La Libye pleure le photographe Mohamed ben Khalifa, tué dans des affrontements à Tripoli
Le photographe et cameraman libyen Mohamed ben Khalifa, qui travaillait principalement pour l’agence de presse américaine Associated Press (AP), a été tué par des éclats d’obus d’une roquette alors qu’il couvrait les affrontements entre milices rivales dans le sud de Tripoli, dimanche 20 janvier.
La mort de cet homme de 35 ans, père d’une fillette de 6 mois, a frappé au cœur la petite communauté médiatique en Libye qui, en proie à des difficultés quotidiennes, tente de poursuivre sa mission dans un pays qui éprouve toujours une profonde méfiance envers les journalistes locaux et internationaux et ne leur offre que peu de soutien.
« Mohamed comptait parmi les meilleurs photographes libyens. Totalement dévoué à son travail, il était toujours souriant. Il laisse un grand vide parmi nous », témoigne à Middle East Eyele photographe de l’AFP, Hamza Turkia.
« La Libye et le journalisme ont perdu un grand allié en Mohamed ben Khalifa. C’est une maigre consolation, mais Mohamed laisse un héritage important à sa famille et à la Libye, tant par sa personnalité que par son travail, qui a compté et compte encore »
- Naziha Areb, documentariste libyo-britannique
« Mohamed était un merveilleux exemple de journaliste en Libye. Même dans les circonstances les plus difficiles, il gardait toujours le sourire et tâchait par tous les moyens d’atteindre son but, sans se battre ni se disputer avec personne », poursuit Ahmed Elumami, correspondant de Reuters à MEE. « Il ne se compliquait pas la vie : si on lui disait ‘’non’’, il trouvait une autre façon d’y arriver ».
Journaliste particulièrement prudent, il ne prenait pas de risques inutiles pour couvrir un conflit. Mais ce dimanche-là, malgré son gilet pare-balles, il fut gravement blessé à la tête par des éclats d’obus et décéda pendant son transfert à l’hôpital.
Les combats de la semaine passée – les derniers d’une série d’affrontements violents entre milices dans la capitale et ses environs – ont fait seize morts et 65 blessés parmi les civils.
Dans un pays où autorités et forces de sécurité sont souvent hostiles aux appareils photo, Mohamed était confronté à certains problèmes mais trouvait toujours des solutions de rechange.
« Un jour, nous étions en train de couvrir le débarquement d’un groupe de migrants sur la base navale d’Abou Seita [Tripoli]. Certains gardes nous ont empêchés de prendre des photos pour des raisons inconnues », se souvient Elumami. « Mais Mohamed, avec un calme imperturbable, ne s’est pas interrompu pour autant. Il a souri, m’a regardé, et murmuré à l’oreille : ‘’Si tu veux survivre, tu as intérêt à savoir bosser quoi qu’il arrive’’. Il disait cela parce qu’il gagnait sa vie comme indépendant. Autrement dit, sans travail, pas de salaire en fin de mois. »
Selon Reporters sans frontières (RSF), la liberté de la presse en Libye est en situation critique. Depuis le soulèvement de 2011, dix-huit journalistes ont été tués, 67 ont fui le pays et huit médias locaux se sont délocalisés à l’extérieur de la Libye. Son rapport, publié en 2018, indique que cette année-là, le pays a enregistré de nombreux cas de disparitions, d’enlèvements et de torture de journalistes.
« En Libye, la situation des journalistes et des médias est intenable », soulignait RSF à l’époque. « Le pays subit une hémorragie de journalistes, qui choisissent de s’exiler pour continuer à écrire ou d’arrêter toute activité journalistique, trop dangereuse désormais. »
Sarah Giaziri, directrice du Frontline Freelance Register, défend les journalistes indépendants exposés à des risques, en collectant les informations. « Mohamed était passionné par ses reportages », se souvient-elle, « et il voulait que ses photos racontent la Libye au monde entier. Travailler en Libye est devenu si dangereux que de nombreux journalistes locaux ont quitté leur emploi, voire le pays, mais Mohamed est resté pour continuer son travail ».
Son principal client, AP, sous le feu des critiques
Techniquement, si Mohamed travaillait comme photographe freelance, AP était depuis quatre ans son principal client. L’article initial de l’agence, « Un journaliste indépendant tué lors de nouveaux affrontements en Libye », était tellement minimaliste qu’il suscita l’indignation sur les réseaux sociaux, et fut largement critiqué par les confrères de Mohamed.
Agences de presse et publications grand public se contentent de plus en plus d’une présence minimale ou intermittente de journalistes internationaux sur le terrain, notamment dans les pays instables comme la Libye. Les journalistes locaux comme Mohamed doivent donc de plus en plus combler les vides. Ils fournissent généralement la meilleure matière et la plus immédiate, et prennent souvent les plus gros risques. Pourtant, ces journalistes locaux ne sont guère reconnus, et encore moins quand ils sont blessés ou tués.
« Associated Press est bouleversé par la mort du photographe indépendant Mohamed ben Khalifa. Depuis 2014, il fournissait à AP des photos importantes et percutantes de la Libye. Nos pensées vont à sa famille, en particulier à son épouse et à sa petite fille, à qui nous exprimons nos plus sincères condoléances », ont déclaré dans un communiqué Sally Buzbee, première vice-présidente et rédactrice en chef de l’agence, et Ian Phillips, vice-président de l’actualité internationale. « Apprendre qu’un journaliste est tué faisant son métier est à chaque fois une nouvelle déchirante. AP travaille en étroite collaboration avec ses journalistes, tant indépendants que salariés, et s’efforce d’assurer leur sécurité. »
MEE a contacté AP pour savoir si un soutien financier serait offert à l’épouse de Mohamed, Lamia Jamal Abousahmen, et à leur fillette de 6 mois, Rayan. L’agence n’a pas répondu.
Fathi Khalifa, cousin de Mohamed, décrit le choc éprouvé par la famille en apprenant le décès tel qu’annoncé initialement par l’agence, notant que la plupart des médias internationaux en avaient écrit davantage sur la mort de Mohamed .
« AP a couvert sa mort comme s’il s’agissait d’un banal sujet d’actualité, comme si Mohamed n’appartenait pas à leur média. Comment est-il possible qu’une personne travaille sous l’étiquette d’une agence, se mette en danger pour elle, et que sa mort soit rapportée dans un banal article d’actualité ? », déplore Khalifa.
« Nous espérons qu’il s’agit de leur manière de se montrer professionnel et qu’ils ont l’intention de faire quelque chose de plus. Mais s’ils en restent là, c’est totalement inacceptable. »
« Ici, en Libye, il est presque impossible d’être journaliste indépendant et de vivre en paix, sans problèmes, mais il a persévéré, égal à lui-même, bienveillant et honnête dans tout ce qu’il faisait »
- Fathi Khalifa, cousin
Tard dans la soirée lundi, AP a publié une nécrologie accompagnée d’une rétrospective de son travail.
« Mohamed a incarné le rôle que jouent les journalistes indépendants locaux dans l’écosystème de la collecte d’informations. Sans les journalistes locaux, nous ne saurions pas ce qui se passe sur le terrain, dans des endroits difficiles d’accès comme la Libye », a déclaré Giaziri, du Frontline Freelance Register.
« C’est pourquoi il est vital qu’ils soient soutenus par les médias internationaux qui travaillent avec eux, surtout quand ils sont en danger ; et que soit reconnue leur contribution si, tragiquement comme dans le cas de Mohamed, ils sont tués en accomplissant leur travail. »
Une passion de toute une vie pour la photographie
Mohamed a étudié les beaux-arts et a toujours eu la passion de la photographie – qui s’est épanouie suite au soulèvement de 2011en Lybie contre le dirigeant libyen de longue date, Mouammar Kadhafi. « Sa vie de photographe professionnel a commencé en 2011, mais je me souviens dès son enfance, il était obsédé par l’image, la photographie et les appareils photo », raconte son cousin Fathi Khalifa.
À 35 ans, Mohamed a déjà fourni énormément de travail : il a documenté la descente de la Libye vers le chaos, après 2011, et couvert le pays ces huit dernières années, avec un focus particulier sur le sort des migrants.
« Aucun autre photographe que Mohamed n’a fait le même travail sur les migrants », affirme Khalifa. « Son approche compatissante de la tragédie se sentait dans ses nombreuses photos des migrants décédés, dont les corps s’échouent souvent sur les côtes libyennes. Bien qu’attaché à rendre compte de toute l’horreur de la situation, il disait à ses collègues journalistes combien il tenait à préserver la dignité des morts. »
« En 2012, un groupe formidable de nouveaux talents a émergé en Libye, dont Mohamed, enthousiaste, drôle mais totalement engagé. Il est devenu l’un des photojournalistes les plus en vue en Libye, une gageure, d’autant plus quand on est indépendant, et surtout compte tenu de la situation complexe de la Libye », souligne la documentariste libyo-britannique Naziha Arebi.
« La Libye et le journalisme ont perdu un grand allié en Mohamed ben Khalifa. C’est une maigre consolation, mais Mohamed a laissé un héritage important à sa famille et à la Libye, tant par sa personnalité que par son travail, qui a compté et compte encore. »
Mohamed a beaucoup montré l’interminable chaos politique de la Libye et son enlisement dans une série complexe de conflits civils. Son cousin rappelle aussi son engagement à rendre également compte de toutes les histoires de la Libye, aussi modestes soient-elles, comme par exemple les visites sans fin dans les hôpitaux, les camps de personnes déplacées, les orphelinats, les centres de distribution d’aide, sans négliger les petits événements locaux.
Les cousins ont récemment passé une quinzaine de jours ensemble dans le sud de la Libye, où Mohamed couvrait le festival culturel de la ville saharienne de Ghat.
« Ici, en Libye, il est presque impossible d’être journaliste indépendant et de vivre en paix sans problèmes, mais il a persévéré, toujours égal à lui-même, bienveillant et honnête dans tout ce qu’il faisait », confie Khalifa. « Sa mort est une grande perte, non seulement pour nous, sa famille, mais pour toute la Libye. »
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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