Irak : cernés par la guerre, les Kurdes du camp de Maxmur tentent de vivre en autarcie
MAXMUR, Irak - À 100 kilomètres au sud de Mossoul et des combats qui y font rage, le ciel est assombri par d'épaisses fumées noires et un vent chargé de poussière, jusqu'à masquer les montagnes désertiques auxquelles le camp de Maxmur est adossé et la plaine qui lui fait face.
Chassés de leur village du Kurdistan turc au début des années 90 par la violente répression de l'État turc, les habitants de Maxmur trouvèrent refuge au nord de l'Irak sous la protection des Nations unies, auxquelles Saddam Hussein accorda l’emplacement actuel du camp.
Nulle générosité de sa part : il n'y avait alors, comme le décrit Nihat, 26 ans, que « pierres, serpents et scorpions ». Pas d'eau, pas de végétation et une température qui dépasse les 50 degrés en été.
« Nous voulons revenir dans notre village, même si nous devons souffrir pour ça. Ici, ce n’est pas chez nous », soupire Asiya en réajustant le fichu blanc qui encadre son visage marqué par les années et les épreuves. Originaire des alentours de Sirnak, à la frontière entre la Turquie et l’Irak, comme la plupart des habitants du camp, Asiya fait partie des mères qui y entretiennent la mémoire des martyrs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Ce désir de retour au pays est compréhensible. Outre les guerres d’Irak, le camp a été attaqué par l’État islamique (EI ou Daech) au tout début du mois d'août 2014 et occupé une dizaine de jours par le groupe, jusqu’à ce qu’il en soit chassé par des combattants du PKK, qui assurent depuis sa sécurité.
Les habitants du camp doivent également subir les conséquences de l’hostilité des forces politiques environnantes, notamment celles du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) dirigé par Massoud Barzani. Le conflit entre la famille Barzani, qui préside le KDP (Parti démocratique du Kurdistan), et le PKK remonte à la guerre civile sanglante qui a éclaté au milieu des années 90 entre les deux partis kurdes majoritaires du Kurdistan d'Irak, le KDP et le PUK (Union patriotique du Kurdistan).
Le PKK étant allié aux adversaires du KDP, des affrontements violents eurent aussi lieu entre ces deux forces. Les réfugiés de Maxmur, qui à l'époque venaient d'arriver et étaient localisés provisoirement dans un autre camp plus au nord, en furent victimes. Jusqu'à aujourd'hui, une soixantaine d'entre eux ont été tués par les peshmergas du KDP.
En dépit de ces difficultés, unis par les liens culturels et linguistiques dus à leur origine géographique commune, les habitants de Maxmur ont réussi à survivre et à s’auto-organiser selon un système politique basé sur les idées du leader du PKK, Abdullah Öcalan.
Le « confédéralisme démocratique »
Emprisonné depuis 1999 en Turquie, ce dernier a théorisé depuis sa cellule ce qu’il appellera le « confédéralisme démocratique », grâce notamment à une correspondance soutenue avec Murray Bookchin, penseur du municipalisme libertaire.
Après une mise en place progressive et discrète, l'auto-organisation s'affiche ouvertement depuis que les Nations unies ont quitté le camp au début de l’été 2014, quand Daech a lancé son offensive dans la région.
Ce projet politique, qui rejette l'idée d'État-nation au profit du fédéralisme, s'articule autour de trois axes : un fonctionnement démocratique où les conseils locaux ont un rôle majeur, l'égalité femmes-hommes et la fin du patriarcat. Il comprend également un projet de société écologique.
Les 15 000 habitants sont répartis en cinq districts. Dans ces districts, on trouve la plus petite entité du fonctionnement démocratique : la commune, c'est à dire un groupe allant de 15 à 50 familles vivant dans un espace commun.
Le conseil de chaque commune, auquel peut participer toute personne de plus de 16 ans, se réunit de façon hebdomadaire. On y discute des problèmes de la vie quotidienne et des conflits de voisinage, qu’on essaie de résoudre ensemble par le dialogue et le travail collectif. Ce qui n'a pas pu être résolu remonte à l'échelle supérieure : l'assemblée (meclîs), responsable de la gestion du camp, où 91 personnes siègent actuellement.
Cette assemblée est co-présidée par une femme et un homme, comme chacune des structures du camp, la parité étant un principe majeur du confédéralisme démocratique. Les co-présidents ne peuvent se présenter que pour deux mandats consécutifs et sont élus, ainsi que 29 délégués, par les représentants des communes, tous les deux ans, lors d’une grande conférence. À cette occasion, les règles de fonctionnement au sein du camp sont rediscutées.
Les autres délégués sont issus des comités et associations. Ces derniers représentent l’autre aspect de la vie démocratique du camp. Il y a neuf comités thématiques : société, auto-défense, municipalité, diplomatie, économie, éducation, politique, justice et un comité organisationnel. Ces comités, aux membres élus également par les communes, sont chargés de proposer et exécuter des projets dans leur domaine respectif. Chaque projet proposé par les comités est débattu et voté au parlement.
Signe de l'importance accordée aux femmes par le mouvement, celles-ci ont une assemblée à part, non mixte. Asiya, jeune infirmière, explique à MEE que son rôle est de proposer des projets à destination des femmes et de traiter des problèmes qui les concernent. L'assemblée des femmes a un vrai pouvoir dans le camp et peut décider d'agir pour protéger une femme de ses proches sans que sa décision ne soit contestée. Dans un souci d’émancipation économique des femmes, l'assemblée a lancé une activité de fabrication de vêtements et une cafétéria dont les bénéfices lui permettent de financer ses projets.
Former les générations futures
Les cadres du PKK attachent une importance majeure à l'éducation. Comme le souligne Ömer, cadre d'une cinquantaine d'années qui cite Foucault et a lu Paolo Freire, « l’objectif n’est pas pour nous de détruire le système capitaliste existant pour rebâtir autre chose de ses ruines, mais plutôt d’éduquer et de faire évoluer peu à peu les mentalités vers une autre alternative, même si cela doit prendre plusieurs générations ».
Le camp compte quelque 4 000 enfants scolarisés, de la maternelle au lycée. Le comité d'éducation a pour charge d'organiser le fonctionnement des écoles. Après le lycée, une académie propose des formations dans le domaine des médias, des soins infirmiers et, bientôt, de l’économie. Les enseignants viennent tous du camp.
Un des projets du comité d'éducation a été d'organiser la rédaction des manuels scolaires car les enfants étudient en kurmancî, dialecte kurde majoritaire dont l’enseignement est interdit en Turquie et qui diffère du dialecte employé dans le KRG, le sorani.
Les activités culturelles sont également encouragées et le manque de matériel n'arrête pas les initiatives. Medya, guérilléra du PKK remarquée pour ses talents musicaux, enseigne la musique depuis quatre ans. « Pour nous, l’art fait partie intégrante de la révolution », explique-t-elle à MEE, cheveux teints au henné et large sourire aux lèvres.
Des ateliers de peinture et de danse sont aussi proposés. Récemment, une salle de kick-boxing a ouvert ses portes, proposant des cours aux femmes comme aux hommes.
Les jeunes qui sortiront des écoles de Maxmur auront appris et pratiqué le confédéralisme démocratique dès le plus jeune âge. Le mouvement compte sur eux pour étendre son application et le faire évoluer.
Des infrastructures précaires
Les rues principales du camp sont relativement bien goudronnées, les bâtiments bien entretenus. Contrairement à d’autres exemples de camps sédentarisés, les constructions ne se sont pas faites de manière anarchique. Ce sont principalement des maisons de plain-pied, aux murs en pierre et en terre. La plupart possèdent un jardin qui permet aux familles de cultiver des légumes et d'élever des animaux afin d'assurer leur subsistance.
Le soir, jeunes et familles peuvent prendre le frais et se détendre dans les deux parcs construits par la municipalité, avec parfois au loin le son des bombardements.
Toutefois, des difficultés demeurent, en termes d’approvisionnement notamment, le manque d’eau potable et les pénuries d’électricité étant les principales. Si les coupures d’électricité dans le camp restent moins nombreuses qu’à Erbil grâce à la présence de générateurs qui permettent son alimentation, une partie de l’eau potable doit être achetée en dehors.
« Nous dépendons du KRG, mais nous n’avons que peu de contacts avec eux, expliquent à MEE Bermal et Kendan, les deux co-maires élus. Depuis deux ans, à cause de la crise politique, nous recevons peu d’aide de leur part, et même s’il n’y a pas d’embargo officiel, ils bloquent parfois les marchandises. »
Officiellement, le camp dépend des Nations unies et les peshmergas du KRG ne peuvent y rentrer. Mais régulièrement, les tensions politiques entre le KRG et le PKK, exacerbées ces dernières années, font que les combattants du KRG bloquent régulièrement l’accès au camp, interdisant toute entrée et sortie, y compris des approvisionnements.
En effet, depuis la création d'une administration autonome kurde par le PKK au Kurdistan syrien (Rojava), les tensions entre le PKK et le KDP ont repris de plus belle. Ce dernier voit comme une menace la prise de contrôle d'un territoire entier par le PKK, qui était jusque-là cantonné aux montagnes, et refuse de reconnaître l'autorité du conseil politique du Rojava.
Cette situation a des répercussions sanitaires. « Depuis l'attaque de Daech, nous manquons de médicaments, indique Asiya, qui travaille dans le dispensaire du camp. Nous voyons environ 100 patients chaque jour, mais nous ne donnons que des soins basiques. Pour les opérations, il faut aller à Erbil. »
La plupart des malades viennent pour des problèmes d’estomac ou de reins, à cause justement de la mauvaise qualité de l’eau du camp.
L’autarcie comme objectif
Les communes économiques permettent de subvenir à une partie des besoins alimentaires du camp. Elles correspondent à deux projets économiques collectifs : l’élevage de moutons et l’agriculture sous serre. Le projet de serres remonte à 2011.
Sept serres sur les douze sont exploitées de manière collective, chacune nécessitant une main d’œuvre équivalente à deux familles. Les revenus sont alors partagés. Dans les cinq autres, une famille se charge seule de son exploitation.
Une partie de la production permet l'approvisionnement du camp en concombres, tomates et poivrons. Mais comme l’indique Ömer, l'administration du camp veut développer le fonctionnement coopératif pour que toute la production soit écoulée en interne et qu'il n'y ait plus besoin d'acheter au village voisin.
Hussein, originaire de la région d’Hakkari, une ville à l'est de la Turquie proche de la frontière avec l'Irak, a dû apprendre à cultiver sous serre. Issu d’une famille de paysans, il peste contre le fait de devoir acheter cher des semences qui ne se régénèrent pas. Données dans un premier temps par les Nations unies, elles sont aujourd’hui à la charge des agriculteurs. Il essaie tant bien que mal d'utiliser du fumier pour fertiliser le sol, plutôt que des engrais qui « salissent la terre ».
De fait, les temps sont durs pour tous les habitants du camp, la crise économique en Irak ne l’ayant pas épargné. De nombreux adultes sont sans travail et parfois, en pleine journée, les cafés sont remplis d’hommes désœuvrés qui jouent au tavla ou au okey. Les autres ont un travail précaire à l’extérieur du camp, dans la restauration, l’hôtellerie ou sur des chantiers.
La situation politique exacerbe ces difficultés, comme en octobre 2016, lorsque le KRG a bloqué les sorties pendant plusieurs semaines. Conséquence : ceux qui avaient un travail à Erbil ou ailleurs l'ont perdu, précarisant davantage le camp.
Pérenniser et étendre l’expérimentation de Maxmur
Les cadres du PKK espèrent que l'autonomie donnée par le confédéralisme démocratique garantira la solidité des alliances avec les différentes tribus ou groupes arabes et assyriens, et comptent sur la jeunesse qui aura été éduquée avec cette vision de la société pour garantir sa mise en place à long terme.
L’extension géographique est un autre de leurs objectifs. Au moment de s'implanter au Rojava, le Kurdistan syrien, à partir de 2013, le PKK a pu bénéficier de l’expérience acquise à Maxmur et tenter de l’étendre à l’échelle d’une région.
Mais cette extension a révélé qu’il restait des défis à relever en matière de cohabitation sociale et politique entre partis et groupes ethniques aux motivations différentes, tels que les partis chrétiens assyriens qui cherchent à obtenir leur autonomie politique, ou les tribus arabes qui veulent conserver leur influence locale.
Les cadres du PKK ne se font donc pas d'illusions sur le fait que le processus d'établissement du confédéralisme démocratique prendra de longues années et qu'ils auront à résister aux embûches de leurs ennemis, Turquie en tête.
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