La privatisation de la politique du « tirer pour tuer » par Israël
BETHLÉEM, Cisjordanie occupée – Le chauffeur de taxi Mustafa Abu Ramouz avait déjà vu des Palestiniens se faire tuer par les forces israéliennes au poste de contrôle de Qalandiya avant qu’un frère et une sœur palestiniens ne soient abattus le mois dernier.
Maram Salih Abu Ismail, une jeune femme de 24 ans, enceinte, a été tuée par des gardes privés au check-point le 27 avril dernier avec son frère de 16 ans, Ibrahim Taha, après que Maram aurait jeté un couteau sur un officier de police.
Les deux jeunes se rendaient à Jérusalem quand, selon la police, ils auraient refusé d’obéir aux demandes qu’ils retournent dans la zone piétonnière du check-point après être entrés dans la zone d’accès des véhicules avec l’intention de mener une « attaque terroriste ».
Toutefois, des témoins ont déclaré que Maram n’avait pas de couteau et que les deux Palestiniens ne comprenaient pas les demandes qui leur étaient faites – en hébreu – de faire demi-tour après avoir pénétré dans la mauvaise zone, quelque chose qu’Abu Ramouz dit avoir vu se produire à plusieurs reprises en raison d’une signalisation peu claire.
« Ça s’est passé plusieurs fois devant mes yeux ; des personnes entrent dans la mauvaise zone et l’armée leur demande de faire demi-tour », a-t-il dit à Middle East Eye.
« Les gens font tout le temps demi-tour. Mais cette fois-ci, ils [Maram et Ibrahim] ont été tués, on ne leur a laissé aucune chance. »
Bien qu’un tribunal de Jérusalem ait ordonné une investigation, des analystes ont indiqué à MEE qu’il était peu probable que les prestataires privés responsables de leur mort soient inquiétés.
Le retard bureaucratique au check-point de Qalandiya – comme dans d’autres postes de contrôle privatisés par Israël – rendrait probablement impossible l’identification des responsables, ont-ils ajouté.
Le ministère de la Justice israélien a déclaré à MEE qu’une investigation préliminaire avait révélé qu’il n’y avait pas eu de faute professionnelle de la part de la police, et que donc son département des investigations policières « n’était pas autorisé à s’occuper de l’affaire ».
Il a renvoyé toutes les questions y afférentes à la police, qui, selon le ministère, « procéderait à toutes les procédures ou investigations supplémentaires ».
Alors que le poste de contrôle de Qalandiya tombe sous l’autorité de la police, le porte-parole de la police israélienne Micky Rosenfeld a affirmé « ignorer » qui avait juridiction sur les prestataires de sécurité qui ont abattu Abu Ismail et Taha.
Mustafa Abu Ramouz est chauffeur de taxi depuis 20 ans. Né à Jérusalem, ce Palestinien de 40 ans possède une carte de résidence de Jérusalem et vit depuis qu’il a 4 ans dans le camp de réfugiés de Qalandiya. Situé au nord-ouest de Jérusalem, le camp se trouve désormais coupé de la ville par le mur de séparation d’Israël.
Abu Ramouz passe par le check-point de Qalandiya presque quotidiennement depuis sa création au cours de la seconde Intifada.
« Ça a commencé en 2000 et ça s’est développé lentement. Ils ont commencé par mettre des miradors, des blocs de ciment, et enfin ils ont transformé le check-point en passage frontalier », a-t-il raconté.
Qalandiya fait partie des 34 check-points, dont plusieurs se situent bien à l’intérieur des terres de Cisjordanie, qui ont été transformés en « passages frontaliers » et privatisés entièrement ou partiellement vers la fin du soulèvement en 2005, selon un rapport du groupe de recherche Who Profits.
En raison de sa proximité avec Jérusalem, Qalandiya a rejoint les dix-neuf check-points sur un total de trente-quatre à être placés sous le contrôle de la police. En janvier dernier, il se trouvait en situation de « privatisation partielle ».
Modiin Ezrachi, une entreprise israélienne, est payée par Israël pour fournir des agents à Qalandiya et dans la majorité des autres passages frontaliers partiellement ou totalement privatisés. Aucun membre de la société n’était disponible pour commenter ce rôle.
Par conséquent, ainsi que le fait remarquer Abu Ramouz, à Qalandiya, la police militaire vérifie les documents d’identité et conduit les inspections de sécurité, la police et les agents de police des frontières opèrent le check-point, et des gardes privés sont stationnés – généralement derrière des blocs de béton – en tant que force de protection.
Le porte-parole de la police Micky Rosenfeld a déclaré à MEE qu’à Qalandiya, la police travaille en coordination avec les prestataires de sécurité privés, qui disposent des mêmes pouvoirs que la police.
« Si un incident se produit au check-point, les agents de sécurité peuvent procéder à une arrestation ; ils ont la même autorisation pour le faire », a-t-il dit.
« S’ils n’ont pas le choix et qu’ils doivent ouvrir le feu, ils peuvent effectuer un tir de sommation. S’ils n’ont pas le choix et qu’ils doivent tirer sur un terroriste qui commet une attaque, ils peuvent le faire également. »
Bien que Rosenfeld affirme que les activités des gardes et de la police au check-point sont bien coordonnées, plusieurs rapports consécutifs du contrôleur de l’État d’Israël ont critiqué une coopération jugée inadéquate.
Les critiques, pour leur part, affirment que ce réseau complexe de coordination est une structure intentionnellement ambiguë conçue pour ne pas avoir à prendre ses responsabilités en cas de violation des droits de l’homme.
Des zones grises
Pour le chercheur de l’Université d’Amsterdam Lior Vollinz, qui enquête sur les agents de sécurité privés autour de Jérusalem, l’imbrication d’agences qui a accompagné la privatisation des check-points a intentionnellement créé une zone grise sur le plan juridique.
Ses commentaires ont trouvé un écho auprès de plusieurs autres chercheurs.
Dans un rapport de 2010, le spécialiste en droit israélien Yael Ronen a déclaré : « Certains soutiennent que ces abus sont moins visibles lorsqu’ils sont commis par des agents de sécurité privés parce qu’ils ne sont pas tenus aux mêmes critères de transparence que l’État ».
« D’un point de vue politique, la sous-traitance est bénéfique parce que même si les abus sont exposés, ils sont fréquemment présentés au public comme ayant été perpétrés par quelqu’un d’autre », a ajouté le spécialiste israélien Neve Gordan en évoquant le choix d’Israël de privatiser les postes de contrôle.
L’Association pour les droits civils en Israël a porté plainte à plusieurs reprises contre l’usage de sociétés de sécurité privées à Jérusalem-Est occupée.
L’association affirme que ces prestataires pratiquent une politique discriminatoire envers les Palestiniens et qu’aucun système juridique ne permet de les mettre face à leurs responsabilités.
Privatiser le « tirer pour tuer »
Discutant des décès de Maram Salih Abu Ismail et Ibrahim Taha, Abu Ramouz a insisté sur le fait que la décision des agents de sécurité privés de tuer le frère et la sœur prenait place dans un contexte déjà chargé.
Se référant à dix Palestiniens au moins tués par les forces israéliennes dans la zone de Qalandiya depuis les troubles qui ont éclaté en octobre, Abu Ramouz a mentionné l’usage par Israël de ce que l’ONU et des groupes internationaux de protection des droits de l’homme ont dénommé une politique du « tirer pour tuer » exercée contre les Palestiniens et qui a donné lieu à des « exécutions extrajudiciaires ».
Le groupe israélien de défense des droits B’Tselem a vivement dénoncé l’usage excessif de la violence contre les Palestiniens avec l’aval de l’État israélien, qui depuis longtemps octroie l’immunité aux forces israéliennes qui commettent des abus à leur encontre.
Mustafa Abu Ramouz pense que pour de nombreux Palestiniens, les prestataires de sécurité privés ne sont qu’une autre facette de l’occupation israélienne.
« La plupart des gens ne voit pas une grande différence entre eux... Je veux dire, c’est l’armée israélienne, c’est la police israélienne, c’est un agent de sécurité privé israélien. Mais au final, vous [en tant que Palestinien] êtes un ennemi pour tous, et tous vous maltraitent. »
« Il [le prestataire de sécurité] est uniquement là pour la sécurité du soldat. En Israël, ils n’ont pas de lois pour ces gardes, qui ont le droit de tout faire. »
Traduit de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].