Islam des cités vs. islam citoyen
Le mot « islam » appelle souvent le terme « cité ». S’il est largement utilisé par les hommes politiques ou les médias, il recouvre des réalités plus complexes qu'il n'y paraît. Entre ferveur religieuse et dérives, l'islam en banlieue est un enjeu que les pouvoirs publics ont du mal à cerner.
Banlieues et terrorisme : l’amalgame
Le 12 février 2015, le Premier ministre français Manuel Valls s'inquiétait face aux sénateurs « des groupes salafistes qui se retrouvent dans un certain nombre de nos quartiers », insistant « sur l'influence de ces groupes dans la mouvance tchétchène ».
Quatre jours auparavant, six personnes soupçonnées d’appartenir à une filière djihadistes étaient interpellées dans les environs de Toulouse et d’Albi, dans le sud de la France. Dans un entretien accordé au journal La Provence le lendemain, Valls précisait qu’il s’agissait d’une « filière tchétchène d’acheminement en Syrie ».
De son côté, Nicolas Sarkozy, président du principal parti d’opposition, l'UMP (Union pour un mouvement populaire), déplorait sur la radio RTL le 12 janvier la façon dont « l'immigration complique les choses » en matière de terrorisme, pointant « la difficulté d'intégration » et « le communautarisme » qui en découle.
Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Roger Cukierman, allait encore plus loin en déclarant le 23 février sur la radio Europe 1 que « toutes les violences sont commises par des jeunes musulmans ».
Des propos, dans le sillage de ceux de Valls, qui laissent entendre des liens présumés entre l'islam, les cités et le terrorisme.
Sur le terrain
En 1991, Gilles Kepel, politologue français et professeur à l'IEP de Paris, publiait Les banlieues de l'islam : naissance d'une religion en France, un ouvrage de référence sur le sujet. Le spécialiste de l'islam y retrace le développement de cette religion en France depuis 1926 jusqu'aux années 1990, lorsqu’elle s'implante dans les quartiers populaires.
Il distingue trois périodes : l’islam des pères, l’islam des frères lié aux pays d’origine des populations issues de l’immigration, et l’islam des jeunes. Kepel cherche à montrer comment l’islam en France est devenu l’islam de France.
A partir d'une enquête de terrain, il met à jour la réalité de la communauté musulmane. Vingt-cinq ans après, Gilles Kepel, accompagné de cinq chercheurs, est retourné en banlieue pour tenter de saisir ce qui avait changé, et surtout comprendre de l'intérieur comment l'islam avait évolué.
L'enquête, intitulée « Banlieue de la République », se focalise sur un territoire précis, Montfermeil et Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, d'où ont débuté les émeutes de 2005.
Publié par l'Institut Montaigne, un think tank français, ce travail propose d'aller plus loin que Les banlieues de l'islam :
« Banlieue de la République pousse sa tarière à travers les couches inextricablement imbriquées où se déploie l’islam de France un quart de siècle plus tard : l’habitat, en cités dégradées ou rénovées et en pavillons ; l’école, le collège et le lycée ; le travail et le chômage ; la tranquillité publique et l’émeute ; les réseaux associatifs, les élections municipales et cantonales ; la construction des mosquées, le Ramadan, le halal », peut-on lire dans l’introduction. »
L'enquête consacre une large part à l'islam – deux tiers des personnes interrogées sont de confession musulmane – et pointe notamment « une véritable explosion du marché du halal et l’extension de la notion ». Selon l’enquête de Kepel, le halal, qui pose une frontière entre ce qui est licite et illicite en islam, s’étend à différents aspects de la vie sociale.
Autre constat, l'implantation du mouvement Tabligh (qui signifie « propagation de l'islam »), mouvement piétiste et prosélyte qui a considérablement ciblé les jeunes des quartiers en vue de les « resocialiser » par le biais de l'islam.
Le mouvement n'est pas vraiment en odeur de sainteté parmi les élus locaux, comme à Lunel, dans l’Hérault. En décembre dernier, la ville découvrait avec effroi que six jeunes avaient péri en combattant dans les rangs de l'Etat islamique en Syrie. « On est là face à un phénomène de dérive sectaire », déclare aux médias Philippe Moissonnier, conseiller municipal du Parti socialiste (PS) de la ville.
L'islam par défaut ?
Une dévotion croissante qui est le résultat, selon l'enquête de Kepel, du malaise socio-économique dans les banlieues.
Avec 22,7 % de chômeurs à Clichy-sous-Bois contre 11 % en Ile-de-France, selon l'enquête, la misère sociale serait donc la principale cause de la progression de l'islam dans les cités.
Un constat qui laisse perplexe Anissa, 25 ans. Etudiante en dernière année de droit et de langues étrangères, elle a grandi dans un quartier populaire du Val d'Oise, en région parisienne.
En l'espace de quatre ans, elle s'est constituée une solide culture religieuse à travers des lectures variées et un travail de confrontation des sources. En 2011, elle décide de se voiler. Si elle confirme la paupérisation des quartiers, elle réfute la méthode choisie par Kepel.
« Tous les quartiers ne vivent pas les mêmes réalités. C'est vrai qu'il y a des problèmes de chômage, d'inégalités sociales, mais le regain religieux que je constate à mon niveau ne résulte pas d'une frustration sociale ! », indique-t-elle avec exaspération à Middle East Eye (MEE). « Autour de moi, j'ai des cadres, bien dans leurs baskets et qui ne cherchent pas dans l'islam un soin palliatif à leur mal être… ».
Pour Jaouad, militant associatif en Seine-Saint-Denis, cette notion « d'islam des quartiers est liée aux fantasmes relayés par les médias ». Sceptique quant à l'étude de Kepel, il lui reproche « de ne pas être allé chercher bien loin ». Lui-même habitant d'une cité, il explique à MEE : « les personnes qui utilisent la religion pour trouver des solutions à leurs problèmes, elles n'y restent pas bien longtemps… ».
Au delà de la réalité sociale, le cœur du problème, selon lui, est bien « l'absence de connaissances ». Et d'ajouter, « il y a les initiés qui lisent, confrontent les avis des savants, et les autres, non-initiés, qui se laissent abuser par le discours d'un prédicateur. Comment voulez vous comprendre le message de l'islam si vous n'en maitrisez pas les fondements ? ».
Une démarche intellectuelle qui n’est pas suivie par tous
Un constat que rejoint Samy Ullah, webdesigner et converti à l'islam. Son père, un musulman originaire du Bengladesh, et sa mère, née dans une famille chrétienne et adoptée en France par une famille catholique, ne lui prodiguent pas vraiment de culture religieuse.
« J'ai plutôt grandi dans l'athéisme », dit-il à MEE. Jusqu'à 13 ans, il vit dans une cité populaire. « Quand mes parents divorcent, je pars vivre avec ma mère dans une autre ville de l'Essonne ». Resté proche de ses amis d'enfance, il retourne dans sa cité d'origine et s'installe seul. « Peu à peu, au fil de mes fréquentations, je me suis intéressé à l'islam. Je me cherchais, avec le divorce de mes parents, ce n'était pas simple », relate-t-il.
Il se convertit alors, au grand dam de sa mère. « C'est vrai qu'au début, j'étais dans le mimétisme, je m'attachais aux choses visibles pour montrer ma conversion ».
Deux ans après sa conversion, il adopte « une démarche plus intellectuelle ». La porte d'entrée ? « Malcom X. J'ai lu sa biographie et son cheminement spirituel ». Il multiplie les lectures et s'ouvre au savoir.
Concernant les courants présents dans les cités, Samy explique avoir « côtoyé le Tabligh mais ne pas s'être reconnu dans son approche ».
« Aujourd'hui, je ne me sens affilié à aucun mouvement. Je privilégie juste la vérification des sources ». Il faut dire que, dans son quartier, il a très vite été mis en garde contre les courants extrêmes, même « s'il avoue n'avoir jamais été approché par le Takfir, mouvement ultra-extrémiste, par exemple ».
Les dangers d’internet
Le danger des dérives est donc ailleurs, à en croire Samy Ullah, « du côté d'internet ».
« Clairement, le web est l'opérateur de la radicalisation ! ». D'après lui, « beaucoup de convertis, notamment, vont chercher la science sur internet, devenant alors des proies pour n'importe quel extrémiste. »
Un constat partagé par Nourredine Aoussat, imam de la mosquée d'Athis-Mons, dans l’Essonne, qui s'inquiète moins de la présence des courants de pensées religieuses dans les quartiers que d'internet.
« Nous déconseillons aux jeunes d'apprendre dans leur coin ou avec internet seul », explique-t-il à MEE.
S'il est bien conscient de ne pouvoir les empêcher de forger leurs connaissances sur le web, Aoussat veille à travers ses prêches ou ses consultations à mettre en garde les fidèles. « Beaucoup d'entres eux nous demandent conseil après avoir lu des choses sur le net. Nous les alertons depuis de nombreuses années. »
Nourredine Aoussat joue donc un rôle social et citoyen, n'hésitant pas, par exemple, à réagir aussitôt qu'une atrocité est commise au nom de l'islam. Et ce tant dans ses prêches que sur la toile : « je me suis mis à la vidéo pour contrer l'influence des extrémistes sur nos jeunes », ajoute l'homme de 54 ans.
Cette année, il a réalisé quatre vidéos, dont une où il s'adresse à al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) après les attaques du 7 janvier contre le magazine Charlie Hebdo à Paris. « J'ai voulu dénoncer leurs horreurs et les confronter à leur idiotie. »
Anecdote parlante vécue par Jaouad : « j'ai débattu avec un jeune de mon quartier sur la présence de musulmans à la marche républicaine au lendemain des attaques. Sur Facebook, il soutenait que nous ne devions pas y participer, qu'il avait lu ça sur un site… ». Jaouad insiste lui aussi sur l'importance de contrer les effets néfastes d'internet.
Pour autant, Nourredine Aoussat constate « une ferveur intellectuelle chez les musulmans » depuis quelques années. « Les cours de formation, de sciences islamiques, connaissent un vrai succès », observe-t-il.
Un islam citoyen plutôt que des cités, si l'on peut dire, serait donc en train d'émerger.
Pour Jamel el-Hamri, un doctorant en pensée islamique et membre de la direction de l'Académie française de la pensée islamique (AFPI) interviewé par MEE, « l'islam des cités fait la jonction entre les discriminations sociales et territoriales d’une part, et les discriminations religieuses et culturelles de l’autre. Le concept est péjoratif et pose donc problème ».
Selon lui, « la marche de 1983 pour l'égalité a marqué un tournant car elle a fait émerger une nouvelle forme de militants citoyens prêts à assumer leur pratique religieuse ».
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