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La démission d’Asma Lamrabet fait resurgir le débat sur l’héritage

Les appels à reformer l’héritage interviennent dans un contexte propice, le roi ayant récemment incité à réviser le code de la famille. Mais le sujet ne semble pas passionner la société marocaine
L'intellectuelle marocaine Asma Lamrabet, connue pour ses positions progressistes, a annoncé mardi sur Twitter sa démission du Centre des études féminines en islam (AFP)

RABAT – Parmi tous les débats qui agitent la société marocaine, celui de la réforme du droit successoral est un véritable serpent de mer. Depuis plusieurs années, le dossier revient de manière épisodique sous les feux de l'actualité, sa réforme est occasionnellement débattue, et au final, constamment ajournée.

Depuis lundi 19 mars, il semble revenir avec force, et magnétiser l'opinion publique. Car ce jour-là, la médecin biologiste et essayiste Asma Lamrabet a annoncé sur Twitter avoir présenté sa démission du Centre des études féminines en islam, qu'elle dirigeait jusqu’ici.

https://twitter.com/asmalamrabet/status/975610843122618369?ref_src=twsrc%5Etfw

Ce centre, situé à Rabat, dépend de la Rabita des oulémas du Maroc (ligue des théologiens), une institution officielle.

https://twitter.com/Samirasitail1/status/978229086588940288?ref_src=twsrc%5Etfw

Plusieurs médias ont rapporté que ses appels à une réforme de l'héritage étaient en cause.

Engagée pour une lecture des textes religieux ajustée à la modernité, ses prises de position lui ont valu l'adversité des prédicateurs salafistes. En réitérant récemment ses vues sur la réforme de l'héritage lors d'une conférence, Asma Lamrabet s'est exposée à un lynchage public. Et sa démission a été célébrée par eux.

« Il ne fait aucun doute que [la démission d'Asma Lamrabet] est un pas dans la bonne direction », écrivait Hassan Kettani, l'un des théologiens salafistes les plus en vue, sur sa page Facebook, qualifiant l'essayiste d'« ignare » et de « déviante ».

Traduction : « Il ne fait aucun doute que c'est un pas dans la bonne direction. La présence de déviantes de la loi divine, d'ignares des règles religieuses au sein d'une institution religieuse [...] fait perdre à cette institution religieuse sa crédibilité »

La démission d'Asma Lamrabet, sous la pression combinée de figures salafistes et de la frange conservatrice de la Rabita des oulémas, semble avoir accéléré les choses.

Mercredi 21 mars, une pétition signée par 102 intellectuels marocains et réclamant l'abrogation de l'héritage par ta'sib a commencé à circuler sur les réseaux sociaux. La règle du ta’sib oblige les héritières n’ayant pas de frères à partager leurs biens avec les parents mâles du défunt, même éloignés (oncles, cousins, etc.).

Parmi les signataires, on retrouve l'islamologue Rachid Benzine, l'écrivaine Leïla Slimani, ou encore l'actrice Latefa Ahrrare.

« Selon le droit successoral marocain, les hommes sont des héritiers universels pouvant disposer de tout l’héritage de leurs parents, tandis que les femmes héritent de parts fixes et ne peuvent pas recueillir la totalité de cet héritage lorsqu’elles sont les seules héritières », rappelle la pétition, qui se questionne sur l'utilité de « maintenir une règle qui non seulement n’a plus de justificatif social mais qui, de plus, n’a aucun fondement coranique » et qui « va à l’encontre des principes de justice du Coran et non dans le sens de ses finalités ».

Des moyens de contourner la loi

La loi islamique qui régit la succession est en effet souvent qualifiée d’inégalitaire pour les femmes.

Si ses défenseurs soulignent souvent que la femme n'hérite d'une demi-part que dans quatre cas sur plus d'une trentaine où elle hérite d'une part entière, voire plus, ces quatre cas restent les plus fréquents.

Le modèle de famille élargie pour lequel la loi islamique de l'héritage a été conçue a disparu, laissant place à un modèle de famille nucléaire. Les hommes ne détiennent plus le monopole de la finance familiale, et les femmes, de plus en plus engagées dans la vie active, suppléent aux besoins de leurs ménages.

À LIRE : INTERVIEW – Asma Lamrabet : « On ne veut pas de moi comme féministe musulmane parce que je dérange »

Pour de nombreuses familles marocaines désireuses de léguer des parts égales à leur(s) fille(s) et fils, la solution réside dans la donation, qui permet de contourner le droit successoral.

La loi marocaine permet de disposer de la totalité de ses biens par voie de donation. Celle-ci est irrévocable et le donateur ne peut demander la restitution de ses biens.

Une autre voie de contournement est le legs, qui permet de transférer un tiers de ses biens par testament à un héritier. Mais contrairement à la donation, il faut que les autres héritiers acceptent le legs, soit au moment de la rédaction de l’acte, soit en le ratifiant par la suite.

« L'abrogation du système de l'héritage est une abrogation de toute la charia »

- Ahmed ben Mustapha, un salafiste très actif sur la toile

Alors que des cercles progressistes souhaitent saisir l'occasion de la réforme de la Moudawana pour relancer le débat, les prédicateurs salafistes ont multiplié les sorties, et tenté de verrouiller toute délibération.

Ahmed ben Mustapha, un salafiste très actif sur la toile, est allé jusqu'à affirmer que « l'abrogation du système de l'héritage est une abrogation de toute la charia », dans une vidéo initialement publiée en 2017, et de nouveau partagée cette semaine.

« Militer pour l'égalité entre hommes et femmes en matière d'héritage est une rébellion contre la loi divine et un manque de respect envers Dieu », écrivait encore Mohamed Rouki, membre du Conseil supérieur des oulémas, dans un article paru il y a un an, exhumé lors du débat.

Le seul à avoir pris position en faveur d'une réforme du droit successoral musulman est Abou Hafs, ex-prêcheur condamné pour apologie du terrorisme et désormais connu, pour ses avis progressistes. Mais ce dernier est isolé au sein de la communauté des prédicateurs et des théologiens.

Abou Hafs s’est prononcéen faveur d'une réforme du droit successoral musulman mais il se retrouve isolé au sein de la communauté des prédicateurs et des théologiens (MEE/Abou Hafs)

Les appels à reformer l’héritage interviennent dans un contexte propice. En février dernier, le roi Mohammed VI avait incité à réviser la Moudawana (le code de la famille) pour pallier ses « insuffisances révélées par la pratique », dans un message adressé à la conférence des ministres des pays de l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (ISESCO) chargés de l’enfance.

La réforme de l’héritage, considérée comme une pièce maîtresse de cette révision, avait alors été de nouveau discutée, par à-coups.

Investies d’une charge éminemment religieuse, les révisions de la Moudawana ont toujours donné lieu à des débats houleux entre progressistes et conservateurs. Sa codification, entreprise 1957 et 1958, s’était accompagnée d'une rénovation qui, à l'époque, avait été jugée « timorée » comparée à celles entreprises dans d'autres pays arabes. 

Si au lendemain de l'indépendance du Maroc, en 1956, l'édification du corpus juridique du royaume a connu un recul progressif du fiqh (la jurisprudence islamique) au profit du droit positif, le fiqh est resté très présent dans le domaine juridique du statut personnel.

De fait, la Moudawana de 1958 consacrait la pérennité des règles juridiques du rite malékite, et les différentes révisions du code du statut personnel n'ont pas débordé du cadre et des limites du droit musulman classique.

Aujourd’hui, la Moudawana représente l'un des derniers bastions du fiqh dans le droit marocain, ce qui explique en partie l'importance que revêt cette question pour les mouvements conservateurs.

Le roi Mohammed VI annonce une réforme du code de la famille accordant davantage de droits aux femmes, le 10 octobre 2003 au Parlement, à Rabat (AFP)

Pour la chercheuse Faïza Tobich, l'attachement du pouvoir marocain « à la référence musulmane n’était sûrement pas fortuit, il relève d’un choix stratégique qui s’est manifesté une fois l’indépendance du pays acquise. Il fallait en urgence réunir les fractions nationales marocaines berbères et arabes, divisées longtemps pendant la période coloniale au sein d’une même nation, et soumettre celle-ci à une même loi »  écrit-elle dans un ouvrage dédié à la question.

« Pour cela, il fallait commencer par organiser le droit de la famille marocaine musulmane. Le juridique, véhiculant une dimension religieuse, a servi de cette façon de ciment unificateur, entre des personnes ethniquement différentes », selon l'auteure.

Un avis qui semble partagé par l'anthropologue Mohamed Sghir Janjar, pour qui l'adoption de la première version de la Moudawana, entre 1957 et 1958 a été marquée par « la volonté du pouvoir [...] de diffuser une version scripturaire et citadine de la charia et de l’islam en général », a-t-il écrit dans un article paru en 2002.

« Monnaie d'échange »

En effet, pour asseoir la prééminence du droit musulman et d'en généraliser l'application, les tribunaux berbères coutumiers ont été abolis en 1956.

« Le domaine de la famille et l’organisation judiciaire se trouvaient ainsi unifiés » , selon Faïza Tobich, qui estime qu' « en choisissant de ne pas intervenir brusquement dans la matière du statut personnel et de donner aux lectures traditionnelles du droit musulman le primat sur le droit positif, la monarchie marocaine trancha dans le sens de la sacralisation du statut personnel ».

« L’enjeu était de déléguer aux hommes le pouvoir de contrôler les femmes et de mettre en place un État patriarcal »

- Rabea Naciri, avocate

Dans cette optique, la première Moudawana a servi de « monnaie d’échange » dont la monarchie s'est servie « pour asseoir les fonctions juridiques, politiques et économiques du Maroc indépendant et affermir la légitimité du pouvoir [...], l’enjeu était de déléguer aux hommes le pouvoir de contrôler les femmes et de mettre en place un État patriarcal, dont les contours seront affinés par retouches successives et les bases consolidées par étapes », comme l'écrivait l'avocate Rabea Naciri dans un travail de réflexion paru en 2002.

Dans les années 1980, le mouvement féministe marocain a pu, grâce à ses efforts, imposer la question de la réforme du statut personnel dans l'agenda public. Le cahier de doléances des associations féministes incluait un certain nombre de revendications, dont la suppression de la répudiation et de la polygamie, mais, exception notable, n'abordait pas la question de l'égalité dans l'héritage.

Après un débat houleux qui a opposé les oulémas au mouvement féministe, une première réforme de la Moudawana, jugée timide par le mouvement féministe marocain a vu le jour en 1993, suite à un arbitrage du roi Hassan II.

À LIRE : Le Maroc mérite mieux que la nouvelle loi contre les violences faites aux femmes

En mars 1999, un plan d’action pour l’intégration de la femme au développement a été élaboré par Saïd Saadi, secrétaire d’État chargé de la protection sociale, de la famille et de l’enfance. Le volet juridique du plan, qui préconisait une réforme profonde de la Moudawana, a donné lieu à un débat d'une ampleur sans précédent, ainsi qu'à des manifestations en faveur et en opposition au plan.

Ces dernières ont été menées par l'association al-Islah wa tajdid (La réforme et le renouveau, devenue par la suite le Mouvement unicité et réforme), matrice idéologique du Parti de la justice et du développement (PJD). Face à l'ampleur de la contestation, le gouvernement marocain décida d'ajourner la réforme de la Moudawana.

La disparition du roi Hassan II, en juillet 1999, et l'arrivée au pouvoir de Mohammed VI a réactivé les revendications du mouvement féministe.

Abdelilah Benkirane, alors député du PJD, participe à une session du Parlement consacrée à la réforme du code de la famille, en janvier 2005 (AFP)

En 2003, suite à un arbitrage de ce dernier, une réforme conséquente du code du statut personnel a vu le jour, et a été officiellement promulguée en 2004.

Si cette révision, à laquelle ont participé le mouvement féministe, des oulémas et le champ politique, a abouti à une désacralisation de la Moudawana, longtemps considérée comme un domaine réservé des oulémas, elle a néanmoins été l'occasion de réaffirmer l'immuabilité du référentiel religieux du code de la famille, rénové grâce au recours à lijtihad (réflexion que les juristes musulmans entreprennent pour réinterpréter les textes religieux afin de les ajuster aux enjeux modernes). 

En dépit d'importantes avancées, les règles successorales musulmanes ont survécu aux différentes révisions du statut personnel, dont celle de 2004.

Vers une révision ? 

Le mouvement féministe marocain pourra-t-il réitérer la victoire obtenue en 2003, et imposer la réforme de l'héritage dans l'agenda public ?

Tout dépendra de sa capacité à mobiliser autour de la question. Si la pétition lancée en faveur de l'abrogation du ta'sib compte, jusqu'à présent, plus de 4 000 signatures, l’adhésion de la société marocaine aux appels à réformer le droit successoral semble bien loin d’être acquise.

Pour peu représentatif qu’il soit, un micro-trottoir mené par le site d’information Alyaoum24 donne à voir l’image d’une société peu réceptive à ces appels, et peu susceptible d’accepter une révision des lois de l’héritage.

La faisabilité d'une telle réforme dépendra également de l'attitude de la monarchie, des oulémas et des acteurs islamistes.

Il semble peu probable que la monarchie, qui puise sa légitimité du référentiel religieux – le roi est en même temps le Commandeur des croyants – puisse s'affranchir des règles juridiques musulmanes, au risque d'affaiblir sa légitimité. Dans ce sens, son seuil est celui de l'ijtihad, dont la pratique incombe aux oulémas. 

Malgré leur rattachement au ministère des Habous et des Affaires islamiques, l'un des ministères les mieux contrôlés par la monarchie, les oulémas constituent « un corps puissant qui a pesé lourd dans l’orientation conservatrice des réformes, tout en se démarquant du lobby islamiste », et qui compte en son sein « des individualités redoutables », pour reprendre les termes du politologue Mohamed Tozy.

À LIRE : Les salafistes marocains, une voix qui veut compter dans le paysage politique

Quant aux acteurs islamistes, en plus des salafistes et d’al-Adl wal ihsane – un important mouvement islamiste non reconnu par l'État marocain, mais toléré – qui s'opposent clairement à une telle réforme le Parti de la justice et du développement (PJD), qui dirige le gouvernement et qui, hier, incarnait l'opposition à la réforme de la Moudawana, pourrait jouer un rôle fondamental pour faire aboutir et légitimer, ou bloquer une telle réforme. 

De fait, le débat actuel semble mobiliser prédicateurs réputés critiques envers le pouvoir et théologiens exerçant dans les institutions officielles, les opposant aux cercles progressistes, aux activistes et aux collectifs féministes ainsi qu’à une poignée de théologiens engagés pour la cause, mais bien peu nombreux et trop peu influents.

Si ces derniers plaident pour la nécessité d’ajuster les lois au vécu de la société, les premiers mettent en avant l’immuabilité des règles religieuses, et affichent une attitude irrédentiste.

« C’est là tout le problème des féministes d’État, c’est leur manque d’autonomie. Elles attendent que le roi prenne position »

- Une jeune activiste féministe

Comment parvenir à rapprocher les positions des uns et des autres, faute de les concilier ? Prudent, un cadre d’un parti progressiste marocain contacté par Middle East Eye estime qu’« il faut d’abord que la société se saisisse du débat, que l’on dégage l’avis des Marocaines et des Marocains sur la question. Après, on pourrait échanger, trouver des compromis, élaborer un texte de loi. »

Si certains partisans de la réforme du droit successoral semblent avoir le regard rivé sur le Palais, et attendent d’ores et déjà un signe qui conforte leur combat, cette attitude est critiquée par des activistes féministes indépendantes.

« C’est là tout le problème des féministes d’État, c’est leur manque d’autonomie. Elles attendent que le roi prenne position et opère des arbitrages, alors qu’il se conçoit plutôt comme celui qui impulse des réformes qui ensuite, doivent être portées dans le débat public par toutes celles et ceux qui y trouvent un intérêt. Il ne peut s’exposer et intervenir dans toutes les étapes du processus », s’énerve une jeune activiste féministe, pour qui « il est temps de descendre dans l’arène et nous battre pour les droits des femmes ».

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