« L’armée ne peut pas remplacer l’école ! » : le retour du service militaire inquiète les Marocains
TANGER, Maroc – Aux abords du lycée Ibn al-Khatib à Tanger, des groupes de lycéens attendent la reprise des cours. Tous parlent du retour du service militaire, objet d’un projet de loi qui sera bientôt débattu par le Parlement. Et chez bon nombre d’entre eux, cela a fait l’effet d’une douche froide.
« J’ai été surpris de la nouvelle », témoigne Omar, 19 ans, qui confie être « absolument contre » à Middle East Eye. Il aurait « préféré que cela fasse l’objet d’un débat populaire. « De plus, le Maroc n’est pas en guerre. Alors pourquoi rétablir le service militaire ? », s’interroge-t-il.
« Dans le nord, nous avons une tradition d’opposants, de refuzniks. Chez nous, l’armée n’est ni bien vue, ni bienvenue. L’an dernier, elle a emprisonné de nombreux manifestants rifains pacifiques. Alors je n’ai aucunement envie de servir sous les drapeaux »
- Nasser, 23 ans, serveur
Dans un café proche de l’établissement, Nasser et Hassan, deux serveurs de 23 et 24 ans, voient aussi d’un mauvais œil ce retour de la circonscription obligatoire. Mais pour d’autres raisons.
« Dans le nord, nous avons une tradition d’opposants, de refuzniks. Nous avons des figures tutélaires : hier Abdelkrim al-Khattabi [figure militaire de la résistance contre l’occupation espagnole et française, et fondateur d’une éphémère République indépendante au début du XXe siècle], aujourd’hui Nasser Zefzafi [leader rifain emprisonné]. Chez nous, l’armée n’est ni bien vue, ni bienvenue. L’an dernier, elle a emprisonné de nombreux manifestants rifains pacifiques. Alors je n’ai aucunement envie de servir sous les drapeaux », prévient Nasser.
Sur la place du Grand Socco, cœur battant de la ville, Mounir, Ayoub et Lahcen voient les heures défiler. Ces jeunes diplômés chômeurs de 23 ans considèrent, eux, le retour du service militaire comme une bonne chose. « Je suis prêt à y aller dès aujourd’hui », confie Mounir à MEE. « On nous inculquera de saines valeurs, l’amour du drapeau, le patriotisme, le sens du devoir et du travail ». Et Ayoub d’ajouter : « Les jeunes désœuvrés seront sauvés de toute déviance criminelle ou extrémiste. »
Aboli en 2006, le service militaire obligatoire pourrait ainsi faire son retour au Maroc fin 2019. Le projet de loi stipule que tous les jeunes de 19 à 25 ans, femmes comprises, seront appelés sous les drapeaux pendant un an.
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La conscription aurait pour objectif, selon le communiqué officiel, d’améliorer « l’intégration dans la vie professionnelle et sociale »des jeunes et de « renforcer le sens de la citoyenneté ». Des exemptions sont prévues en cas d’inaptitude physique, d’études ou pour celles qui élèvent des enfants. Des peines d’un mois à un an de prison sanctionneront ceux refusant de répondre à l’appel.
Les appelés bénéficieraient, au même titre que les militaires, des soins dans les hôpitaux militaires, de la couverture médicale, de l’assurance décès et d’invalidité. Par ailleurs, ils bénéficieraient d’une solde et d’indemnités, exonérées de tout prélèvement fiscal.
« Un échec du système éducatif »
Or la majorité des jeunes, notamment étudiants, ne l’entend pas de cette oreille. À l’instar de Hamza, 24 ans, doctorant en gestion : « Pourquoi maintenant et pourquoi un service obligatoire ? Quelles sont les réelles motivations de l’État ? Je suis davantage pour un service volontaire ou civil ».
Même scepticisme chez Hamid, 25 ans : « La justification de ce retour inopiné du service militaire me paraît nulle. Ce n’est pas ainsi que l’on redonne confiance aux jeunes. » Pour lui, la vérité est ailleurs : « Le retour au service militaire masque un échec patent du système éducatif. Or l’armée ne peut pas remplacer l’école ! »
Si la nouvelle a pris tout le monde de court, elle ne tombe pas du néant. Le rétablissement du service militaire a été annoncé en parallèle d’une réforme de l’éducation, laquelle prévoit de scolariser les enfants à partir de 4 ans, de rendre l’enseignement obligatoire jusqu’à 16 ans et d’instaurer un « nouveau modèle pédagogique » plus performant.
L’État souhaite que ce nouveau système éducatif jugule « la déperdition scolaire », et qu’il garantisse « la pérennisation de l’apprentissage en vue d’éradiquer l’analphabétisme ». Le roi Mohammed VI a lui-même déclaré lors d’un discours prononcé le 20 août : « Nous ne devons plus accepter que notre système éducatif fonctionne comme une machine à fabriquer des légions de chômeurs ».
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L’éducation et l’armée parviendront-elles à sauver une jeunesse aux abois ? Plusieurs rapports ont tiré la sonnette d’alarme à ce sujet. Le dernier en date, celui publié par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) du Maroc, un organisme consultatif officiel, fait état du fossé « vertigineux »séparant les onze millions de jeunes Marocains (de 15 à 34 ans) du reste de la population : décrochage scolaire, chômage, pauvreté, isolement social et sentiment de frustration... Les maux sont multiples et les exutoires inquiétants : risques de délinquance, d’extrémisme religieux ou de départ du pays dans l’espoir d’une vie meilleure.
« La loi vise ces jeunes de 19-25 ans. Précisément ceux qui présentent, selon le Makhzen, une menace pour la stabilité du régime »
- Mohamed Chakir, politologue
Depuis quelques mois, la tendance au hrig (départ de clandestins marocains en Europe) est visiblement repartie à la hausse. Il y a un mois, une jeune étudiante Hayat, a été tuée par les tirs de la Marine royale alors qu’elle tentait de rejoindre clandestinement les côtes espagnoles.
« Le hrig a diminué dans les années 2004-2005 », avance Mohamed Laâbi, militant associatif à Larache, à 60 kilomètres au sud de Tanger. « Notre jeunesse avait retrouvé confiance en son pays. Mais là, on assiste à un vrai désespoir : les jeunes sont au pied du mur, leur horizon est bouché. Beaucoup d’entre eux affluent vers Larache ou Fnideq… Ils sont dans des pensions bon marché et n’attendent qu’une chose : prendre la mer. »
Encadrer une jeunesse devenue incontrôlable
Selon le politologue Mohamed Chakir, une autre lecture est à privilégier. « La question du timing du retour du service militaire est importante. Les jeunes ont été le fer de lance des récentes manifestations dans le Rif, dans l’Oriental ou encore le sud, à Zagora. Aussi pour l’État, réinstaurer le service militaire, c’est vouloir encadrer et canaliser une jeunesse qui lui échappe », explique le spécialiste à MEE. « La loi vise ces jeunes de 19-25 ans. Précisément ceux qui présentent, selon le Makhzen, une menace pour la stabilité du régime ».
Hamid, l’étudiant que nous avons rencontré, abonde dans ce sens : « Les jeunes n’ont plus peur du système. Depuis le Printemps arabe, la parole s’est libérée. Avec ce projet de loi, on a l’impression que l’on veut nous museler et réinstaurer l’endoctrinement. On ne peut plus diriger des sociétés et des peuples comme dans les sociétés 1960 et 1970 ! »
Ce qui pose problème, selon Mohamed Chakir, c’est la « problématique sécuritaire et son soubassement ». « Si le service militaire en soi présente des vertus, il ne peut pallier les manques de l’éducation. Par ailleurs, le fait qu’il ait été annoncé sans le moindre débat pose question », souligne-t-il.
Le service militaire a été instauré au Maroc par décret royal en 1966. Il a été promulgué par Hassan II alors que le Maroc venait d’entrer dans une période d’état d’exception. Des dirigeants de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), considérés comme les meneurs de la fronde, avaient alors été appelés à servir dans la toute première promotion. Une manière de contenir leurs élans contestataires. Initialement d’une durée de dix-huit mois, le service militaire a été réduit en 1999 à douze mois. Peu appliqué, officiellement pour des raisons budgétaires, il avait finalement été aboli en 2006.
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