années gâchées

SOS BIAA, une association tunisienne de défense de l’environnement financée principalement par le Projet des Nations unies pour le développement (PNUD), l’UE, le Département d’État américain et le Parti social-démocrate allemand, a déclaré être la seule agence qui observe l’impact de la décharge sur le village.

Une fonctionnaire du ministère de l’Environnement, qui a demandé à garder l’anonymat, a indiqué qu’il n’y avait pas à sa connaissance d’étude médicale menée par le gouvernement sur la façon dont les déchets affectaient les résidents.

L’élimination des déchets a un passé tumultueux en Tunisie. Lors de la révolution de 2011, les manifestants ont endommagé les décharges de la municipalité locale, furieux contre l’absence de politique adéquate en matière de gestion des déchets.

« Avant la révolution, nous ne pouvions pas parler » 

- Morched Garbouj, président de SOS BIAA

Mounir Madjoub, ancien secrétaire d’État à l’Environnement, a déclaré à Inkyfada que « près de 60 % du matériel de gestion des déchets des autorités municipales a été brûlé ou détruit pendant la révolution ».

Face au mécontentement provoqué par l’accumulation des ordures dans les rues, dans les champs et sur les plages, le ministère de l’Environnement a eu recours à des politiques centralisées, affirmant que les municipalités locales n’avaient pas la capacité technique de gérer efficacement la collecte des déchets.

Un chien fouille les ordures à l’extérieur de la décharge de Borj Chakir (Alessandra Bocchi/MEE)

Mais cela, selon Morched Garbouj, président de SOS BIAA et ingénieur en environnement, n’a fait qu’empirer les choses. En conséquence, Borj Chakir s’est retrouvée à gérer la plupart des déchets ménagers du Grand Tunis, sans considération pour la façon dont cela affecterait le village et les localités avoisinants.

« Avant la révolution, nous ne pouvions pas parler », a-t-il déclaré. « Maintenant nous pouvons parler, mais rien ne change de toute façon. »

Le financement public de Borj Chakir a été rendu possible uniquement par les prêts de la Banque mondiale, qui soutient la décharge depuis au moins vingt ans.

La Banque a prévu de conclure un partenariat avec ANGed, l’Agence nationale tunisienne pour la gestion des déchets, et de financer un projet de dégazage visant à éliminer les toxines. Certaines zones ont été nettoyées, mais le reste du travail de nettoyage a été retardé par les troubles révolutionnaires.

« Après la révolution de 2011, tous les projets ont été fortement retardés et le budget a été perdu », a expliqué Mounir Ferchichi, consultant en gestion des déchets environnementaux auprès de la Banque mondiale basé à Tunis.

Le projet a été ressuscité en 2014, lorsque la banque a fourni un prêt de 22 millions de dollars pour agrandir la décharge.

En prêtant des fonds, la banque à son mot à dire sur la façon dont l’argent est utilisé, y compris au niveau de l’extension de Borj Chakir, mais les commentaires sur le fonctionnement de la décharge sont émis principalement par des agences gouvernementales.

Les plans, qui ont été approuvés, dépassent les directives générales sur les niveaux de sulfure d’hydrogène de presque 800 %, selon le laboratoire de recherche SOS BIAA.

Selon une déclaration du ministère de l’Environnement, tandis que le ministère « reconnaît les problèmes de capacité au niveau de la décharge de Borj Chakir et recherche une nouvelle location pour l’avenir », il ne le ferait qu’après l’élargissement.

Des compagnies européennes ont également géré le site de Borj Chakir, dont l’entreprise française Pizzorno, qui est partie suite à l’expiration de son contrat en 2011. Elle a par la suite été critiquée par la Commission nationale chargée d’enquêter sur la corruption et le détournement de fonds publics, établie après la révolution et en charge d’examiner les affaires de Zine el-Abidine Ben Ali, le président tunisien renversé.

Le panneau devant la décharge de Borj Chakir explique qu’elle est gérée par une entreprise italo-tunisienne nommée Ecoti, un partenariat entre l’entreprise tunisienne Secopad et la société italienne Deco, qui a refusé de répondre à une demande de commentaire.

Ferchichi, qui parlait au nom de la Banque mondiale, a déclaré que la décharge de Borj Chakir fermerait en 2019, bien qu’il n’y ait pas encore eu de déclaration officielle de la part de la Banque mondiale ou du gouvernement tunisien.

Lorsqu’on lui a demandé pourquoi la décharge serait étendue, malgré son impact sur les habitants de la ville de Borj Chakir, Ferchichi a simplement répondu : « la responsabilité de gérer le système repose sur l’agence gouvernementale nationale de gestion des déchets. »

Aucune intention de réforme

La décharge emploie jusqu’à 80 employés, qui sont payés le salaire minimum par le gouvernement dans un climat de fort taux de chômage et de faibles dépenses publiques.

Les entrepreneurs et chauffeurs de camion qui viennent sur le site chaque jour sont payés en fonction du nombre de déchets qu’ils livrent. Ce système récompense de hauts niveaux d’élimination des ordures.

Cela explique pourquoi la ville Borj Chakir, située juste en dehors de la décharge, est également couverte de déchets : les entrepreneurs jettent les déchets dans les rues s’il devient trop cher de les livrer sur le site officiel. 

Gabourj a déclaré que le système de paiement constituait l’un des principaux obstacles à l’introduction d’un système de recyclage efficace et répandu dans toute la Tunisie : sous le système présent, dissuader les gens de jeter les déchets permettrait de réduire le montant de déchets délivrés sur les sites, ce qui réduirait les salaires des contracteurs et des conducteurs.

« La gestion des déchets devrait être laissée aux municipalités, comme le fait le reste du monde développé », a ajouté Gabourj.

Mais avec l’octroi de prêts par la Banque Mmndiale au gouvernement central, ce pouvoir de décision a été retiré aux villages comme Borj Chakir.

Les banques étrangères peuvent dire que financer de tels projets aide un pays comme la Tunisie à devenir plus transparent, mais il y a un manque de responsabilité.

« Ils donnent de l’argent à un système complètement rétrograde », a déclaré Garbouj, en insistant sur le fait que la Banque mondiale encourage les gouvernements à l’aide de fonds qu’ils utilisent quand bon leur semble.

« Les Tunisiens ne se rendent pas compte de ce qui est attaché à de tels fonds étrangers – le poids des dettes pèse sur le contribuable tunisien. »

Pour Trabelsi et les habitants de Borj Chakir, les résultats directs des chamailleries et de la décharge sont visibles pour tous.

« Nous essayons de survivre », dit-il. « Mais c’est difficile. »

Traduit de l’anglais (original).

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